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Didier K. Expérience
2 février 2023

Enfin l'Eden - E.2/35

Enfin L'Eden 2

Afrique du Sud, Union Buildings, palais présidentiel, Pretoria, 1991 :

   L’action se situe dans le bureau du tout nouveau président (et dernier président afrikaner), Frederik De Klerk, successeur de Pieter Botha, en présence du général George Meiring, du colonel et médecin-chef Bernaard De Klerk, du capitaine Jordaan Klaverstijn et du colonel Braam De Villiers.

Il est à noter que le président de la république d’Afrique du Sud et son médecin-chef portent tous deux le même patronyme mais n’ont aucun lien de parenté, De Klerk étant un nom des plus communs dans la communauté afrikaner. A part le chef de l’Etat, tous les invités étaient membres du CCB. Le général Meiring qui était surtout le chef des Forces de Défense de l’Afrique du Sud supervisait également ce service. Ce jour-là, seul le général Meiring portait l’uniforme réglementaire, les autres étaient en civil, comme il convenait pour des membres des services secrets.

Nelson Mandela, libéré de sa geôle de la prison de Robben island le 11 février 1990 suite aux pressions de l’opinion publique mondiale, avait fait vaciller l’intraitable république d’Afrique du Sud. Les sanctions économiques initiées par leur ancien allié américain puis par les occidentaux, étranglaient le pays petit à petit. Le monde était en train de changer, et ça commençait dans le bureau du président De Klerk.

-          Messieurs, les minutes de cette réunion ont déjà été rédigées, elles concernent l’achat de matériels et de fournitures diverses pour les services administratifs de l’armée. Je vous demanderai de parapher le document avant de nous séparer.

Tous acquiescèrent sans broncher.

-          Messieurs, vous l’aurez compris, les vraies raisons de notre entrevue doivent rester confidentielles. Je sais que je peux compter sur chacun d’entre vous.

Tous restèrent silencieux mais dodelinèrent du chef. L’heure était grave.

-          Messieurs, le général Meiring ici présent et moi-même, avons décidé de mettre un terme aux actions et à l’existence même du CCB. A partir de cette minute, toutes les actions en cours doivent être suspendues. Cette unité spéciale est dissoute, leurs membres recevront dans les prochains jours leurs nouvelles affectations. Toutes les archives devront être détruites séance tenante, ainsi que tous les prototypes de poisons déjà réalisés. Toutes les recherches doivent être abandonnées et tous les documents relatant ses recherches devront être détruits. Ai-je votre accord ?

Avant que quelqu’un ne réponde, le général Meiring se leva sans un mot, s’empara du téléphone du bureau, composa un numéro sur le cadran. Les autres le regardèrent, consternés, mais personne n’osa s’exclamer. D’ordinaire, le général Meiring n’était pas homme à faire n’importe quoi, il était même connu pour sa rectitude à toute épreuve. Même le président De Klerk était suspendu aux lèvres de son officier supérieur.

-          Meiring à l’appareil. Suspendez toutes les opérations en cours. Rappelez tous vos hommes immédiatement et dites-leur d’attendre mes prochaines instructions. Merci.

Le général reposa brusquement le combiné et retourna s’assoir.

-          Voilà, c’est fait ! ponctua le président.

-          Mais que se passe-t-il ? osa le colonel De Villiers.

-          Messieurs ! Depuis que nous avons libéré Mandela, nous avons entamé des négociations directement avec l’ANC. Des négociations difficiles, mais pas impossibles. Cependant, si nous n’arrivons pas à un compromis, nous serons au bord de la guerre civile. Je vous rassure, nous n’en sommes pas encore là… Cependant si nous arrivons à ce fameux compromis, nous serons saufs, mais le pouvoir risque de changer de mains. Les Etats-Unis ne nous soutiendront plus, sauf si nous abandonnons le régime du développement séparé plus communément appelé apartheid.

-          Mais ! Avec tout votre respect, monsieur le président, reprit De Villiers. Si nous abandonnons l’apartheid, nous serons balayés. Ils sont des millions en face. Comment pourrons-nous résister à ce tsunami noir ?

-          C’est bien là tout le problème. Mais nous avons encore un peu de temps pour nous préparer. Le changement n’est pas pour demain, mais soyez-en sûr, il arrive. Ne nous laissons pas déborder par nos sentiments.

Le président se tourna vers le docteur De Klerk.

-          Pour vous, c’est plus simple : vous resterez à mon service en tant que médecin personnel. Cependant, tous vos travaux devront être détruits. Ai-je votre accord ?

-          Oui monsieur le président, répondit l’interpelé, accablé.

-          Allons, messieurs ! Allons préparer notre avenir, qui, même s’il est incertain, est encore devant nous. Nous avons encore notre destinée entre nos mains, ne perdons pas de temps. Allez donner vos ordres et faites ce qu’on vous a demandé. Merci, ça sera tout.

Les quatre hommes se levèrent péniblement. Le colonel De Villiers avait du mal à résister à la panique. Même s’il masquait ses sentiments, il était sous pression.

Le docteur De Klerk était soucieux également, mais peut-être pas pour les mêmes raisons que les autres. Lui était à l’origine de programmes visant à supprimer physiquement les ennemis de la nation, des procédés ingénieux qui lui avait valu la reconnaissance de ses pairs. Il avait même gravi les échelons dans l’armée pour atteindre le grade de colonel, ce n’était pas rien. Dans ses laboratoires, il avait élaboré des substances dont certaines capables, par exemple, de tuer uniquement en fonction du taux de mélanine dans le corps : les noirs ayant un plus fort taux que les blancs, c’était pratique et terriblement efficace. La plupart de ces substances n’avaient été utilisées que de trop rares fois à son goût, mais tous les tests avaient été concluants… Le docteur De Klerk était dubitatif quant aux raisons de la suppression du CCB, mais ses programmes ne partiraient sûrement pas au feu. De toute façon, il en avait fait des copies, qui dormaient dans un coffre à la banque.

Cependant, ces nouvelles ne lui disaient rien qui vaille : ces négociations avec l’ANC n’avaient pas pour but d’envisager une possible transition vers un pouvoir démocratique, mais bien d’organiser le transfert du pouvoir du Parti nationaliste afrikaners vers l’ANC. La nuance était de taille et pourrait s’avérer mortelle pour certains. Bien sûr, il n’était pas le seul à être compromis, mais il risquait gros. Si ses états de service faisaient de lui un héros sous le régime de l’apartheid, il devenait un criminel, passible de la prison à vie ou de la peine de mort, sous n’importe quel régime démocratique, dont les Etats-Unis étaient le chef de file.

En fait, le président De Klerk espérait sauver les meubles en brandissant le spectre de la guerre civile pour faire plier ses interlocuteurs…

Bernaard De Klerk connaissait bien Nelson Mandela, non qu’il l’eût déjà rencontré, mais il avait dû étudier le personnage pour tenter de l’empoisonner discrètement. En effet, même en prison, le leader de l’ANC était resté incontournable. Un des prédécesseurs du président De Klerk avait eu l’idée saugrenue, à l’époque, de s’en débarrasser. Aujourd’hui, le docteur regrettait amèrement de ne pas en avoir reçu l’ordre.

Mandela était un fin stratège qui analysait chaque situation avec froideur, de la plus anodine à la plus complexe. Du manque de serpillères en cellule, au futur des relations internationales de l’Afrique du Sud. A chaque fois, il forçait à la discussion, car il pensait que celui qui obtenait l’ouverture de négociations avait quasiment gagné. Maintenant, le docteur De Klerk savait que cette théorie fonctionnait terriblement bien. L’effondrement de la Rhodésie blanche en 1981 avait été un sacré avertissement. Désormais le Zimbabwe l’avait remplacée, un véritable désastre économique et social, où les meurtres de fermiers blancs étaient choses courantes. Il en était convaincu, négocier avec Mandela signerait leur inévitable fin. Le président De Klerk se mettait un doigt dans l’œil jusqu’au coude !

Bernaard De Klerk sortit en dernier du bâtiment, toujours plongé dans ses réflexions. Une fois sur le parking, il ne put s’empêcher de lâcher :

-           Mon Dieu ! Ça ne marchera jamais ! Ce fou est en train de saborder le pays pour le donner aux kaffres*. C’est fichu.

Il démarra nerveusement et quitta le complexe présidentiel. Pendant qu’il roulait en direction de Johannesburg, regardant défiler les townships délabrés qui s’étalaient le long de l’autoroute comme autant de foyers de sédition et d’insécurité, une chose lui revint en mémoire : son ex aide de camps, Klaverstijn, savait pour les copies des programmes et des brevets. Désormais, pouvait-il toujours avoir confiance en ses collègues du NIS**? Pas sûr… Les jours heureux de l’Afrique du Sud blanche étaient comptés, le compte à rebours était lancé et peut-être même qu’il tournait déjà à toute allure. Dès lors, il était peut-être en danger, qui sait ! En tant qu’officier, il portait une arme logée dans un holster sous les aisselles, qu’il ne quittait que dans son bureau. Dorénavant, il la garderait en permanence sur lui, jour et nuit s’il le fallait.

Et dès qu’il arriverait dans la caserne qui abritait ses laboratoires secrets, il convoquerait Klaverstijn pour le sonder. En attendant, il fallait qu’il organise la destruction de son outil de travail et qu’il annonce à ses collaborateurs qu’ils étaient tous mutés dans de nouvelles unités. Mauvaise journée.

Il avait envisagé de prendre sa retraite dans la ferme que sa famille possédait depuis des générations au Transvaal, mais c’était désormais compromis… Il était né en 1949, soit un an après l’instauration de l’apartheid, à l’hôpital HF Verwoerd à Pretoria. Il vécut ensuite dans la ferme familiale près de la ville de Pietersburg (aujourd’hui, Polokwané), et y avait fait toutes ses études. D’origine française huguenote par son père et néerlandaise par sa mère, il parlait couramment l’afrikaans, l’anglais et le français, ainsi que, mais plus ou moins bien, un dialecte bantou de sa région natale.

Passionné par l’élaboration de décoctions thérapeutiques, il s’était naturellement orienté vers des études de médecine, C’est pendant son service militaire obligatoire pour tous les jeunes hommes blancs afrikaners ou anglophones, qu’il découvrit sa véritable passion : les poisons.

Très bien noté par ses supérieurs, il intégra une école d’officier, en sortit promu. Repéré par les services secrets qui avaient besoin de ses talents de chimistes, il intégra ensuite une des branches du NIS. Totalement acquis à la cause du peuple afrikaner, il remplit les missions les plus dangereuses, notamment des empoisonnements ciblés de personnalités xhosas, voire zoulous, appartenant à l’ANC ou au parti communiste, ou tout simplement qui ne voulaient plus collaborer avec le gouvernement central. Mais des blancs firent aussi les frais de sa dextérité, surtout ceux qui, se voulant progressistes, avaient adhéré à l’ANC, soit par sympathie soit par militantisme. De toute façon, il ne discutait jamais du bien-fondé des ordres qu’on lui donnait. Ainsi, durant « les années de plomb », la crise cardiaque se répandit comme un virus dans les rangs de l’ANC, décimant les équipes, des simples membres aux dirigeants, jusqu’à ce que le pot aux roses fût découvert : des paquets de cigarettes empoisonnées au cyanure de potassium.

Ces dirty tricks (jeux sournois) amusaient fortement le chimiste qui réussit à transformer en armes mortelles d’innocentes enveloppes à lettres, des timbres, des tournevis, des parapluies, des plaquettes de chocolat, etc., et bien sûr ces fameuses cigarettes au léger goût d’amande. Ce fut justement une légère odeur d’amande qui révéla à l’ANC que ses membres n’étaient pas plus fragiles du cœur que n’importe qui d’autres dans ce pays, car le cyanure sent l’amande. Une fois que l’ANC eut compris, ils se réorganisèrent, firent la chasse aux infiltrés potentiels, ce qui causa certains dégâts dans leurs rangs, mais leur évita d’autres décès inopinés.

Bien évidemment, personne ne découvrit jamais celui qui signait ces plaisanteries mortelles, mais le NIS en était fortement soupçonné.

Bernaard De Klerk ressemblait à un pasteur longiligne avec ses cheveux blonds impeccablement peignés, la raie sur le côté, ses petites lunettes d’écailles, le parfait fonctionnaire zélé, quasiment incolore et inodore, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Il quittait son bureau tous les soirs à 18h, du lundi au vendredi, pour rejoindre sa femme et ses deux enfants à Johannesburg.

Quelles belles années c’était quand il y pensait. Elles semblaient déjà appartenir à un autre monde…

*En afrikaans, terme équivalent à nègre.

**National Intelligence Service. Service secret sud-africain pendant l’apartheid.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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