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Didier K. Expérience
1 décembre 2022

Le Retour de Virgule - Les Circumpolaires 2. E.7/35

Le Retour de Virgule

Karl avait l’air épuisé, ce qui n’était pas très rassurant. En fait, il se méfiait tellement de ce qu’il pourrait dire qu’il s’autocensurait à outrance. J’eus l’idée de les laisser seuls. Ils avaient l’air de bien s’entendre, c’était peut-être le moment que Karl et Julien se rapprochent sans moi.

J’étais dans la cuisine, savourant quelques minutes de solitude et de tranquillité lorsque j’entendis du remue-ménage dans le salon. Un verre avait dû se briser sur le sol. Je me pointai cool avec une serpillère espagnole. Ce soir-là, toutes les corvées étaient pour moi.

Je retrouvai Julien debout, tout rouge et navré. Karl était dans sa chambre à trafiquer je ne sais quoi. Finalement, je ramassai en assurant Julien qu’il n’y avait rien de grave.

-          Okay ! Il faut que je parte. Merci pour votre invitation. A charge de revanche. Je vous dirai ça.

-          Ah bon ? Tu nous laisses. Si c’est à cause du verre, on en a vu d’autres, hein ! … Bah okay alors, à la prochaine.

Julien n’attendrait pas que Karl refasse son apparition pour nous quitter, subitement pressé. Alors que j’allais voir Karl dans sa chambre, on entendit la porte se refermer. Julien était parti.

-          Bon bah, qu’est-ce qui s’est passé ? Il n’est pas parti à cause d’un verre cassé tout de même !

Karl avait l’air désolé.

-          J’en avais marre de l’écouter parler, ça me saoulait grave. Putain ce qu’il est bavard pour un timide ! Alors, je me suis approché de lui, tu vois. Et j’ai essayé de l’embrasser, mais il m’a repoussé brutalement. Crois-moi, j’ai été surpris. D’accord, j’ai peut-être mal agi, je le reconnais, mais me repousser comme ça, il est malade celui-là !

Karl paraissait abasourdi de la réaction de Julien, comme si personne ne devait lui résister, ni jamais rien lui refuser. Cependant, il avait raison sur un point : la réaction de ce garçon me sembla disproportionnée.

-          Ah okay ! Tu t’y es pris comme un manche. Je croyais que les mecs tombaient d’un claquement de doigts avec toi. Manifestement, pas celui-là. T’as pas remarqué comme il avait l’air plus délicat, plus fin, plus cérébral. Tu comprends ?

-          Cérébral, tu parles ! Je te rappelle que ce n’est pas le cerveau qu’on suce ! Une fois au pieu, ils sont tous pareils.

-          Ouais, bah en attendant, tu t’es pris une tôle. T’as plus qu’à te la rouler et à te la mettre sur l’oreille pour la prochaine fois.

-          J’crois que c’est mort avec lui.

-          Mais non ! J’irai lui parler. En plus, c’est un voisin, on ne peut pas rester sur un échec. Surtout avec sa tante, la Marie-Micheline à côté, qui raconte notre vie à tout le monde. On ne va pas se faire la gueule entre nous non plus. T’inquiète, je lui parlerai.

-          Si tu veux !

J’avais l’impression que Karl était aussi déçu qu’un type qui se résignerait à changer de chaussettes parce qu’il y en avait une de trouée. Pas vraiment démoralisé, quoi !

-          En attendant, je vais aller faire un tour au 36. Je me sens trop chaud maintenant, il faut que j’évacue tout ce stress avec un gars sympa. Et je pourrai peut-être faire une coupe ou deux, ça me paiera mes frais sur place.

-          Super ! Mais avant de partir, arrête-moi Mylène Farmer, j’en peux plus.

Bon, je n’avais pas prévu que ça partirait en sucette aussi vite. Du coup, moi qui ne voulais pas materner Karl, je redevenais son grand frère encore une fois. Toutefois, il s’était mal comporté quand même. J’avais beau tourner ça dans ma tête, Karl avait agi comme il le faisait sur les applis ou dans un cruising*. Certaines personnes sont plus sensibles que d’autres, surtout chez les gays. Seulement, rencontrer des mecs était devenu tellement facile que parfois on en oubliait le minimum de politesse et de courtoisie qui s’imposait entre deux personnes qui ne se connaissaient pas. Et Karl n’était pas vraiment à la page des anciennes us et coutumes du monde civilisé.

Karl avait trente ans, était né en 1990, n’avait pas connu l’époque où l’homophobie était la règle partout et la loi en France, voire dans le monde ; carrément trop jeune pour avoir connu et vécu la tragédie du SIDA également. Bien sûr, il en avait entendu parler, il défilait fièrement à chaque Gaypride, mais c’était plus un fantasme de lutte qu’autre chose, et avant tout une fiesta délirante pour lui. Il n’avait même pas eu besoin de faire son coming-out tellement c’était évident pour sa famille et ses amis : il était tellement maniéré qu’on ne pouvait décemment pas le prendre pour un bûcheron, mais il avait clairement profité du changement de mentalité sans lever le petit doigt. En plus, comme il le disait lui-même : il était kuaffeur, soit le cliché des clichés. Il aurait pu être informaticien ou serveur ou prof ou ASH, c’était pareil. On aurait dit que ces métiers nous étaient réservés tellement il y en avait parmi nous qui les exerçaient.

Parfois, Karl me désespérait par son manque de réflexion, mais il était loin d’être méchant, et puis j’étais certain qu’il m’avait dit la vérité car son but ultime était quand même d’amener son invité dans son lit… La surréaction de Julien m’épatait également : c’était une sacrée chochotte. Bizarre pour un psychologue. Bon, ce n’était pas une agression non plus. Ainsi j’étais intrigué, il fallait que j’en sache un peu plus maintenant, histoire de faire la paix avec le voisinage…

Autre leçon pour moi : ne jamais me mêler des affaires des autres. Je le savais, je l’ai même toujours su : on le paye souvent double surtout quand on veut faire son malin car j’avais encouragé cette rencontre. Comme quoi, ceux qui croient manipuler les autres se fourrent un doigt dans l’œil jusqu’au trognon.

Karl s’accommodait de faire des coupes en loucedé finalement, en joignant l’utile à l’agréable au sauna. Sauf que maintenant, on était fâché avec notre voisin du dessous, qui lui-même était fâché avec notre voisine de palier. Sans oublier qu’on avait le syndic et le proprio sur le dos. Bref, j’avais fait plus de dégâts sciemment que Karl, qui faisait tout le temps n’importe quoi car lui se foutait de rester, pas moi. Il fallait réparer et c’était à moi que revenait ce privilège.

Je levai ostensiblement les yeux au plafond, puis les mains, et inspirai profondément :

-          S’il vous plait, faites que j’ai mon appart pour moi tout seul bientôt. Je ferai tout ce que vous voudrez, mais il me faut mon appart, ça urge ! implorai-je.

Bon, je savais que ça ne servait à rien d’implorer les amis imaginaires, mais on ne sait jamais, ça aurait pu marcher. De toute façon, je ne savais plus comment y arriver. Je vivais au jour le jour sans trop me faire d’illusion, et je faisais souvent tout à l’arrache. J’avais même envisagé repartir en région parisienne, mais cette option signerait l’échec et une sérieuse dépression.

Karl avait quitté l’appart sans plus de cérémonie, laissant tout en bordel, mais puisque j’avais la balayette en main, j’en profitai pour tout ranger et nettoyer. Ça au moins, c’était du concret…

Le samedi matin je me levai tardivement car j’étais tout le temps de service l’après-midi, c’était même la journée la plus chargée au club : la seule où je croiserais Joël plus longtemps que les autres jours et où je verrais sûrement Lucas, son pot de colle amoureux. Donc aujourd’hui, serait le jour de ma bonne action vis-à-vis de celui qui était encore mon meilleur ami. Quelle corvée, bordel !

Il ne devait pas être plus de 10h30 et il régnait un calme olympien, on n’entendait pas un bruit, comme si tout l’immeuble retenait sa respiration. Comme c’était bien de vivre avec des gens si bien élevés ! Je n’avais même pas entendu Karl rentrer cette nuit, c’est dire si j’avais dormi profondément, ce qui était plutôt rare. Enfin, le monde me semblait pacifique et serein ce matin-là, et pour cause, Karl était déjà au boulot dans son salon de coiffure je ne sais où, donc loin de moi. Je ne voulais pas savoir où il travaillait. Je savais juste qu’il œuvrait pour une chaine de salons et changeait souvent d’endroits dans Montpellier, mais il était joignable sur Grindr ou sur n’importe quelles autres applis qu’il gardait allumées en permanence, même pas besoin d’avoir son numéro de tel ni d’un GPS pour le suivre à la trace.

A part me faire couler un café, je n’avais rien de spécial à faire ce matin-là, je zonais en pacha. Cependant, on était samedi et dans une semaine pile, l’ultimatum de Lucas prendrait fin. Soit dans un feu d’artifesse, soit dans l’implosion de leur couple, mais quoi qu’il arrive, ça chaufferait pour leur cul.

Tout en buvant mon café, nonchalant en boxer, je me grattais le nombril, je ne pensais à rien en particulier. Bon, n’étant pas bouddhiste non plus, ça m’inquiétait quand même un peu car je ne pouvais pas me laisser aller : j’avais l’impression d’être condamné à être sur le qui-vive en permanence, surtout avec un entourage aussi nuisible.

Le visage de Lucas me revenait de temps en temps à l’esprit, il fallait que je trouve une solution, mais je ne savais absolument pas comment j’allais bien pouvoir aborder le morveux. Celui-là était soupçonneux et pointilleux sur tout, il relevait le moindre détail qui ne lui semblait pas logique dans une discussion, c’était épuisant. En fait, me dis-je, au lieu de lui parler, on devrait plutôt l’attacher à un poteau dans le désert et l’oublier, les vautours s’en chargeraient et Joël en trouverait un autre sur mesure, et tout rentrerait dans l’ordre immuable de l’univers. Ce serait pas mal ça, mais malheureusement, il n’y a pas de désert dans notre région. Je soupirai.

J’étais bien plus troublé par le fait que Julien logeait juste en dessous de nous. Être seulement séparés par un plancher était une bien courte distance pour faire des excuses, mais je devinais que ça prendrait sûrement plus de temps que prévu. En fait, dans la vie, il n’y a jamais rien qui ne se passe comme prévu ni comme il faudrait : c’était aussi chiant que d’avoir une conversation détendue avec Lucas.

*Autre appellation des sexclubs.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2022

Credit photo : "L'Homme au Chien Nu" - Denis Kister (c) 2022

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