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Didier K. Expérience
21 juillet 2021

Bouche-à-nœuds E.10/35

  

Bouche-à-noeuds

La circulation devenait de plus en plus dense à mesure que le temps passait. Notre abribus était idéalement bien placé, à quelques mètres d’un feu tricolore qui nous permettait de haranguer discrètement les conducteurs à l’arrêt, mais il fallait faire vite. Bon, sans avoir l’air de racoler non plus, puisqu’on n’en avait pas le droit. Mais il fallait être au minimum sourd et aveugle pour ne pas comprendre notre manège, surtout qu’on était bien visibles.

Autre petite incongruité : la piste cyclable nous obligeait à nous tenir dessus et à nous situer à découvert entre l’abri et la route, vraiment pas pratique. Coquillette et Gina se mirent d’un côté, Jenny et moi de l’autre, pour ne pas nous gêner.

C’est Jenny qui ouvrit le bal vers minuit, en se faisant son premier client, qu’elle mena sur le parking du Géant Casino. Finalement, c’était presque mieux que sur l’avenue d’Assas. Les voitures défilaient toujours plus nombreuses, et je réussis à en attraper une au feu rouge. Je montai en vitesse et dirigeai mon trophée au même endroit. En deux temps trois mouvements, la confiance était revenue, le service rendu, et l’argent tombait dans notre poche.

Puis, à un moment, Coquillette nous désigna de la main une camionnette qui se garait sur le trottoir, proche des Roms. On distingua clairement les filles africaines en descendre, bien plus jeunes que nous, sexy en diable.

-          Ayé ! C’est celles-là, les karlouchas ! Elles arrivent. Tu vas voir, elles sont michtos*, les gonzesses.

-          Ah ! Et qu’est-ce qu’on doit faire ? dis-je

-          Tu fais gaffe à ton cul parce qu’elles ne vont pas se gêner pour s’en mêler… mais regarde bien qu’est-ce qui faut faire.

Effectivement, elles débarquaient en force non loin de nos copines Roms qui ne se gênèrent pas pour les refouler bruyamment dans leur langue… Ce qu’il y a de bien avec le romani**, c’est que c’est une langue speed dont les mots s’enchainent rapidement, sans temps mort, on dirait une mitraillette de sons, et à trois, elles arrosaient copieusement leur auditoire d’un flot continu. Elles firent sensation, les minettes. Elles avaient bien marqué leur territoire.

Coquillette riait à s’en décrocher la mâchoire, devant un tel spectacle. Les Africaines refluèrent en protestant aussi tapageusement, plus haut sur l’avenue, mais leur présence se fit sentir très vite : le nombre de voitures qui stoppaient diminua subitement à notre niveau, la concurrence était bien réelle. Malheureusement, tous les goûts sont dans la nature : faut juste aimer la nature, c’est tout.

Cependant, Gina, Jenny et moi-même réussîmes tant bien que mal à nous adapter à notre nouvel espace de travail. Aucun incident particulier, sauf peut-être, Jenny qui faillit se faire renverser par un de ces damnés cyclistes. Plus de peur que de mal.

Coquillette nous informa soudain qu’une voiture de police était en vue, et bien en vue, avec le gyrophare allumé, visible depuis la lune, sûrement. Ça nous donnait le temps de courir nous mettre à l’abri dans les rues adjacentes, plus sombres, comme si c’était fait exprès, quoi. La patrouille passa à vitesse légale sans se presser, ses occupants scrutant les trottoirs nonchalamment. Cependant, toutes les filles se cachaient dès qu’elles apercevaient le véhicule.

Bon, c’était comme sur l’avenue d’Assas, pas de stress particulier, les flics ne feraient pas de zèle cette nuit… La patrouille avait agi comme un coup de karcher. Sur l’avenue de Toulouse, le souk avait cédé la place à un calme absolu, comme il se devait la nuit venue. Puis le trafic revint aussi vite que la voiture était passée.

Vers 3h du mat’, les clients se faisant rares, j’eus un petit creux. J’interpelai Coquillette.

-          Tu crois qu’on peut aller au Bar des Sports grignoter un truc ?

-          Ça m’étonnerait qu’il soit encore ouvert. Tu ne sais pas qu’à Montpellier, ça ferme à 2h ? Et comme la patrouille est passée, tu peux être certaine que les keufs auront vérifié que les établissements ont bien fait la fermeture à l’heure prévue. L’amende coûte cher, ma sœur !

Le « ma sœur » lâché en fin de phrase ne m’a pas vraiment plu. J’étais reconnaissante à Coquillette de nous avoir supportées, et ce service en vaudrait un autre, mais il n’était pas question de mélanger les torchons avec les serviettes. Jenny perçut également cette familiarité comme une barrière à ne pas franchir, elle qui était plus qu’indépendante, se méfiait de ce qu’avait dû « négocier » Gina avec Coquillette. Notre travelot semblait en terrain connu avec tout le monde, notamment avec les Roms, mais nous, on comptait bien réintégrer nos pénates très rapidement.

Gina perçut un léger trouble entre Coquillette et moi.

-          Problème ? demanda-t-elle.

-          Peut-être pas avec Coquillette, mais plus sûrement avec toi.

-          E porqué ? s’énerva-t-elle.

-          Tu n’aurais pas « négocié » quelque chose avec ces filles ?

Coquillette commença à s’approcher de nous deux, Jenny fit de même pour s’interposer entre Gina et moi.

-          Si tu leur as « donné » ou « permis » ou « vendu » quelque chose sur l’avenue d’Assas, je t’arracherai la perruque avec les dents et je te couperai définitivement les couilles. C’est compris ?

Jenny ne mouftait pas, mais attendait fermement la réponse. Car si l’avenue d’Assas s’était déplumée de ses filles peu à peu, l’endroit nous satisfaisait pleinement. Avec les années, on était passé d’une centaine à une dizaine, et c’était très bien comme ça.

Je n’obtins que son majeur long et maigre, dressé en guise de réponse. Aucune réplique en provenance de Coquillette non plus. Mauvais signe.

-          Fais bien attention, ma belle, intervint calmement Jenny. T’as pas intérêt à nous la jouer à l’envers, toi ! Moi personne ne m’encule ! Je te préviens.

-          Vo zéte des folles maboules, vo deux-là ! J’vo jure !

Gina se rappela tout d’un coup qu’elle s’appelait Gino en réalité et qu’elle pouvait rouler des épaules pour jouer les bûcherons, comme si sa frêle musculature pouvait nous impressionner, comme s’il pouvait faire barrage de son corps. Soit une sorte de métaphore vivante de la métamorphose des cloportes. Puis il bascula en albanais, nous insulta sûrement dans un flot grimaçant, pour continuer de se rendre plus fort. A cet instant, j’eus envie de lui couper la langue d’un coup de schlass, mais je me mordis la mienne de dépit, je le ferais taire plus tard, quand on serait de retour sur notre sol.

On finissait souvent le service sur les rotules, mises KO par les joints et l’alcool, mais pas cette fois-ci, on était clean toutes les deux. Jenny ne sachant pas si elle pourrait travailler ce soir avait préféré laisser sa vodka-orange à la maison, et moi c’était la police qui m’inquiétait. Donc, on y était allé mollo sur le destroy : l’instinct de survie, peut-être.

*Mignone en langue romanès

**Romani ou romanès = langue parlée par les Roms

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Didier Kalionian "Abribus" instagram (c) 2021

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