Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Didier K. Expérience
22 novembre 2020

Pleshka - E.10/23

Pleshka 0

Je remontai l’avenue Mashtots jusqu’à l’opéra dans le noir quasi complet. Heureusement que c’était tout droit. Pendant que je marchais, je repensais à ce que je venais de vivre avec Lisa, Yuri et Haïk : ces gens m’impressionnaient mais ils me faisaient peur. Ils m’impressionnaient parce qu’ils vivaient une vie d’aventures, une vie vraiment pas banale, différente, dans un pays pas facile : je les enviais. Ils me faisaient peur parce qu’il y avait cette histoire de meurtre, qu’il y avait la police au milieu, et que c’était en train de prendre une direction qui ne me plaisait pas du tout. Je n’avais pas envie d’être une victime collatérale, sacrifiée sur l’autel de leurs intérêts.

Margaret m’avait donné une clé pour pouvoir rentrer à l’heure que je voulais sans la déranger : ce qui me permettait aussi de l’éviter… Samvel arriverait vers 10h pour m’emmener faire une visite, il fallait que je dorme pour être en forme. Lui aussi, menait sa troupe comme à la caserne.

Je dormis assez bien, le joint avait fait plus que son effet, même si je n’avais tiré qu’une fois dessus. Margaret vint frapper à ma porte pour être sûre que je n’oubliais pas le rendez-vous. En fait, j’étais en colonie de vacances pour adultes, tout le monde me maternait et après trois jours, je trouvais ça plutôt désagréable… J’abandonnai l’idée de prendre une douche le matin, trop long. Je me lavai sommairement au lavabo, c’était suffisant pour ce que j’allais faire. Le café arménien m’attendait, fumant dans sa tasse, servi dans le salon, où se trouvait Samvel. Margaret était en grande conversation avec lui lorsque j’arrivai. Il se mit presque au garde-à-vous pour me saluer, il me serra la main, ou plutôt me la broya, dans un grand éclat de rire. Voilà, la journée pouvait commencer.

La Lada blanche bien astiquée était garée juste devant l’immeuble. Samvel s’occupait bien de sa voiture, elle était toujours nickel, faut dire aussi que c’était son gagne-pain…

Aujourd’hui, on allait visiter le site du château médiéval d’Amberd dans l’Aragatsotn. Il me proposa également de faire une halte dans un village près du site, où vivait un de ses amis : on prendrait un copieux petit-déj chez lui. Pourquoi pas, dis-je.

A peine étions-nous sortis d’Erevan qu’on tomba sur un contrôle de police, mais cette fois-ci, ils nous stoppèrent net. Samvel resta impassible. Un policier vint à notre rencontre, Samvel baissa la vitre et attendit que celui-ci lui parle. Ils se serrèrent la main, j’en conclu qu’ils se connaissaient, cependant je vis Samvel lui donner deux billets de 1000 drams (soit 5 dollars).

-          Que se passe-t-il ?

-          Tout va bien Daniel djan. C’est un contrôle routier. On en verra d’autres. Ne vous inquiétez pas.

Dans ce pays, me dis-je, les flics faisaient aussi la manche pour s’en sortir. Je commençais à comprendre l’inquiétude de Lisa et Yuri, car ici, rien n’allait de soi, les règles pouvaient changer au gré des gens et du vent.

Depuis que j’étais en Arménie, le temps avait été au beau fixe tous les jours, mais ce jour-là, plus on approcha du mont Aragats, plus ça se gâtait… On tourna vers un village dont la route se transforma en chemin boueux au fur et à mesure qu’on progressait, grâce à la bruine collante qui tombait. Samvel se gara devant une sorte de bungalow en bois et tôles ondulées. J’avais plus la sensation d’être en Irlande ou en Bretagne en hiver, qu’en Asie au printemps.

Dès qu’on fut hors du véhicule, un jeune d’une vingtaine d’années sortit du bungalow et vint nous accueillir. Ils s’embrassèrent chaleureusement. Samvel en profita pour me présenter, tout en précisant que j’étais un touriste français d’origine arménienne mais que je ne parlais pas l’hayeren : ce qui choqua presque le nouveau venu. Il me serra la main amicalement.

-          Comment se fait-il que tu ne parles pas l’hayeren ?

Samvel traduisit la question. Je répondis en anglais.

-          Mes parents sont français et je n’ai pas appris.

-          Oh ! fit-il.

Là, pas besoin de traduction, j’avais compris.

Je n’ai pas su son prénom et je ne savais pas ce qu’on faisait ici. Le jeune gars nous fit entrer dans le bungalow, il y faisait étonnamment chaud : un poêle chauffait, une casserole bouillait dessus, une odeur âcre trainait. A première vue, l’endroit était propre, des bassines en plastique s’empilaient dans l’évier, une table en formica était au centre de la pièce principale, entourée de quatre chaises. De vieux rideaux qui avaient dû être blancs, il y a très longtemps, pendaient aux fenêtres. Il faisait assez sombre, on n’y voyait pas grand-chose. Bon, on était à l’abri et au sec, c’était déjà ça.

Le jeune gars me dévisageait en permanence, j’avais l’air d’être son attraction de l’année. On n’était pourtant qu’à une vingtaine de kilomètres d’Erevan, mais le temps semblait s’être figé. Ses vêtements appartenaient à une autre époque, ses chaussures avaient dû vivre mille aventures sous plusieurs générations. J’avais vu la misère à Erevan, mais là, je voyais la pauvreté, la vraie, la dure, celle qui est sans pitié, celle qui réduit n’importe qui au néant.

Samvel semblait à l’aise partout, rien ne le surprenait. J’étais sans doute encore trop tendre pour ce genre d’endroit et de situation. Il s’assit à la table sans plus de cérémonie ni invitation.

-          On va prendre un vrai petit déjeuner arménien. Vous allez voir ça, Daniel djan. Asseyez-vous donc.

J’obtempérai sans poser de questions, j’en avais assez qui tournaient dans ma tête pour ne pas en rajouter. Donc, c’était là qu’on faisait notre première halte : je m’étais imaginé un village plus pittoresque, plus typique, au lieu d’un simili camp de réfugiés.

Le gars nous servit un bol de madzoune (similaire au fromage blanc), du pain lavach’ frais, et une sorte de thé noir très fort. Samvel ne se fit pas prier, il trempa un bout de pain dans le laitage et le dévora. Je fis de même, c’était délicieux. En fait, le gars faisait lui-même son madzoune, qu’il vendait sur les marchés ou aux touristes qu’on lui amenait… Samvel s’esclaffait à chaque bouchée.

-          Ah ! C’est la classe ! C’est le meilleur madzoune que je connaisse.

Le thé noir était savoureux, il me faudrait un voyage en Turquie pour en boire un d’aussi bonne qualité. J’étais agréablement surpris, c’était simple mais terriblement bon : je remerciai Samvel de m’avoir amené ici, mais cette fois-ci je lui dis que je voulais participer et payer. Il accepta mais m’annonça que c’était déjà fait, il avait donné une liasse de billets dès notre arrivée. Je n’avais qu’un billet de 10 dollars que je lui remis de force, et qu’il prit, bien sûr… Samvel donna une liasse supplémentaire au gars contre des bocaux de madzoune et du lavach’, j’étais satisfait.

Une question me taraudait l’esprit : où faisait-il son fromage ? 

-          Là, dans l’évier ! répondit Samvel.

L’espace d’une seconde, je regrettai de l’avoir absorbé. Aucun contrôle sanitaire, rien qui me prouvait qu’il n’y avait pas de bactéries tueuses, juste une bassine et un linge filtrant. Samvel vit ma tête qui s’inquiétait.

-          Relax, Daniel djan ! En Europe vous êtes trop compliqués. Ici, nos produits sont sains. Nos vaches ne sont jamais malades et elles donnent du bon lait. Vous pouvez boire l’eau du robinet, elle n’est pas polluée non plus. Toute ma famille mange ce madzoune depuis des générations, et personne n’est jamais tombé malade… Si vous êtes un vrai arménien, Daniel djan, pas de problème pour vous.

Samvel aurait pu faire avaler n’importe quelle couleuvre à n’importe qui. Il avait le charme et le tempérament pour qu’on l’écoute et qu’on le suive n’importe où. De toute façon, c’était trop tard, j’en avais mangé et même repris, je m’étais laissé attendrir par ce garçon aux grands yeux noirs et tristes : ça m’apprendra.

Pendant qu’on petit-déjeunait, le crachin continuait son travail de sape de la journée, il ne manquait plus que le vent. Samvel m’avait demandé de mettre un pantalon et une veste car là où on allait aujourd’hui, il ferait un peu plus froid qu’en plaine. En fait, on avait un vrai temps d’hiver, la visite du château d’Amberd s’annonçait mal.

Mais Samvel s’occupait de tout, y compris du climat. Celui-ci changea dès qu’on eut terminé de manger, un vrai miracle. La pluie avait cessé, il ne restait que le vent, mais ça allait. Ce fut le signal pour sortir du bungalow et dire au revoir à notre hôte… Le gars était très content de nous avoir reçus et d’avoir vendu tous ces bocaux. J’avais le sentiment d’avoir fait une bonne action, c’était le principal.

On remonta en voiture, direction le château. Dès le démarrage, on s’embourba. Samvel força le véhicule qui patina quelques secondes, mais finit par rouler dans cette boue. Les Lada sont vraiment tout terrain, du bon matériel. Le village se trouvait à proximité du site, on n’aurait pas à rouler très longtemps.

Le château ressemblait à ces forteresses de chevaliers qu’on voyait dans les films avec Robert Taylor dans les fifties : un décor de carton-pâte, mais plus en ruine quand même. Pendant que je faisais la visite, mon chauffeur essaya de nettoyer les giclées de boue qui avaient encrassé sa voiture. C’était bien de quitter Samvel un moment, il était très prévenant, mais collant, presque étouffant.

La visite ne dura qu’une trentaine de minutes, ce fut suffisant tant pour moi que pour Samvel qui s’était affairé comme un diable pour briquer la carrosserie… On embarqua pour le mont Aragats, point culminant de l’Arménie, à ne pas confondre avec le mont Ararat, qui est bien plus haut mais qui se trouve en Turquie, malheureusement.

Une route en lacet nous emmenait vers le sommet, et plus on montait, plus il faisait froid. On croisait de temps en temps des patrouilles militaires, très peu de civils, donc de touristes. A peu près à mi-chemin, la neige fit son apparition. On resta bloqués un bon moment derrière un chasse-neige qui déblayait la route ; Samvel me dit qu’il pouvait y avoir deux ou trois mètres de neige sur les côtés, été comme hiver. Un brouillard poisseux enveloppa la route et la voiture, on suivit le chasse-neige tous phares allumés jusqu’au sommet. On se gara sur le parking prévu, de toute façon, on ne pouvait pas aller plus loin. On n’y voyait pas à deux mètres devant nous, et je grelottais franchement. A part nous, il n’y avait qu’une autre voiture et une roulotte qui servait de restaurant sur le site. Samvel me pressa pour qu’on y fasse un tour, mais je n’avais plus faim. Il ouvrit la porte quand même et une vague de chaleur nous envahit d’un coup, mêlée à une forte odeur de saucisses grillées : moi qui sortais du petit-déj, j’eus plus de nausée que d’appétit… Il fallut se rendre à l’évidence, on ne pouvait rien faire sur ce site, il faisait froid, on n’y voyait rien, la neige était dense.

Samvel me proposa une autre visite mais je déclinai : le retour sur Erevan s’imposait. On mit d’ailleurs une bonne heure pour redescendre du mont Aragats, on roulait au pas par moment, pour ne pas déraper sur la chaussée glissante… En revanche, la différence de température se fit sentir dès qu’on fut en plaine, il faisait une chaleur lourde, on étouffait dans la voiture.

Samvel essayait par tous les moyens de me recaser une autre visite, mais je n’avais qu’une envie, celle de rester tranquille et seul dans le Parc de la Liberté. Il était gêné, je le voyais bien mais il finit par laisser tomber.

-          Pas de problème, Daniel djan. A demain.

Comme d’habitude, il me déposa sur le trottoir en face de l’opéra, j’eus juste le temps de lui donner ses trente dollars.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2019 - 2020

(Si cette histoire vous a plu, n’oubliez pas de liker. Merci. Retrouvez la communauté des lecteurs sur Facebook, DKalionian BlogImaginaire)

Publicité
Publicité
Commentaires
Didier K. Expérience
Publicité
Archives
Newsletter
12 abonnés
Visiteurs
Depuis la création 21 610
Publicité