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Didier K. Expérience
3 janvier 2024

D'Une Vie, L'Autre (Histoire Complète)

D'une vie, l'autre

« Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle ».

Crédit photo : Didier Kalionian  « Thé à la menthe" © 2020 - 2022

Le Blog Didier Kalionian Expérience © 2022

Didier Kalionian  © 2022

 

« Quand tu auras désappris à espérer, je t’apprendrai à vouloir » - Sénèque.

 

1

 

   Les pots organisés par Jean-Pierre, le patron, se terminaient toujours tard dans la soirée. L’alcool y coulait à flot, et il n’était pas question d’échapper à ce rituel : tout le monde devait boire son verre, voire plus. Il était même mal vu de ne pas célébrer ce qui était considéré par tous les employés, comme la fête nationale de la boite… L’anniversaire de JP se terminait souvent en apothéose : il y en avait toujours un qui dépassait les bornes, pour la plus grande joie des employés qui pouvaient s’en moquer après. Se mettre mal au boulot est plutôt déconseillé et JP adorait épingler la victime de l’année… Véronique y allait accompagnée de Maryse et du gentil Léopold : ils formaient le trio de base qui ne se mélangeait pas aux autres. Ce jour-là, Rachid, qui faisait également parti des conviés, s’invita dans le petit groupe, histoire de faire plus ample connaissance avec tout le monde. Il n’était pas venu les mains vides : une seconde coupe de champagne était prévue pour Véronique. Il la lui donna directement sans se gêner le moins du monde, et s’imposa avec naturel en choquant les deux verres.

La carrure imposante de Rachid fit imploser le trio qui s’éparpilla, au grand dam de Véronique. Elle se sentit bousculée, envahie, enveloppée… Ce jour-là, il sortit le grand jeu. Son plus beau sourire dévoilait une dentition parfaite, des grandes dents carnassières, posées dans une grande bouche, prête à rire fort de tout et à tout dévorer. Elle se sentit tout de suite mal à l’aise et chercha à s’extirper de cette emprise, mais sa maladresse joua contre elle… En voulant s’échapper, elle renversa sa coupe de champagne sur la belle chemise de Rachid. Elle en devint instantanément rouge de confusion. Elle bégaya des excuses à peine audibles. Rachid contenait tant que mal sa gêne : la tache se voyait. Tout le monde avait vu le petit incident, sans gravité non plus, mais il mettait Rachid dans une mauvaise position. Véronique l’aida tant bien que mal à réparer. Elle tapota la tâche avec une serviette : ce qui les fit rire tous les deux. Elle lui tapotait délicatement le pectoral droit : il était bien bâti. Le ridicule de la scène leur sauta aux yeux. Ils étaient ridicules mais ils riaient. Véronique formula des excuses plus sonores mais Rachid les balaya d’une main en récupérant sur un plateau qui passait, deux autres coupes. Ils trinquèrent ensemble et burent, toujours en riant. Personne ne s’intéressait à ces collègues aussi hilares que le reste de l’assemblée, d’ailleurs.

La fête battait son plein. JP était content : lui était saoul depuis longtemps. Il tenait bien l’alcool, mais il préférait boire en compagnie de ses chefs de chantier que des personnels des bureaux. Ils étaient tous au whisky, ils avaient laissé tomber le champagne depuis longtemps… Il avait démarré en bas de l’échelle, et s’il avait bâti son entreprise comme un vrai self made man, il se comportait toujours comme un simple employé. Il était resté d’ailleurs très accessible. Le seul sujet où il ne se laissait jamais faire, c’était l’argent : qu’il rentre ou qu’il sorte, il tenait fermement les cordons de la bourse. Mais pour l’anniversaire de l’entreprise et le sien, il dépensait sans compter.

La nuit était tombée depuis un certain temps, maintenant. Ceux qui étaient encore là, étaient bien éméchés. Et contre toute attente, Véronique en faisait partie, discutant à bâtons rompus avec Rachid.

La musique était forte, elle n’entendit pas son portable sonner, enfoui qu’il était, dans son sac à main. Elle se dandinait plus qu’elle ne dansait : Rachid l’encourageant en tapant dans ses mains. Lui, se déhanchait plutôt et il le faisait bien : imprimant à son bassin un chaloupé plus proche du zouk que du raï… Ils buvaient toujours autant mais ne se souciaient de rien. Véronique finit quand même par regarder sa montre. Elle n’en crut pas ses yeux : 1 heure du matin. Elle prit peur. Comment allait-elle rentrer ? A cette heure-ci, il n’y avait plus de bus ni de trains de banlieue. Rachid, en bon chevalier servant, lui proposa de la raccompagner en voiture. De toute façon, ils ne travaillaient pas le lendemain, elle avait une réelle excuse pour ne pas être rentrée plus tôt. Une fois dans la voiture, les choses se gâtèrent :

-          Oh la la ! Mon mari m’a laissé dix messages, dit-elle paniquée.

-          Ben, ce n’est pas grave. Tu as une excuse. C’était l’anniversaire du patron… Tu le lui avais dit j’espère ?

-          Oui, bien sûr ! … Mais j’aurais dû partir plus tôt.

-          Alors, tout va bien. Véro, ne t’en fais pas. Je témoignerai s’il le faut, dit Rachid, le plus simplement du monde.

Véronique s’aperçut que cette soirée venait indiscutablement de les rapprocher. Non seulement Rachid la tutoyait, mais maintenant, il lui donnait du « Véro ». Personne, à part son mari, ne pouvait se permettre une telle familiarité. Elle se permit de le lui dire, tout en hoquetant : ce qui le fit rire aux éclats. Un rire tonitruant qui la secoua et la fit rire aussi. Puis, dans un geste d’une extraordinaire douceur, il s’approcha d’elle et l’embrassa sur la bouche. Elle se recula dans le siège pour lui échapper. Elle avait l’air choquée mais elle fut bien incapable de prononcer un seul mot. Elle ne savait pas ce qu’il fallait faire ou dire. Elle était un peu hagarde. L’alcool faisait encore faire son effet. Rachid reprit son rapprochement stratégique et sans plus de cérémonie, entreprit de l’embrasser à bouche que veux-tu. Goulument, fiévreusement. Cette fois-ci, elle se laissa faire. Son consentement n’était plus nécessaire : il était acquis.

La vielle Renault Mégane cabossée était toujours garée sur le parking de l’entreprise et n’avaient pas bougé d’un pouce depuis qu’ils s’étaient installés dans la voiture. Heureusement, le parking était quasi désert à cette heure-ci. D’ailleurs, en arrivant, Rachid s’était rangé un peu à l’écart des autres employés…

Il faisait toujours nuit noire.

Véro sentit la fièvre monter au niveau de ses tempes : soudain, elle eut la tête qui bouillait. Il allait se passer quelque chose : elle le savait, c’était désormais, inéluctable… Rachid ne se contentait plus de l’embrasser, il la pelotait carrément. Ses mains couraient le long de son soutien-gorge, lui malaxaient les seins, lui enlevaient sa chemise. Il bascula les sièges en position couchée. Surprise, Véro gloussa : ce qui les fit encore rire. Sans aucun doute, ils étaient à l’unisson de leurs désirs. Il enleva sa chemise, dégageant ses bras musculeux et poilus. Son parfum mélangé à sa sueur sentait fort et enivra la petite Véro. Il baissa son pantalon pendant qu’elle essayait d’enlever sa culotte. Elle ne savait plus ce qu’elle faisait mais elle voulait le faire : elle voulait succomber... La tête embuée par des restes de vapeur d’alcool : non ! elle n’était pas saoule, elle flottait comme dans un halo lumineux.

Rachid la pénétra d’un coup et s’activa sans ménagement pendant cinq bonnes minutes. La position n’était pas facile à tenir dans la voiture, son gabarit se heurtait aux parois, s’accrochait au levier de vitesse, s’emmêlait dans une ceinture de sécurité. Il l’écrasa littéralement. Il jouit rapidement, mais elle était comblée. Elle n’avait jamais ressenti une telle chaleur entre ses jambes : elle aussi avait joui. Il était fort et vigoureux : tout ce qu’elle avait secrètement désiré toute sa vie, réalisa-t-elle.

Il se dégagea difficilement, coincé dans l’habitacle. Il réussit à ouvrir la portière, à sortir pour se rhabiller en espérant que personne n’observait. Il lui tendit une main pour la relever. Elle était débraillée. Elle s’essuya discrètement et rapidement comme elle put, se rajusta maladroitement. Elle était tendue mais calme. Il fallait vraiment qu’elle rentre.

Sur le trajet, elle n’ouvrit pas la bouche jusqu’à l’arrivée devant sa maison où toutes les lumières étaient éteintes. Rachid tenta de l’embrasser une dernière fois mais elle refusa, apeurée. La fête était bien finie.

Elle quitta la voiture sans un mot, sans se retourner. Rachid la suivit du regard un moment, espérant un message, un signe de sa part, mais elle rentra chez elle et referma la porte. Il démarra, alluma une cigarette qu’il coinça entre les dents, enclencha une vitesse et disparut dans la nuit.

Rachid était déçu que cela se termine ainsi mais il fallait relativiser : il était content d’avoir pu tirer un coup avec une des secrétaires du patron. Il en était plutôt fier. Bon, il n’avait pas eu le temps d’enfiler un préservatif mais il n’y avait pas de risque avec ce genre de fille. En fait, il s’en foutait. Elle ne s’était rendu compte de rien, c’était le principal. Ça lui avait plu, il le savait… Lui, était satisfait. Maintenant, il fallait trouver une stratégie pour recommencer. Ce genre de fille coincée en redemande toujours, et ça tombait bien, lui en redemandait déjà. « Lundi, sera une journée décisive pour un quitte ou double », pensa-t-il.

 

2

 

   Michel était dans le salon qui attendait sa femme, prêt à lui faire une scène. Véro n’eut pourtant, aucun mal à trouver une excuse :

-          Non mais t’as vu l’heure ? Pourquoi tu ne répondais pas ? Je me suis inquiété, dit-il fermement.

-          Je n’ai pas entendu sonner le portable, il y avait trop de bruit. Cette fête a duré trop longtemps. J’étais avec JP et impossible de le quitter : il ne me lâchait pas, répondit-elle sur un ton faussement énervé.

Michel avait fait un pas vers elle pour au moins l’embrasser en signe d’apaisement, mais elle recula :

-          Je vais aller me laver un peu. Je sens la cigarette et l’alcool, c’est une horreur… Va te coucher, j’arrive tout de suite, dit-elle en s’éloignant rapidement.

Elle venait de mentir à son mari : c’était la première fois.

Là aussi, l’excuse était toute trouvée pour se débarrasser de l’odeur charnelle de Rachid et de ce qu’il lui avait laissé entre les jambes. Elle ne se sentait pas vraiment souillée, mais un peu coupable.

Dans le lit, elle fit semblant de s’endormir d’un coup, alors que son cerveau était pleinement en action et l’empêchait de trouver le sommeil… Elle se sentait coincée. Comment allait-elle faire lundi matin ? Elle avait réussi à anesthésier les soupçons de Michel. Rachid avait été formel : personne ne les avait vus. Elle espérait maintenant qu’il ne s’en vanterait pas non plus… Mais il y avait une chose que Véronique ne pouvait pas oublier : elle avait joui. Elle ferma les yeux sur ce souvenir.

Le week-end fut compliqué, elle avait du mal à récupérer de la soirée du vendredi, elle somnola quasiment jusqu’au dimanche soir. Ce n’était vraiment pas de son âge. On ne l’y reprendrait plus, se disait-elle.

Cependant, son esprit était embué par des contradictions successives. Un coup elle était heureuse de ce qui s’était passé, un coup elle culpabilisait. Elle n’arrivait pas à choisir entre ce qui lui apparaissait comme bien ou mal… Elle essayait de faire bonne figure devant sa famille, mais son mutisme intriguait même ses enfants, qui d’ordinaire, ne se souciaient que de leurs petits centres d’intérêts. Quant à Michel, il ne vit rien d’extraordinaire, elle était sonnée par cette soirée, c’était tout.

Elle se présenta à l’heure à son bureau en espérant que personne ne la remarquerait aujourd’hui. Mais ce qu’elle remarqua, c’est que ses collègues faisaient réellement comme d’habitude : ils l’ignoraient. Pour une fois, son invisibilité lui servait parfaitement… Léopold s’occupait déjà de l’impeccabilité de sa coiffure. Maryse vint quand même lui apporter un café. Ce lundi démarrait bien pensa-t-elle. Il ne manquait plus que Rachid reste discret et tout rentrerait dans l’ordre. Son écart de vendredi ne serait plus qu’un lointain souvenir : un faux pas dans son monde parfait.

Justement, elle ne vit pas Rachid ce matin-là : il avait dû embaucher de bonne heure. De toute façon, elle ne voulait plus le voir ; voilà, plus elle y réfléchissait et plus elle semblait maitriser la situation.

Tout le monde s’était remis de la fête et l’avait aussi vite oubliée : il valait mieux, du reste… JP, en vrai fêtard se montrait rarement un lendemain de cuite. Heureusement, ses collaborateurs qui avaient l’habitude de ses frasques, tenaient fermement la boite.

Véronique espérait qu’il se souviendrait des efforts qu’elle avait fait, en restant quasiment jusqu’au bout de la soirée. Dans cette entreprise, c’était un critère non négligeable à ajouter à l’excellence de son travail, pour obtenir une augmentation en fin d’année.

En fin d’après-midi, elle commença à s’inquiéter de n’avoir aucune nouvelle de Rachid. Ce n’est pas qu’elle voulait le rencontrer ; au contraire, elle voulait absolument l’éviter et être sûre de pouvoir le faire.

Juste un peu avant de quitter son bureau et l’entreprise, elle tomba nez à nez avec lui :

-          Véro ? Ça va ? On peut se parler ? dit-il, d’une voix calme.

-          Je n’ai pas le temps. Il faut que je parte. Une autre fois, répliqua-t-elle.

Il n’y avait plus personne dans les autres bureaux. Léopold était parti. Rachid n’était pas venu par hasard : il savait ce qu’il faisait.

-          Allons, Véro ! il n’y a plus personne, on est que tous les deux. Relax, quoi !

-          S’il vous plait ! Laissez-moi passer ?

-          Fais pas ta mijaurée, là, hein ! Je ne t’ai pas poussée à venir avec moi dans la voiture. Tu le voulais bien… Je suis sûr que ça t’a plu, hein ?

-          Ce n’est pas la question. Il vaut mieux arrêter ça maintenant : ça ne m’intéresse pas.

-          Ah oui ? et ça ? ça t’intéresse ? dit-il en l’embrassant fiévreusement.

Véronique se sentit soulevée du sol comme par magie : les grosses mains de Rachid la tenaient à bout de bras : fermement, fortement. Puis, il colla ses lèvres sur les siennes, sans oublier de lui mettre la langue dans la bouche. Une langue énorme pour la petite bouche de Véro. Son odeur corporelle était forte en fin de service : elle se sentit légèrement indisposée :

-          Espèce de mufle, lui dit-elle en se dégageant difficilement. Tu n’es vraiment qu’un bœuf mal élevé.

-          Oh ! Sans blague ? Et toi, tu es une sainte nitouche, peut-être ? lança-t-il rigolard.

-          Laisse-moi passer. Je veux rentrer chez moi.

-          Ok ça va ! Pas la peine de s’énerver. Vas-y ! Va-t’en ! Pauvre pimbêche !

Rachid avait lâché le dernier mot avec mépris. Véronique fut touchée : elle baissa les yeux, d’un air triste.

Elle ne bougea pas.

Elle ne savait plus ce qu’elle voulait de toute façon. Le baiser pas si inopportun de Rachid venait de rallumer une bulle d’excitation qu’elle pensait éteinte depuis son mariage. Alors, en la voyant indécise, Rachid tenta une dernière fois de l’embrasser. Véronique se laissa faire, s’abandonna. Elle pleura un peu aussi. Elle voulait culpabiliser mais rien n’y faisait, elle était conquise. Elle vivait l’histoire d’une petite fille qui avait des choses à se reprocher, mais qui aimait se faire gronder.

Tout d’un coup, elle comprenait ce qu’elle avait lu dans les magazines. Elle venait de changer de caste : elle était désormais une femme avec un amant, ce qui impliquait, éventuellement, d’avoir un nouveau comportement… Sans le savoir vraiment, elle devenait complice de Maryse : elle venait de se hisser à son niveau… Bon, Rachid n’était pas vraiment aussi beau que le banquier de Maryse, mais c’était un premier coup d’essai… Oh ! Elle se voyait maintenant en reine de la nuit, en Mata-Hari de banlieue, en croqueuse d’hommes. C’était peut-être un peu trop, mais l’idée germait.

La transformation démarra dès le lendemain, dans sa salle de bain…

 

3

 

   Véronique était une femme discrète, dont la beauté moyenne n’était pas vraiment mise en valeur. Pourquoi faire d’ailleurs ? Elle n’avait jamais eu à plaire qu’à son mari. Aujourd’hui, c’était différent. Elle devinait qu’elle avait un potentiel de séduction non exploité, qu’il fallait qu’elle mette en avant. Ce matin-là, fard à paupières et rouge à lèvres firent leurs apparitions.

Véronique ne se farda pas comme elle l’aurait voulu : elle allait au bureau, pas dans une boite d’échangistes... Si le maquillage était une chose, la garde de robe en était une autre. Ses vêtements stricts ne lui allaient plus : elle ne se voyait plus les porter… Son miroir lui renvoyait l’image d’une vielle fille morne et sans relief ; ce qu’elle n’était plus, pensa-t-elle.

Elle voulait plus de fantaisie : il fallait qu’elle change de style. Décidément, Biba avait raison sur tout. Il fallait qu’elle organise une soirée shopping avec Maryse : Michel ne s’inquièterait de rien s’il savait qu’elles étaient ensemble.

Décidément, Véronique s’en donnait du mal pour plaire à cet homme. Plus elle réfléchissait et plus elle se disait que Rachid commençait à occuper une place dans sa tête. L’idée l’amusait, elle était séduisante, même si elle n’avait aucune chance d’aller quelque part. Était-elle amoureuse ? Et lui ? Pour le moment, elle avait franchi un pas énorme en couchant avec lui : elle n’aurait jamais cru être capable de ça.

En arrivant au bureau, Véronique eut une petite surprise : Léopold était déjà là, occupé à ajuster sa mèche, avant d’ouvrir ses premiers dossiers… Elle vit un petit sachet en papier devant son clavier. Elle s’approcha en le fixant, nerveusement, tout en restant silencieuse. Léopold vint briser ce silence naturellement :

-          Quelqu’un a déposé ce sachet sur ton bureau. Ne me demande pas qui c’est ? je n’en sais rien.

Elle le ramassa prudemment et vit qu’il s’agissait d’un sachet de croissants. Deux croissants au beurre. Elle se doutait bien qui avait fait ce petit cadeau :

-          Tout ce suspens pour des croissants…Véronique, il n’y a pas de quoi s’exciter. On dirait que tu as vu un fantôme ?

-          Oui, c’est vrai, hein !... Tu en veux un ? En tout cas, c’est gentil. Je ne sais pas qui nous a offert ces croissants, mais ça fait plaisir.

-          Nous ? Non, c’est à toi qu’on les a offerts : c’est sur ton bureau, pas sur le mien. J’en veux bien un. Au fait, ça te va bien ce maquillage… Je vais aller chercher un café. Tu en veux un ?

-          Oui merci, dit-elle pensivement.

Elle savait bien que Rachid était le mystérieux livreur de croissants. Elle trouvait l’idée charmante mais dangereuse. Cet imbécile allait tout faire capoter. Il s’emballait vraiment...

Léopold avait remarqué le maquillage, donc ses autres collègues le verraient aussi. C’était un bon point qu’elle s’attribua sans complexe. La journée commençait bien.

A 17h, elle n’avait toujours pas vu Rachid. Aucun de ses collègues n’avaient fait de compliments sur un quelconque changement. Elle en était déçue. Elle passait toujours autant inaperçue. Pire, Maryse n’avait rien vu non plus. Décidément, plus rien n’allait de soi dans son monde.

A la maison, ses enfants ne remarquèrent rien, mais elle en avait l’habitude. Elle aurait pu rentrer avec un sac à patates sur la tête qu’ils ne l’auraient pas vu non plus. Quant à Michel, il se contenta d’un rictus amusé mais ne fit aucun commentaire. Elle avait commencé un timide changement dans son apparence qui ne faisait pas vraiment son effet. Elle continuait d’être incolore et inodore : un quasi fantôme.

Le lendemain matin, elle arriva un peu plus tôt au bureau dans l’espoir de surprendre celui qui déposait les croissants sur le clavier de son ordinateur. Elle ne fut pas déçue du résultat :

-          J’étais sûre que c’était toi, dit-elle en le faisant sursauter.

-          Oui hein ! Je me suis dit que ça te ferait plaisir.

-          Tu veux aussi que tout le monde le sache ? dit-elle nerveusement. Je ne sais pas où tout ça va nous mener, mais j’aimerais qu’on arrête. S’il te plait, Rachid. Est-ce que tu m’écoutes ?

-          Oui Véro, je t’écoute. Il n’y a rien de terrible à offrir des croissants, non ? Arrête un peu ton mytho. Je m’en fous des croissants, en revanche je voudrais qu’on se revoie un soir, tous les deux, pour un diner romantique, un truc comme ça.

-          Mais tu es complètement sonné ma parole ? Comment vais-je dire à mon mari que je sors dîner avec un collègue ?

-          Ben, tu viens de le dire. Tu sors avec un collègue. En tout cas, tu n’as pas dit non.

-          Si, je te dis non.

-          Je passerai ce soir pour avoir ta réponse, dit-il en faisant mine de vouloir l’embrasser.

Rachid quitta Véronique sans effusion et sans se retourner : il le savait, son côté bulldozer agaçait Véronique au plus haut point. Il était encore tôt mais les bureaux commençaient à se remplir ; s’il voulait la revoir, il lui fallait jouer le jeu et rester invisible.

Véronique était sur les nerfs. Elle ne savait plus comment se dépêtrer de ce gros lourdaud. Elle savait qu’elle avait pris un risque inconsidéré, et maintenant, elle allait en payer le prix. Les larmes lui vinrent presqu’aux yeux. Elle renifla, se moucha et alluma son ordinateur : il était temps qu’elle pense à autre chose.

La journée fut stressante. Elle devint obsédée par l’horloge qu’elle ne quittait plus des yeux. Léopold fut surpris par son stress : sa nervosité était réellement inhabituelle. Elle s’attendait à tout moment à voir surgir Rachid.

Elle s’apprêtait à partir quand elle tomba nez à nez avec lui, sous les yeux de Léopold, étonné. Véronique en était rouge de confusion.

-          Bonjour Rachid, que faites-vous ici ? demanda Léopold. Si c’est pour un problème avec votre fiche de paie, vous devez voir ça avec votre chef d’atelier.

-          Ah ! Euh oui ! Excusez-moi de vous embêter, bafouilla-t-il. Je ne savais pas.

Véronique avait pris ses affaires et se dirigeait prestement vers le couloir sans faire attention à Rachid qui baragouinait des excuses à Léopold. Elle appela l’ascenseur, pria intérieurement pour qu’il arrive le plus vite possible. La cabine se présenta en même temps que Rachid, malheureusement :

-          Tu es content de toi ? Je t’avais demandé de rester discret et toi, tu viens dans mon bureau, devant mon chef, faire le beau… Je t’en supplie, laisse-moi tranquille, dit-elle dès que les portes de l’ascenseur furent fermées.

-          J’ai bien le droit de parler avec des gens des bureaux quand même, je ne suis pas une racaille. Et puis, je suis venu voir les comptables, pas toi en particulier. C’est toi qui fais tout une histoire, et si tu continues, c’est toi qui vas attirer les soupçons sur toi.

Là, il avait marqué un point. Véronique se tut le temps de la descente. Il fallait qu’elle réfléchisse un peu plus. Elle s’emballait :

-          Ecoute-moi, dit-il. On va boire un verre quelque part dans le coin et on en discute tranquillement. On laisse tomber le diner. On fera ça une autre fois.

-          D’accord, mais pas longtemps. Juste un verre alors, céda-t-elle.

Elle était pressée de s’éloigner de l’entreprise. Ses joues rouge écarlate trahissaient toujours son humeur. Rachid marchant plus vite, lui montrait le chemin vers le bar le plus proche, pendant qu’elle trottinait derrière lui, ses talons claquant sur le bitume.

 

4

 

   Le bar se remplissait doucement en cette fin d’après-midi. Ils se placèrent en salle : Véronique prit place sur la moelleuse banquette en cuir et Rachid sur une chaise, juste en face d’elle. Ils commandèrent des cafés, plus un calva pour lui :

-          Ça te va bien ce bleu sur tes paupières, dit-il en préambule.

Ce petit compliment désamorça la bombe qu’elle s’apprêtait à sortir. Tout d’un coup, elle n’eut plus de reproche à faire. Elle n’ouvrit la bouche que pour le remercier : comme une petite fille qu’on vient de récompenser d’une sucette pour avoir fait un beau dessin… Rachid se fendit d’un de ses plus beau sourire, celui où toutes ses dents jaunies par le tabac luisaient, encadrées par des lèvres lippues ; gourmandes à souhait :

-          Ne t’inquiète pas. Personne ne saura jamais rien sur nous deux.

-          Il faut qu’on arrête. Rachid, je ne veux pas continuer. J’ai un mari et des enfants.

-          Et alors, moi aussi !

-          Ah bon ?

Elle fut surprise de cet aveu :

-          Oui, mais je ne vis pas avec eux. Je veux dire, avec la mère et mon fils. Je paie une pension quand je peux.

Elle soupira. Elle était quelque peu rassurée :

-          Qu’attends-tu de moi ?

-          Je ne sais pas. Et si je n’attendais rien, par exemple ? Et si on se laissait faire pour voir ? On est des adultes. On peut s’offrir du bon temps et avoir un jardin secret, non ? J’aime bien ton côté « sainte nitouche » élégante, un peu précieuse. Tu m’as plu dès que je t’ai vu. Tu m’as aimanté. Je ne suis pas un dragueur du dimanche. Je n’ai pas quatorze ans non plus. J’ai envie de toi, tu me plais grave, comme jamais une fille m’avait plu avant.

En entendant ses mots, elle avala son café d’un trait : elle paniquait :

-          Tu veux un autre café ? Allez, ça ne te fera pas de mal. Avec un calva, tu vas voir, c’est bon à cette heure-ci. Le café révèle le goût de la pomme. C’est un vrai plaisir, dit-il en hélant le serveur.

Elle but une goutte de café puis un trait de calva. Elle sentit l’alcool descendre au fond de sa gorge et lui bruler l’œsophage. Une larme apparut au coin des yeux. Elle toussa un peu, puis elle reconnut le goût de la pomme qui lui tapissait le palais. Elle eut comme une révélation. Elle n’aurait jamais cru qu’elle pouvait apprendre quelque chose d’un peintre en bâtiment. Elle était surprise. Rachid répondit à son émerveillement par un rire tonitruant. Ils rirent tous les deux.

Les yeux malicieux de Rachid la contemplaient comme un fruit mûr prêt à être cueilli. Elle se sentait désirée et ça lui plaisait. Son petit baratin avait fait mouche. Il n’avait plus qu’à tendre la main pour récolter ce qu’il avait semé, pensa-t-il.

-          Allez ! Dis-moi que je ne te plais pas. Allez ! Dis-moi que tu n’as pas aimé dans la voiture !

-          Ce n’est pas la question. Si, tu me plais bien. Oui, c’était bien, mais il faut qu’on arrête, bafouilla-t-elle.

-          C’est un peu tard, maintenant. Tu as déjà passé un cap. On en n’est plus à se draguer et je sais que tu veux qu’on recommence. Ça se voit dans tes yeux.

-          Ah bon ?

-          Oui, c’est même écrit sur ton visage, affirma-t-il.

Et justement, son visage s’empourpra d’un coup. Elle eut envie de pleurer et de rire en même temps. Mais alors ? Tout le monde devait le voir aussi ?

Rachid manœuvrait cette femme comme à la parade : sa stratégie fonctionnait. Il se sentait comme un chat tapit dans les hautes herbes, surveillant sa proie en silence, ne bougeant que pour avancer. Et maintenant, il avançait, il accélérait même, sa proie allait tomber entre ses griffes. Contre toute attente, Véronique succombait à son charme.

Il lui prit la main, puis la porta à ses lèvres. Il y déposa un délicat baiser qui transporta Véronique vers des hauteurs stratosphériques. Puis, revenue aussi vite sur Terre, elle bondit de son siège, paniqué parce ce qui se passait. Elle scruta la salle, de peur d’y voir une connaissance, mais non, personne ne faisait attention à eux. Rachid la tranquillisa et l’invita à se rassoir. Et c’est ce qu’elle fit. Elle s’était enfin rendue sans condition. Le rendez-vous pouvait se terminer, il n’y avait plus aucune raison de continuer à palabrer… Il lui proposa de la ramener au plus proche, mais pas devant chez elle.

Par chance, il était garé dans la rue et non sur le parking de l’entreprise. A peine avait-elle mis sa ceinture de sécurité, qu’il l’embrassa goulument. Il aurait presque avalé sa bouche et une partie du visage. Elle rit de son empressement : jamais auparavant quelqu’un ne s’était autant appliqué pour la séduire. Elle essuya la salive de Rachid de sa bouche : un vrai baiser gluant. Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’elle aurait un jour un amant, et un Arabe de surcroit :

-          Au fait, j’ai trouvé un autre boulot, mieux payé. Je démissionnerai en fin de semaine. Ça sera plus pratique pour nous voir, entre autres.

-          Ah bon ? Oui, ça sera mieux, en effet, dit-elle après quelques secondes de réflexion.

-          Tu n’en parles à personne. Je te le dis, c’est tout. Maintenant, j’ai confiance en toi.

-          Oui tu peux, bien sûr !

-          On se verra vendredi soir. Je passerai te chercher en sortant du boulot. On ira chez moi. Ce n’est pas très loin de chez toi. Je te ramènerai après.

-          Après ? On fera quoi chez toi ?

-          Devine !

Elle ne put s’empêcher de rougir à nouveau.

Véronique suivait du regard chaque geste qu’il pouvait faire en conduisant. Son corps massif transpirait une sensualité qu’elle n’espérait pas dans cette vie. Elle ne se souvenait plus si elle l’avait un jour désirée ou si elle avait su que ça pouvait provoquer du plaisir rien qu’en y pensant.

Elle s’affaissa dans son siège, un peu sonnée par le calva et cette chaleur qu’elle ressentait dans tout son corps. Rachid la regardait en souriant. Il la déposa à une centaine de mètres de sa maison, puis fila dans la foulée.

Le reste de la semaine fut tranquille pour Véronique. Elle ne vivait que pour ce vendredi soir.

 

5

 

   Rachid vint un matin déposer sa lettre de démission dans le bureau du personnel où se trouvait Maryse, sans adresser le moindre signe à Véronique. Elle en fut presque troublée. Il quitta l’entreprise sur le champ, malgré les protestations de la DRH.

Le lieu de rendez-vous qu’il lui avait donné, était ce bar où elle avait tout accepté. Elle se tenait devant l’entrée, son imperméable sur le dos et sa petite mallette à la main. Elle avait tenté le décolleté plongeant, un brin de maquillage et des hauts talons. Elle s’impatientait. Rachid était en retard. Elle ne savait pas comment se tenir sur le trottoir à l’entrée d’un bar. Elle avait l’impression qu’elle tapinait et que tout le monde l’observait. Ça l’inquiétait.

Enfin, la vieille Mégane arriva en trombe. Il pila, baissa la vitre, lui fit signe de venir. Elle courut. La circulation était dense vers 17h, ce qui expliquait son retard. Elle remarqua qu’il était concentré sur la route : il ne parlait pas. Il ouvrait seulement la bouche pour rouspéter quand les feux étaient trop longs. Il s’excitait sur le volant : elle fut surprise par son comportement. Malgré les bouchons du vendredi soir, ils finirent par arriver dans son quartier.  Ils ne vivaient pas loin l’un de l’autre effectivement, mais elle n’aurait jamais cru qu’elle débarquerait un jour dans une cité HLM plutôt connue pour ses problèmes que pour sa qualité de vie. La banlieue parisienne était devenue un cauchemar pour beaucoup de ses habitants, mais encore plus pour ceux qui vivaient dans la Cité des 5000.

Rachid gara la voiture sur le parking de l’immeuble B1 de cette interminable barre HLM. Le hall d’entrée était sale et peu accueillant, quelques boites aux lettres étaient défoncées. Par chance, l’ascenseur fonctionnait mais il était dans un état de décrépitude qui faisait peur à voir. Véronique ne broncha pas mais elle commençait à se poser des questions. Dans quel traquenard s’était-elle fourrée ? Comment faisait-il pour vivre ici ?

Enfin, ils arrivèrent sains et saufs à l’étage où il habitait. Il déverrouilla trois verrous avant que la porte ne s’ouvre sur un petit appartement propre et bien rangé. Elle fut surprise mais rassurée. Dans la chambre à la décoration inexistante se trouvait un lit et une armoire. Rachid tira les rideaux, une douce pénombre vint envelopper la pièce :

-          Déshabille-toi, on n’a plus que quarante-cinq minutes.

Déjà, l’endroit n’était pas propice au romantisme ; mais l’injonction de Rachid lui révéla qu’il n’était pas vraiment adepte des charmes de la poésie… Véronique sursauta mais s’exécuta. Lui, fut nu en un rien de temps. Ils s’allongèrent ensemble sur le lit. Elle se sentait bien : détendue. Les mains de Rachid lui caressaient, ou plutôt, lui palpaient le corps comme s’il partait à l’exploration d’un nouveau continent, morceau par morceau : elle s’abandonna complètement. Elle était ravie de cette expérience : ça faisait longtemps que les préliminaires avaient disparu de ses relations avec Michel. Puis, ils firent l’amour. Là aussi, réalisa-t-elle, la rudesse dans la voiture, n’avait été que maladresse due aux circonstances. Il était bien plus tendre qu’il n’y paraissait ; ça lui plaisait.

Ils ne s’attardèrent pas ; et lui dit qu’elle avait quelques minutes pour se rafraichir avant qu’il la ramène : Il fallait faire fissa !

Dès qu’elle fut dans la voiture, la réalité reprit ses droits. Elle allait devoir affronter tous les membres de sa famille lors du dîner et paraitre comme d’habitude. Son escapade devait rester un moment sans importance ; un moment dans la semaine écoulé. Cependant, elle avait beau échafauder plusieurs scénarii crédibles, elle doutait de ses capacités à mentir et à jouer la comédie. C’était bien la première fois qu’elle devrait faire ça.

-          Ça va ? Tu as l’air soucieuse ?

-          Ça va ! Je me demandais ce qu’il fallait faire pour que ça ne se voit pas !

-          Pour que ta famille ne voit pas que tu as couché avec moi ? C’est facile : tu ne dis rien. Et si ton mari te demande, tu dis que tu as la migraine. Tu ne changes rien à tes habitudes. Sauf ce soir, tu as mal à la tête. Je dis ça pour toi. Je ne voudrais pas qu’on soit obligé de se séparer tout de suite. On commence seulement à s’amuser.

-          On voit que tu ne connais pas mes enfants. Soit ils ne voient rien, soit ils voient tout. Mais c’est gentil ce que tu viens de me dire.

-          Ils sont comme tout le monde. En rentrant, tu prendras une aspirine : te voir faire ça les calmera, je te l’assure.

Le monde dans lequel vivait Rachid était simple et peuplé d’âmes simples, alors que celui de Véronique était d’un conformisme où tout avait une raison, où tout devait être à sa place. Elle avait déjà menti à son mari la semaine passée, et là, elle s’apprêtait à mentir à ses enfants, c’est-à-dire à tout le monde. Pendant que Rachid fonçait pour la ramener, elle mit dans la balance sa nouvelle expérience : son escapade sexuelle comparée à sa vie habituelle. Bien sûr, elle préférait le calme rassurant de sa famille, mais elle ne voulait pas rejeter ce qu’elle venait de vivre et qui l’avait rendue plus que radieuse.

-          Ne t’inquiète pas bébé. Tout va bien se passer. Pense à l’aspirine en rentrant.

Il la déposa à une centaine de mètres de sa maison. Cependant, avant de quitter la voiture, elle lui demanda quand serait le prochain rendez-vous. Oui, Véronique voulait revoir Rachid pour une nouvelle séance.

-          Tu as mon numéro. Tu m’appelles quand tu veux, dit-il très satisfait. On peut se dire pour vendredi prochain ? Hein, c’est bien ! Même rendez-vous, même heure. Allez, bisous !

Elle regarda partir la voiture avec une nouvelle angoisse qui pointait dans sa poitrine. Elle savait qu’il avait démissionné, elle n’aurait plus aucune chance de le croiser dans les couloirs, sauf que maintenant, elle voulait être sûre de le revoir.

Discrètement, elle s’aspergea de déo et croqua un tic-tac… A la maison, elle passa le test haut la main : personne ne s’était aperçu de son changement de personnalité en cours, même si elle avait l’impression qu’il y avait d’inscrit sur son front, en rouge, un énorme « salope » … Comme d’habitude ses enfants se chamaillaient pour avoir la commande de la télé, tandis que Michel, s’occupait du dîner. Il vint l’embrasser et ne décela rien de particulier. Elle n’eut même pas besoin d’utiliser le stratagème de l’aspirine, qu’elle jugeait un peu ridicule. La soirée se passa comme d’habitude : ennuyeuse mais rassurante.

Pendant qu’elle vaquait à ses occupations, Rachid vint se mêler à ses préoccupations ménagères quotidiennes : il prit même la première place dans ses pensées. Il devait être vraiment malin. En fin de compte, il avait tout organisé pour que tout se passe bien : y compris son retour à la maison. Ce qui voulait peut-être dire qu’il avait l’habitude de ce genre de manipulation. Elle s’inquiéta du mot qui venait d’apparaitre dans sa tête : manipulation. Non, Rachid n’était pas comme ça, pas lui. C’était un rustre séduisant mais pas si intelligent que ça : il aurait une meilleure situation…

Ça ne faisait pas plus de deux heures qu’ils étaient séparés qu’elle avait déjà envie de le voir ou de lui parler. Elle prit la décision de l’appeler. Pour ça, elle s’assura que tout son monde soit bien localisé dans la maison avant de monter s’isoler dans sa chambre :

-          Allo Rachid ? C’est moi, tu vas bien ?

-          Bah oui ! Qu’est-ce qu’il y a bébé ?

-          Rien ! Je voulais te dire…euh, je voulais t’entendre.

-          Ben voilà, tu m’entends…moi aussi, j’ai envie de te revoir, mais va falloir attendre vendredi prochain. Tu pourras tenir jusque-là, bébé ?

-          Je ne sais pas… Oui, bien sûr… Faut que je te laisse. Bisous, à vendredi.

Elle avait entendu des pas qui s’approchaient de la porte de sa chambre, Michel ne devait pas être loin. Elle raccrocha à contre cœur, elle serait restée pendu au bout du fil pendant des heures, rien que pour entendre sa respiration. Elle tremblait. Elle se rendit compte qu’elle était prostrée, assise sur le lit. Drôle de position pour téléphoner. Michel entra sans frapper :

-          Bah alors ? Qu’est-ce que tu fais ? On t’attend pour dîner.

-          Rien, j’ai mal à la tête. Sûrement un coup de froid… Il nous reste de l’aspirine ?

-          Regarde dans la salle de bain. C’est toi qui ranges tout ici.

-          Oh ! ça va, hein ! Je te rappelle que je fais tout dans cette maison. Je suis fatiguée de tout faire, d’ailleurs.

-          Bon, je vois que tu es un peu malade. Pas la peine de s’énerver pour si peu. Tu n’es pas en mesure de discuter. Je te laisse. A tout à l’heure.

-          Oui c’est ça ! laisse-moi... Vous pouvez dîner sans moi. Je débarrasserai et je mettrai le lave-vaisselle en route. Comme d’habitude.

Michel avait rompu la discussion assez rapidement ; ce qui l’arrangeait. Jusqu’à présent, elle acceptait son rôle de bonniche sans discuter, c’était le prix pour avoir ce niveau de vie qu’elle jugeait encore très satisfaisant. Et puis, toutes les femmes de sa famille et ses amies faisaient pareil. Une vie identique qui l’avait rassurée mais le système se fracturait : Rachid avait tout fait exploser. Son corps le réclamait. Il fallait qu’elle se calme. Elle devrait parler à quelqu’un : Maryse était toute indiquée. Une soirée shopping allait avoir lieu dès la semaine prochaine. En attendant, il fallait rétablir le statu quo ante à la maison pour passer un week-end au calme.

 

6

 

   En arrivant au bureau ce lundi, Véronique déposa un post-it sur l’écran de Maryse, lui demandant de la contacter dès son arrivée :

-          Salut mademoiselle, que se passe-t-il ?

-          Salut Maryse. Je voulais te demander si tu pouvais m’accompagner mardi soir après le boulot, pour faire un peu de shopping. Il faut que je change des trucs dans mon look. Serais-tu libre ?

-          Je pense que oui. J’en parle à Patrick ce soir et je te le confirme demain matin.

-          On dinera dehors après. J’adore le resto chinois près du RER. Ça te dit ?

-          D’accord, mais c’est un japonais, enfin, c’est pareil. C’est un bridé.

Les deux femmes se quittèrent satisfaites d’avoir programmée une soirée sympa, entre copines. Véronique savait qu’elle aurait jusqu’au dîner pour lui parler de son secret. Il fallait qu’elle le fasse, elle le sentait, elle ne pouvait plus le garder pour elle. Elle commençait à étouffer.

Le lendemain, Maryse et Véronique se retrouvèrent dans un des centres commerciaux de leur banlieue, où une bonne centaine de boutiques se suivaient les unes derrières les autres, proposant des articles quasi similaires pour femmes modernes désireuses de dépenser beaucoup pour prouver leur soif de modernité…

Maryse fut surprise par les choix de Véronique, ils ne correspondaient pas à ses habitudes : fini les tailleurs stricts et les chaussures plates. Plutôt des jupes courtes, des mi- talons, des chemisiers échancrés et des bas de couleur. Jusqu’à présent, Maryse donnait son avis et Véronique ne le suivait pas, mais là, elle devançait même ses goûts. Où avait-elle compris qu’il fallait qu’elle change ? Un nouveau magazine ? Une émission de télé qu’elle n’avait pas vue ? Sans aucun doute, il y avait de la nouveauté. La soirée promettait d’être intéressante.

Elles s’installèrent au fond de la salle du restaurant, chacune avec ses paquets. Véronique n’avait rien négligé et la carte bleue du couple avait bien chauffé.

-          Tu veux un apéro, Véro ? Moi, je prendrai un whisky coca sans glace, et toi ?

-          La même chose.

-          Tu bois du whisky maintenant ? Fini le doigt de Porto et les petits chichis ?

-          J’ai quelque chose à te dire, et j’ai besoin d’un fortifiant plutôt costaud.

Maryse se tenait sur ses gardes, prête à recevoir un aveu en pleine face, une dénonciation, ou une révélation sur un de leurs collègues. Bref, elle s’attendait à quelque chose de fort :

-          Voilà, je te le dis à toi, parce que je t’aime bien, parce que tu es mon amie depuis longtemps, je sais que tu pourras me comprendre. Pas la peine que je passe par un long discours… Ce n’est pas facile…

Véronique pris son souffle et Maryse retint le sien.

-          Voilà, j’ai un amant.

Maryse, qui buvait une gorgée de whisky, manqua de s’étouffer :

-          Quoi ? Toi ? C’est une blague, non ?

-          Ben, non !

-          Ah ben ça alors ! Si je m’attendais à entendre une pareille chose venant de toi !... Et c’est qui, je le connais ?

-          Oui, bien sûr ! C’est Rachid, le peintre en bâtiment qui a démissionné vendredi dernier.

Alors que Maryse passait pour une femme que peu de choses pouvaient surprendre, elle en resta bouche bée. Quant à Véronique, elle avala son verre, et fit signe qu’elle en voulait un autre.

-          Lui ?  Toussa Maryse… Mais c’est un Arabe ? C’est… Comment est-ce possible ?

-          Je sais bien ce qu’il est, et je m’en fous… Il me plait, c’est tout.

-          Et vous avez…consommé ?

-          Bien évidemment. Tu ne crois tout de même pas que je pourrais te faire cette confidence si on n’était pas déjà loin dans notre relation. Bien sûr qu’on a couché ensemble, plusieurs fois même.

Maryse fit signe au serveur qu’elle voulait un autre whisky. Elle se détendit sur sa chaise, intériorisant la nouvelle. Pas de doute, Véronique disait la vérité… Maryse se mit à rire aux éclats, entrainant Véronique dans sa joie.

-          C’est incroyable, mais c’est génial… Oui, dans un sens, je n’aurais jamais cru que ça pourrait t’arriver, et là, je suis contente pour toi. Après tout, il n’y a pas de mal à se faire du bien.

-          Merci Maryse, je n’en attendais pas moins de toi. Je respire.

-          Et tu penses que ça va durer combien de temps ?

-          C’est là le problème. Je crois que je suis en train de tomber amoureuse. Il est tellement charmant et prévenant. Il n’a pas l’air comme ça mais il est tendre. Au lit, c’est une brute mais j’aime ça. Tu comprends, je n’avais jamais vécu ça auparavant. Il me prend dans tous les sens, il me retourne, il me fourre son gros machin et je ne sais plus où je suis. Avec Michel, quand on fait l’amour, j’ai l’impression d’être dans la salle d’attente des impôts ou de faire les courses chez sa mère.

Maryse éclata de rire :

-          Je n’avais jamais fait une fellation avant, tu me crois ? En fait, j’adore ça, j’adore le sucer. J’adore le sexe avec lui. Il me rend folle.

Maryse était éberluée et amusée par les propos de son amie :

-          Eh ben ! Tu as pensé à Michel ? Que vas-tu faire ?

-          Non, je ne pense pas à Michel en ce moment mais je panique à l’idée d’être découverte. C’est tellement nouveau tout ça. Pourtant, je me sens bien, mais j’ai peur. Je ne sais plus quoi faire. Michel est si gentil avec moi, et en même temps, je m’en fous parce que je m’emmerde aussi avec lui.

-          Même ton langage a changé.

-          Tu comprends Maryse, quand je suis avec Rachid et que je sens son odeur, ses poils, son torse, je deviens folle. J’ai envie de lui tout de suite, plus rien n’existe, les gosses, le boulot, les crédits, plus rien… Et en plus, il en a une grosse. Crois-moi !

Maryse éclata de rire à nouveau :

-          Ouais, c’est bien beau tout ça, mais moi ce qui me gêne, c’est qu’il n’est pas vraiment pour toi, il n’est pas blanc-blanc quoi. Moi, je ne pourrais pas faire ça avec un Arabe. Fais attention à toi. Je sens que tu vas perdre les pédales, non ? C’est encore tout nouveau, tu verras bien dans quelques semaines comment se présentera la situation.

-          Maryse ! Je m’en fous, en fait.

Maryse ajusta sa chaise et prit son air des mauvais jours :

-          Véronique, écoute-moi un peu, s’il te plait. Je ne veux pas te juger, tu fais ce que tu veux. Mais tu es un peu vieille pour jouer les « Juliette », tu ne crois pas ? Que tu t’envoies en l’air de temps en temps, passe encore. Moi aussi, je ne me gêne pas. Je sais que tu le sais parce que tu m’as vue un soir. Je te remercie d’avoir gardé le silence, comme je te remercie de me faire confiance aujourd’hui.

Véronique n’en revenait pas de ce qu’elle entendait : Maryse l’avait vue l’observer et elle n’avait rien dit :

-          Mais même si j’ai un amant de temps en temps, je ne quitterais jamais Patrick. L’aventure d’un soir, pourquoi pas. Tout quitter pour vivre dans l’inconnu, sûrement pas. Fais la fo-folle pendant un moment, mais garde bien les pieds sur Terre. Réfléchis bien. La vie ne pardonne jamais nos erreurs, et à nous les femmes, on ne pardonne pas grand-chose. C’est la première fois que ça t’arrive, n’est-ce pas ? Alors, surtout, n’en tombe pas amoureuse. C’est le conseil que je peux te donner : tu en fais ce que tu veux.

-          Je n’ai jamais dit que j’allais quitter Michel, mais je sens bien que j’ai des sentiments pour Rachid : je l’aime bien, c’est vrai. Tu sais, j’ai déjà été amoureuse dans la vie, j’ai l’impression de revivre un peu les mêmes émois.

-          C’est vrai ? Putain ! T’es dans la merde, ma fille. Tu le revois quand, ton prince des mille et une nuit ?

-          Vendredi prochain. J’ai hâte, je ne tiens plus. Rien que d’y penser, j’en mouille ma culotte.

Elles éclatèrent de rire toutes les deux en même temps. Il n’était plus question de dîner, mais elles commandèrent un troisième whisky-coca. La tête de Véronique commençait à tourner un peu. Elle s’était libérée ce soir, elle était heureuse.

Elle s’étonnait quand même : c’était bien la première fois que sa vie intéressait quelqu’un. Jusqu’à présent, c’était elle qui écoutait les malheurs des autres sans pouvoir s’exprimer sur les siens, qui n’intéressaient jamais ses interlocuteurs. C’était toujours une discussion à sens unique, surtout avec Maryse. Cette fois-ci, elle avait le sentiment qu’elle était sur le chemin de la reconnaissance. Enfin, son histoire avec Rachid allait la révéler à tous. Le whisky lui faisait tourner la tête, elle commençait à divaguer un peu ; mais elle se sentait tellement fière d’elle. A ce moment précis, elle sut qu’elle existait pour elle-même. Enfin !

 

7

 

   Le lendemain, Véronique s’afficha au bureau avec son nouveau look qui fit un effet bœuf. Tout le monde se retournait sur son passage. Les compliments fusaient de partout, y compris de son chef Léopold qui daignait de temps en temps lever les yeux de son écran ou de son miroir pour lui parler.

Tout allait bien, si ce n’était qu’elle était encore passée inaperçue auprès de ses enfants. Michel avait souri en la voyant s’apprêter, un petit rictus qui l’avait presque vexée. Elle faisait des efforts pour tout le monde, pas seulement pour plaire à Rachid, quoique si, un peu quand même. Ce matin-là, elle allait préparer le petit-déjeuner familial comme d’habitude, enfin, presque comme d’habitude ; elle se contenta de presser le bouton de la cafetière électrique, puis s’en alla chercher son sac. Ils étaient bien assez grands pour se servir tout seuls et faire leurs vaisselles. Elle n’avait plus le temps de faire la boniche.

Enfin, elle décidait de ce qui était bien pour elle ! Bon, pour l’instant, il s’agissait seulement de ne plus mettre en route le lave-vaisselle ou de faire les lits des ados, mais c’était un début. L’émancipation aurait dû commencer par-là, or, elle avait démarré par une coucherie sauvage dans une vieille Mégane, avec un peintre en bâtiment dont elle était en train de tomber amoureuse. On ne pouvait pas faire mieux, mais on pouvait sûrement faire pire. Pour Véronique, c’est une petite révolution qui pointait à l’horizon.

En quelques jours, la maison ne ressemblait plus à rien, sauf à un chantier. Il fallut ces quelques jours pour que Michel se décide à intervenir :

-          Véro ? Pourquoi c’est le bordel dans la maison ? Qu’est-ce qui se passe encore ?

-          Encore ? Mais il ne se passe rien, justement. Vous n’en avez pas marre que je fasse tout ici ? Moi oui, j’en ai marre. Donc, je ne fais plus rien. Ça vous forcera peut-être à vous remuer.

Véronique essayait de se contenir. Déjà, des larmes se massaient aux coins de ses yeux, prêtes à surgir. Sa voix chevrota :

-          Moi aussi, je travaille toute la journée et quand je rentre, je dois m’occuper de tout le monde. Le linge, la vaisselle, le ménage, c’est toujours pour moi. J’en ai ras le bol.

-          Oh ! ça va avec ton féminisme à deux balles. Faut pas charrier non plus. Je m’occupe des mômes autant que toi, et je fais le dîner. Mon boulot me prend la tête, le soir j’ai besoin de détente, pas de faire le ménage.

Pauline et Calvin assistaient à la scène sans broncher. Leur mère s’adressa à eux calmement.

-          Moi aussi, j’ai besoin de me détendre, donc maintenant, vous vous occuperez de vos machines à laver et de vos lits, et du petit déjeuner.

En guise de réponse, ils haussèrent les épaules et s’en allèrent regarder la télé.

Michel ne répondit pas non plus. Il préféra arrêter la discussion pour se réfugier dans la cuisine et préparer le dîner, laissant Véronique à son soliloque.

Véronique enrageait de n’avoir pas pu obtenir ce qu’elle voulait. Elle pleura de dépit, discrètement, sans faire de bruit. Comptait-elle si peu pour qu’on l’écoute si mal ? Elle sentait pourtant qu’elle ne s’y prenait pas comme il aurait fallu.

Mais, obtenir gain de cause, et de ce fait, apaiser les choses, était-ce bien ce qu’elle voulait ?

Rachid devenait de plus en plus prévenant et pressant. De semaine en semaine, les rendez-vous s’étaient rapprochés : ils se voyaient le mardi soir et le vendredi soir, désormais. Lui, voulait la voir tous les soirs mais ce n’était pas possible. Véronique se sentait un peu prisonnière de ses volontés, mais elle finissait par accepter tout ce qu’il demandait. Elle résistait, elle minaudait, elle succombait, elle jouissait. Elle s’amusait follement.

Véronique avait trouvé une astuce : elle s’était inscrite dans une salle de remise en forme : celle où Maryse était inscrite également. Elle n’y allait jamais, mais ça lui ferait un bon alibi, au cas où… Ils dînaient rapidement dans un petit restaurant de quartier où Rachid réglait toujours l’addition, puis ils filaient chez lui, ensuite. Véronique était aux anges. Elle adorait sa nouvelle vie.

Quand elle rentrait de ses escapades, elle retrouvait la maison plus ou moins bien rangée, mais ce n’était plus son problème. De plus, comme elle était vannée par le « sport », elle n’avait pas vraiment envie de faire du ménage, ensuite… Michel trouvait bien qu’elle fasse un peu de remise en forme, ça lui changeait les idées et ça la rendait moins agressive.

Lors d’une de leurs « séances de remise en forme », disait-il. Rachid avoua qu’il était tombé amoureux. Sur le coup, Véronique en fut ravie, mais elle repensa à ce que Maryse lui avait dit : « n’en tombe pas amoureuse ! » Trop tard, elle avait crié un « je t’aime » au moment où Rachid avait joui, répondant en écho à son aveu.

Elle décida de lui parler au sortir de la douche.

-          Tu n’étais pas sérieux tout à l’heure quand tu m’as dit que tu m’aimais ?

-          Bien sûr que si ! Ce n’est pas une chose que j’ai l’habitude de dire. Je n’ai pas peur de grand-chose dans la vie, mais ça, je ne le dis jamais, sauf si je suis sûr de moi. Pourquoi, tu n’es pas bien avec moi ?

-          Ce n’est pas la question. Je suis mariée, j’ai des enfants, une maison, une vie. Tu le savais depuis le départ. Nous deux, c’est pour s’amuser, non ?

-          Non ! Pas seulement. D’ailleurs, tu m’as dit « je t’aime » tout à l’heure, non ? Toi aussi, tu me veux.

-          C’était dans le feu de l’action, je ne savais plus ce que je faisais. J’étais bien et voilà, c’est sorti.

-          Parfait ! Donc, on s’aime et on se veut.

Rachid sentit qu’elle commençait à prendre peur :

-          Ne t’inquiète pas, bébé ! Je ne te forcerai pas à m’aimer ou à vivre avec moi. On fera comme tu voudras, mais j’ai grave envie d’être avec toi.

Pendant qu’il parlait, il s’attela à la confection d’un joint. C’était la première fois qu’il en roulait un devant elle.

-          Viens, on va fumer un peu, tu vas voir, ça va te détendre.

-          Je ne fume pas. Je n’aime pas la drogue.

Il rit :

-          Ce n’est pas de la drogue, c’est de l’herbe, c’est bon pour la santé, ça fait réfléchir.

Il l’alluma, tira une latte et l’odeur enveloppa toute la chambre d’un coup. Il tendit le joint à Véronique qui fit mine de le refuser. Il insista. Elle inspira une fois, trop fort., puis relâcha la fumée dans une quinte de toux carabinée. Véronique sentit que l’effet lui montait à la tête en quelques secondes. Elle eut envie de vomir. Alors, Rachid la prit dans ses bras et entreprit de la calmer. Il lui caressa les cheveux et l’embrassa tendrement dans le cou. Elle s’allongea, posa la tête sur son torse. Puis, il lui murmura des « je t’aime bébé » à l’oreille tout en continuant à la caresser. Il tournait la tête de temps en temps pour tirer sur le joint, rejetant la fumée vers la fenêtre… Véronique était bien, elle se reposait entre ses bras vigoureux, tous les deux sur le lit. Elle tenta le joint à nouveau, en tirant moins fortement que la première fois : elle en apprécia l’effet. Elle commença de répondre à ses murmures par des susurrements du bout de ses lèvres boudeuses : « moi aussi je t’aime Rachid ». Fumer de l’herbe après l’amour était une sacrée découverte…

-          Il serait peut-être temps de rentrer, tu ne crois pas ?

-          Ah oui ! c’est vrai. Qu’est-ce que je vais me faire chier chez moi ?

 

8

 

   Rachid la poussa à s’habiller et à s’activer. Le joint avait fait effet, elle dormait debout, elle était toute molle :

-          On se revoit dans deux petits jours, bébé.

-          Oui, mais entre-temps, mon mari voudra faire l’amour, et je ne pourrai même pas penser à toi. Comparé à toi, il est nul. Il en a une petite de franchouillard qui ne me fait jamais rien. Heureusement qu’en dix minutes c’est fini… Je préfère encore faire la vaisselle !

Elle rit de son audace et de cette insolence inhabituelle. Ses gestes étaient encore lents, Rachid s’impatientait :

-          Toi au moins, t’es un homme qui me fait du bien.

-          Ok bébé ! Grouille-toi un peu là, tu vas être en retard pour ta vaisselle justement.

-          T’es méchant.

-          Grouille je te dis ! Yallah fissa !

Sa Renault Mégane déglinguée passait presque inaperçue dans la cité mais c’était tout le contraire dans le lotissement pavillonnaire petit-bourgeois. Le pot d’échappement troué faisait un boucan d’enfer : difficile de faire moins discret.

Pourtant, désormais, quand ils se quittaient, Rachid et Véro s’embrassaient sans retenue dans la voiture. A ce moment-là, elle aurait voulu crier au monde qu’elle aimait Rachid, cet Arabe qui la faisait jouir et qui la rendait fière, mais à la place, elle quittait le véhicule en catimini, en espérant que personne ne la remarquerait… Dans la rue, sa fierté s’évanouissait. En trottant vers sa maison sans se retourner, elle ne voyait pas Rachid qui la dépassait ensuite, dans son bolide cabossé.

Cette fois-ci, elle eut un doute en rentrant à la maison. Son manteau sentait le joint. Il fallait qu’elle se débarrasse tout de suite de ses vêtements… Elle descendit au garage où se trouvait la machine à laver, y déposa ses affaires de sport – pourtant propres – se déshabilla autant qu’elle put sans que ça paraisse louche, au cas où elle serait surprise… Elle s’aperçut que le tambour était vide, donc la machine avait tourné, le linge devait sécher sur la corde, dans le jardin. Pendant qu’elle s’envoyait en l’air, la petite famille essayait de se faire oublier en faisant les tâches ménagères… Elle remonta discrètement jusqu’à sa chambre pour finir de se changer. Elle s’inquiéta qu’il n’y eût aucun bruit dans la maison : ce silence n’était pas vraiment habituel, surtout quand on a des enfants…

Dans la cuisine, elle trouva un post-it sur la porte de frigo « On est tous au Macdo, à tout à l’heure, bisous Michel ».

Puisqu’ils étaient tous partis, elle en profita pour aller se coucher. Elle verrait bien si le linge qui séchait dehors serait rentré. Elle s’endormit seule dans le grand lit conjugal, rêveuse, apaisée.

Elle ne se rendit même pas compte que Michel s’était couché : sa séance avec Rachid, plus le joint, l’avaient cassé. Heureusement, son réveil sonna, sinon elle était bien partie pour faire la grasse-matinée.

Le lendemain matin, Michel ne desserra pas les dents tout le temps qu’il mit à se préparer. Elle remarqua la tension mais fit comme si tout allait bien. Elle se hâta de prendre sa douche puis se dirigea vers la cuisine pour prendre son café. Il n’était pas fait. Oh ! Elle comprit de suite ce qui se passait. Cela faisait des jours qu’ils accomplissaient leurs parts de travaux ménagers, mais elle continuait de lever le pied. Elle savoura cette petite victoire sur le quotidien. Elle consentit tout de même à mettre en route la cafetière… Les enfants continuaient de vivre leur vie en semi-autonomie, et surtout en version « j’m’en fous de tout » : ils ne remarquaient rien d’anormal dans leur vie de tous jours, seul leur père faisait la tête.

Elle se servit une tasse de café sous son regard furieux :

-          Ça va durer encore longtemps, ton petit cinéma de princesse ?

-          Tu trouves que mettre en route la machine à laver une fois par semaine et étendre le linge, c’est suffisant pour toi ? C’est gentil mais c’est encore moi qui vais le ranger, le plier, et le repasser. Vous n’avez fait que m’avancer le travail, mais le plus dur reste à faire.

-          Qu’est-ce que tu veux ? Tu veux une bonniche à domicile ? T’es tombé sur la tête ou quoi ? C’est encore Maryse qui t’a pourri le cerveau ?

-          Je veux de l’équité, c’est tout. Les enfants commencent à être grands, j’ai envie de souffler. J’en ai marre de vivre la vie de ma mère et celle que ta mère a vécue, aussi. Ce n’est pas si sorcier à comprendre.

-          Super ! Tu vis dans un film, ma parole. Il va être temps d’atterrir. Je te préviens que ce petit jeu commence sérieusement à m’énerver.  

Voyant qu’il n’arrivait pas à la déstabiliser, il monta d’un cran dans les reproches :

-          J’ai vu les comptes aussi, tu as utilisé la carte bleue pour t’acheter des fringues. Tu commences sérieusement à dépasser les bornes.

Elle haussa le ton sans le vouloir :

-          Ah oui ? Et tu comptes faire quoi ? Me frapper ? Me séquestrer ? Tu veux que je m’habille en burqa pendant que tu y es, non ?

Michel préféra quitter les lieux car la colère l’envahissait réellement : il valait mieux mettre de la distance entre eux. Cette histoire lui tapait sur le système. Inutile pourtant de s’appesantir sur ce genre de problèmes, qui rentreraient dans l’ordre quoi qu’il arrive. Il était temps qu’il parte rejoindre le boulot.

 

9

 

   Véronique avait tenu tête effrontément à Michel. Elle savait que si elle lâchait, elle perdrait définitivement le peu qu’elle venait de gagner. Un retour au bagne ménager signifierait moins de temps pour Rachid, une fatigue pesante qui lui soufflerait de l’abandonner : elle ne pouvait plus envisager un retour en arrière une seule seconde. Elle ne savait pas où pouvait l’emmener son histoire, mais elle s’amusait tellement qu’elle se voyait bien continuer encore longtemps…

En revanche, démarrer la matinée par une engueulade n’augurait rien de bon pour le reste de la journée.

Au bureau, elle décida qu’il était temps de procéder à quelques changements. Elle ne prenait jamais ses pauses, préférant s’avancer dans son travail plutôt que de perdre du temps devant la machine à café. Léopold avait été le plus malin des chefs de service en installant une cafetière électrique dans le bureau, ce qui permettait de boire autant de café qu’on le désirait sans sortir de la pièce… Le premier mail de la journée serait pour Maryse, lui demandant de la prévenir dès qu’elle partirait faire sa pause « café-clope » : elle l’accompagnerait. Idem pour le déjeuner ; désormais, elle prendrait son heure intégralement. Maryse la félicita pour cette petite révolution qu’elle imagina liée à sa nouvelle vie. Après tout, elle ne faisait que profiter de ses droits, elle ne volait rien ni personne.

N’étant pas devenue la nouvelle Che Guevara pour autant, Véronique eut du mal, à l’heure du déjeuner, à s’affirmer face à Léopold. Elle bégaya, bafouilla des raisons qui la menèrent dans un labyrinthe d’excuses. Elle se sentait fragile et faible, mais dans un éclair de lucidité, elle trouva la parade : elle n’avait pas à se justifier. Elle répéta et martela ces mots jusqu’à ce que Léopold cède et se taise.

Elle obtint gain de cause, et un ennemi.

Sa petite révolution commençait à porter ses fruits, pensa-t-elle quelques jours plus tard. Elle continuait de s’affirmer dans ce monde de machos : ce n’était pas si difficile, il suffisait de le faire.

M’ouais ! Pour le moment, elle n’avait fait que récupérer ses droits, rien d’exceptionnel… A la maison, elle ne lançait plus les machines à laver mais le rangement, c’était toujours pour elle.

Léopold la surprit plus d’une fois le nez en l’air : elle flânait de plus en plus ; et même, elle bâclait son travail. Elle n’avait envie que de voir Rachid, et y pensant sans arrêt, elle se déconcentrait. Ensuite, elle perdait son temps à refaire le travail, et à nouveau, se trompait souvent dans les comptes. Il faut dire qu’elle scrutait plus volontiers son portable que le plan comptable. D’ailleurs, son téléphone était en permanence branché sur le secteur, à portée de main.

Le mardi et le vendredi étaient les jours où elle tenait le moins en place. Son sac de sport était posé près de l’entrée pour qu’à 17h précises, elle puisse l’attraper et sortir en même temps que Maryse. Il y avait de temps en temps des problèmes : parfois les obligations professionnelles de Maryse ne lui permettaient pas de quitter à l’heure. Pourtant, même si ce n’était qu’une couverture, puisque Véronique n’allait jamais dans la salle de sport, elle trépignait d’impatience lorsque son amie était en retard, et cela, sous les yeux ébahis de Léopold.

Véronique changeait, ça se voyait. On commençait à jaser dans les bureaux. Ce n’était pas vraiment l’effet qu’elle désirait, mais à part Maryse, plus personne ne pouvait lui parler sans risquer de déclencher un début d’énervement. Il semblait que la gentille Véro avait disparu corps et âme.

Une blague circulait à leur propos : on les appelait « le Club des Teignes ». Léopold, puis Fanny, la chef de Maryse, voyaient d’un très mauvais œil la constitution de ce nouveau clan qui pourrait faire des émules au sein du personnel des bureaux. Il y avait déjà fort à faire avec les syndicats dans l’entreprise, il fallait subir désormais une fronde des subalternes… Cependant, comparées aux délégués syndicaux, Véro et Maryse n’étaient que du menu fretin. Si elles ne voulaient plus parler à personne, elles finiraient également par s’isoler des autres. Elles ne représentaient pas vraiment une menace, conclurent les chefs, mais une division supplémentaire au sein du personnel des bureaux.

De temps en temps, Michel lui envoyait un texto pour essayer de résoudre les problèmes, mais Véronique y répondait presque toujours laconiquement. En fait, plus sa relation avec Rachid grandissait, plus sa situation se détériorait entre eux. Lui, débordé par son travail, n’arrivait pas à s’y intéresser vraiment. Ils ne se parlaient presque plus.

Malgré tout, Véronique pensait qu’elle restait un rouage essentiel dans son travail, ainsi que dans son couple. Sans elle, son service et sa maison s’effondreraient. Jusqu’alors, personne n’avait réalisé qu’elle était indispensable, désormais, tout le monde le verrait.

Un nouvel incident vint prouver ce qu’elle pensait : un évènement qu’elle n’avait pas vu arriver, et pour cause.

Un matin, Léopold, son chef de service, fit un malaise : il s’écroula au pied de son bureau. Véro, qui arriva quelques minutes après lui, put donner l’alerte. Les pompiers vinrent rapidement, ils l’emmenèrent à l’hôpital le plus proche. Léopold avait fait une crise cardiaque.

Depuis ce jour, Véronique pilotait la comptabilité sous la surveillance lointaine de Fanny, la DRH. Désormais, elle régnerait seule dans son bureau, sous l’œil bienveillant du patron…

Dès lors, tout prenait sens. Sa transformation n’était pas le fruit du hasard, elle était inscrite quelque part dans le ciel, songea-t-elle. Son ange gardien veillait sur elle ! Elle se promit de mettre un cierge à l’église dès le dimanche suivant, et elle embrasserait chaque matin sa médaille de la sainte vierge qu’elle portait au cou : sa conscience, sa protectrice secrète.

Elle reçut le même jour un courriel lui annonçant sa nomination au poste de chef adjointe. Elle n’en espérait pas moins : elle était tellement fière qu’elle se permit d’appeler Rachid dans la journée, depuis son poste, pour lui annoncer la bonne nouvelle. Puis, elle envoya un texto à Michel qui répondit dans la seconde suivante, par un message de félicitation et de joie.

Maryse vint la voir pour la féliciter :

-          Eh ben, ma cocotte ! On peut dire que tu as tapé dans le mille, toi ! Ce n’est pas à moi qu’une pareille aubaine arriverait.

-          Oh la la ! Qu’est-ce que je suis contente ! Justement, ta chef est venue me féliciter personnellement.

-          Pourquoi cette chipie n’a-t-elle pas eu de crise cardiaque ou un accident de voiture ? Je ne souhaite de mal à personne mais si elle pouvait me débarrasser le plancher, ça m’aiderait. Il y a vraiment un Dieu pour les crapules ! dit-elle en regardant Véronique l’air moqueur.

-          Oui, hein ! Je l’aime bien Léopold… Tu sais, ces temps-ci, il n’avait même plus le temps d’aller se recoiffer. Trop débordé, sûrement ! pouffa-t-elle.

-          On sait combien de temps il sera arrêté ?

-          Au minimum ? je dirai six mois.

-          C’est génial ! La chance te sourit en ce moment. Profites-en, ça ne durera pas toujours… Joue au loto, on ne sait jamais.

La vie semblait enfin sourire à Véronique. Elle avait un amant, une promotion, une vie enviable, même si son couple battait de l’aile, mais il ne tenait qu’à elle de remettre les choses dans l’ordre. Elle dirigeait enfin sa vie. Elle savourait sa victoire sur l’adversité.

Comme elle était heureuse ! Cependant, la réponse de Rachid ne fut pas tout à fait à la hauteur de ses espérances. Au lieu de la féliciter, il lui annonça que sa mission dans sa nouvelle boite se terminait ce vendredi soir et qu’il allait être au chômage le temps de retrouver une autre place…

Lorsqu’elle le vit, il lui répéta qu’il avait perdu son boulot, pour des raisons obscures qu’elle n’écouta pas, d’ailleurs… Véronique devenait une femme d’affaire survoltée qui ne voulait pas s’embarrasser de basses contingences… Comme il avait moins d’argent, elle décida qu’il était temps de changer certaines petites choses. Lui, écouta volontiers ce qu’elle avait à dire.

Elle n’aimait pas manger avant de faire l’amour. Le restaurant de couscous du quartier était sympa, mais elle préférait diner chez elle : ça éveillerait moins les soupçons. Quant à lui, il dinerait tout seul, mais c’était elle qui paierait… Ces nouvelles conditions ne heurtèrent pas Rachid plus que ça. Il baiserait, mangerait, mais ne paierait plus. Rien ne changerait, sauf l’ordre dans lequel cela se passerait. Comme un prince, il acquiesça sans rien négocier en retour… Si elle avait fait cette proposition à Michel, Véro aurait sûrement dû batailler des heures pour faire changer une virgule. Là, non, Rachid avait été un vrai gentleman : elle en avait de la chance !

Elle avait enfin compris comment il fallait se mouvoir dans la vie, pensa-t-elle. Elle était passée à côté de l’essentiel depuis tant de temps ! C’était la peur de faire qui la terrassait depuis toujours, alors qu’en fin de compte, elle n’avait qu’à oser.

Cependant, contrairement à son boulot, son couple et sa maison tanguaient fortement. Là, elle n’arrivait plus à redresser la barre. Elle avait l’impression qu’elle allait se noyer, emportée par les flots… Michel était pris par ses responsabilités professionnelles, et ses enfants par leurs petits problèmes.

Michel ne desserrait plus les dents. Stressé du soir au matin par sa vie de couple, et du matin au soir par son boulot : il était au bord du burn-out. S’il parvenait à prendre sur lui avec ses collègues, il dérapait facilement au moindre prétexte avec Véronique et ses enfants… Les ados ne comprenaient pas les sautes d’humeur de leurs parents : tout devenait grave… Il y avait péril en la demeure.

Un soir, Véronique et Michel décidèrent de se parler franchement pour régler leurs différends. Il était temps, pensèrent-ils. Mais, Véronique resta sur la défensive pendant toute la discussion, attendant les arguments de Michel pour les contredire. C’était une bonne tactique pour ne pas se dévoiler… En fait, de franchise, il n’y eut que le mot. Aucun des deux n’arrivèrent à mettre sur la table ce qui n’allait pas. La soirée fut un terrible fiasco. Ils avaient engagé des grandes manœuvres qui débouchèrent sur une drôle de paix : ils ne se parleraient plus. Michel était navré de cet état de fait, mais il se sentait surtout dépassé par les évènements. Véronique, elle, restait impassible, comme mue par une force supérieure qui la protégeait de tout.

 

10

 

   Il pleuvait. Véronique, le front appuyé contre la vitre de son bureau, regardait rebondir les gouttes. Cinq minutes de pause… Elle était ravie de ses nouvelles occupations, tant professionnelles que personnelles : elle n’avait personne sous ses ordres, ça lui laissait du temps pour s’organiser. Pour célébrer sa prise de pouvoir, elle installa un lecteur de CD où elle passait à longueur de journée ses chansons préférées de France Gall et de Véronique Sanson : souvent on l’entendait fredonner… Elle ne voyait Rachid que le mardi et le vendredi, mais le reste de la semaine, elle faisait tout pour éviter son mari. Elle se refugiait dans le travail, elle faisait même des heures supplémentaires pour éviter de rentrer trop tôt… Elle passait des heures au téléphones, Désormais, elle se permettait tout…

Le lendemain, il pleuvait encore lorsqu’elle réalisa qu’elle avait fait disparaitre involontairement une petite somme des comptes du mois qui concernait le paiement de l’URSSAF : comme Léopold n’était plus là pour tout vérifier, pour faire un contrôle croisé des comptes, personne ne s’en était aperçu… Il s’agissait d’une centaine d’euros seulement, mais il fallait les faire réapparaitre dès le mois suivant pour que tout rentre dans l’ordre. Elle fut paniquée à l’idée que son patron puisse le savoir.

Rachid ne travaillait presque plus : une mission d’intérim par ci par là, d’où il finissait immanquablement par se faire virer. Il trainait l’après-midi dans un des nombreux bistrots qu’il fréquentait habituellement… Les jours où ils se voyaient, Rachid ne sortait pas : il pouvait rester des heures assis, à regarder la télé en buvant du Ricard. Il devenait alors, encore plus libidineux… La situation de Rachid se dégradait a vue d’œil, mais Véronique ne s’en préoccupait pas du tout. Sans doute, qu’elle le voyait avec les yeux de l’amour… Il était toujours disponible pour le sexe, et quand il était un peu chaud, ses performances en étaient décuplées. Bien sûr, il se comportait comme un animal sauvage que rien ne pouvait dompter, mais elle adorait ça !

Du point de vue de Véronique, tout allait bien.

Tous les matins, dans sa salle de bain, elle avait pris l’habitude de faire sa prière avant de se maquiller. Elle se regardait longuement dans le miroir avant de se lancer dans la récitation à voix basse d’un « je vous salue Marie… », qu’elle finissait toujours par détourner à son profit : elle inventait le texte qui variait selon son humeur et ce qu’elle avait à révéler…Véronique vouait un culte secret à la Vierge Marie : sa protectrice. Elle lui parlait comme à une ancienne copine d’école : elles se comprenaient toutes les deux. Elle lui disait l’essentiel de ce qu’elle devait savoir, c’est-à-dire, tout sauf sa vie sexuelle. Véronique en était pourtant fière mais elle n’osait pas l’avouer quand elle se confessait, elle était très pudibonde avec la sainte Vierge, alors qu’elle racontait les détails les plus croustillant à Maryse sans aucune gêne. En même temps, peut-on parler de sexe à une vierge, fût-elle une sainte ? …Véronique n’avait pas osé s’adresser à un psy, elle trouvait bien plus pratique de parler à son miroir. Elle finissait toujours de se préparer par un signe de croix, sans oublier d’embrasser sa médaille qui la reliait directement avec le ciel.

La journée pouvait commencer une fois les bondieuseries passées.

… Quelle hypocrisie ! Vous dites-vous, hein ?

Invoquer les Dieux pour s’autoriser ce que tous les mortels rêveraient de vivre, est assez désespérant. Véronique n’est-elle pas la seule responsable de ses choix et de ses actes ? Le ciel n’y est pour rien. Amis lecteurs, pardonne cet écart … Amen !

Véronique découvrait le mouvement comme une révélation. Elle avait passé les quarante premières années de sa vie à végéter, à attendre quelque chose qu’elle n’arrivait pas à définir : elle attendait, voilà tout. Depuis qu’elle avait rencontré Rachid, elle n’attendait plus : elle vivait. Pourtant, Maryse lui avait montré la voie plus d’une fois, mais Rachid avait été le déclic, la mèche qui allait tout faire exploser.

L’amant, le sexe, les mensonges, le joint, la prière, étaient les nouvelles choses dont elle avait besoin, désormais. Elle ne voulait plus de limites car il n’y avait pas de limites, pensait-elle… « A chaque jour suffit sa peine », dit-on dans la Bible : alors, il lui fallait ajouter une nouveauté le plus souvent possible dans sa vie. Elle n’avait plus peur, même de ce qu’elle ne comprenait pas, y compris ce qui était déstabilisant, car tout ce qui pouvait la rendre heureuse et intéressante, la captivait… Si Véronique rayonnait dans son nouveau rôle, Maryse s’inquiétait ; ce midi-là, elle attaqua :

-          Comment ça se passe avec Michel depuis que vous vous êtes parlé ?

-          Je ne sais pas et je m’en fiche. Ce n’est plus mon problème. Il ne veut rien lâcher, ni reconnaitre ses torts.

-          Ah ! … N’as-tu pas peur que ça se termine mal ?

-          Je ne vois pas pourquoi ça se terminerait mal ! Il n’y a rien de changé chez nous, alors que je fais tous les efforts.

-          Tu n’exagères pas un peu, là ?

 Véronique fit la moue :

-          Maryse ! J’ai repéré une petite robe dans une boutique située près de la gare : mignonne comme tout.

-          Véro ! Ne change pas de sujet quand je te parle sérieusement. J’ai l’impression de ne plus te reconnaitre, de parler à une autre Véro, de ne plus rien comprendre de ce que tu veux !

-          On en a déjà discuté, Maryse ! Ce n’est plus la peine. Je vais bien, je me sens bien, c’est tout ce qui compte. Tu devrais me soutenir, plutôt !

-          Je te soutiens, mais je ne sais plus pourquoi ? J’ai un doute, là.

Maryse avait clairement l’impression que l’élève avait dépassé le maître. Pire, la petite chose insignifiante était en train de se transformer en monstre sans que rien n’y personne ne puisse l’arrêter… Désormais, elle avait des scrupules à la conseiller. Elle se sentait un peu fautive de ce qui se passait dans le couple de Véro… Elle avait peur des éventuelles retombées, de faire partie des dommages collatéraux, et surtout, de devoir endosser une part de responsabilité.

Maryse maitrisait parfaitement bien sa situation : elle la dominait, même ! Mais comme on dit parfois, « les conseilleurs ne sont pas les payeurs » Elle avait pris Véro sous son aile protectrice pour l’aider à s’affirmer. Elle avait manifestement surestimé son rôle protecteur et sous-estimé les capacités de compréhension de sa protégée. Véro semblait être passée en mode « dérapage incontrôlée ».

En tout cas, Maryse était décidée à limiter ses conseils.

Véronique s’épanouissait dans sa nouvelle vie sans se poser trop de question. Elle avançait vers un futur qui lui semblait naturel de se diriger. Aucune réflexion ni philosophie quelconque ne venait étayer ses actions. Rachid était le miracle que sa protectrice et reine des Cieux lui avait envoyé. Un miracle ne se commente pas, il s’accomplit, pensait-elle.

Rachid lui avait ouvert les yeux, « et pas que ça », avait suggéré Maryse lors d’une de leur discussion. Véronique avait les « chakras » bien ouverts et bien réceptifs. Seulement, si Maryse savait ce qui se passait, ses autres collègues, eux, ne comprenaient plus rien du tout… La promotion n’était pas due à la qualité de son travail, mais à l’absence du chef de service : ça, c’était facilement compréhensible. Mais le changement soudain de mentalité, ses nouvelles tenues moins austères, le maquillage, et sa mauvaise humeur quotidienne, rendaient les relations compliquées et mystérieuses.

Véronique avait adopté une nouvelle façon de faire avec les gens qui, elle en avait conscience, surprenait son entourage : son air hautain, sa façon de rouler les yeux, soit en fixant le plafond, soit le sol, ses soufflements d’impatience, agaçait tout le monde. Non seulement, elle affichait un mépris triomphant qui exaspérait ses collègues, mais aussi, son mari.

 

11

 

   Véronique ne supportait plus les critiques, même les compliments lui semblaient suspects. Elle ne croisait ses collègues qu’à la machine à café ou lors de la pause déjeuner, mais à chaque fois, elle faisait tout pour les éviter, soit en les laissant passer, soit en retournant dans son bureau : ce qui accentuait les commérages… Seule Maryse avait droit à un traitement diffèrent. D’ailleurs, ne faisaient-elles pas partie du fameux Club des Teignes toutes les deux ?

***

-          J’en ai plus qu’assez de tes airs de princesse. Tu vas arrêter de te foutre de ma gueule, oui ou non ?

-          …

-          Je ne comprends plus rien. Qu’est-ce que tu veux, à la fin ? Tu crois que j’ai que ça à foutre que de passer mes nerfs sur toi quand je rentre du boulot ? Hein ?... Je suis assez stressé comme ça pour en rajouter une couche une fois chez moi.

-          Je n’ai rien à te dire…

-          … j’en ai marre de ce bordel ! hurla-t-il.

Michel nageait en plein marasme. Ses colères décuplaient lorsqu’il exigeait des explications pour comprendre son épouse, qui prenait un malin plaisir à garder le silence pour toute réponse. Dans ces moments-là, elle se refugiait mentalement chez Rachid, dans ses bras plus exactement : il la protégeait. Plus Michel s’emportait et plus Véronique s’enfermait dans son rêve. Mais dès que l’orage était passé, elle continuait son chemin comme si de rien n’était !

Rachid ne faisait quasiment pas d’effort pour séduire la petite Véro, qui fondait comme la chantilly au soleil dès qu’il ouvrait la bouche : sa voix suave la couvrait de compliments bons marchés, sans imaginations. Ses exploits sexuels la ravissaient, sa nature gourmande la comblait, il pouvait bien dire ce qu’il voulait, tout lui allait, du moment que son ordinaire disparaissait.

Il n’y avait pas que l’ordinaire qui commençait à disparaitre. Tout son ancien monde s’effaçait au fur et à mesure que la barre d’horizon reculait. Cette barre d’horizon qu’elle apercevait enfin de loin, lui donnait espoir, car pendant des années, elle ne l’avait vu que placée devant son nez, comme un mur infranchissable. Malheureusement, les rêves avaient des limites que la réalité se chargeait de lui rappeler. Sa mère était là pour ça !

Le téléphone était une invention pratique, mais quelque peu encombrante, parfois :

-          Maman, je n’ai pas beaucoup de temps : que veux-tu ?

-          Ma chérie, je viens aux nouvelles, Michel n’arrête pas de m’appeler pour que je te parle. Alors, qu’est-ce qui se passe encore ?

-          Il ne se passe rien. Ça ne te regarde pas.

-          Si tu me dis ça, c’est que ça me regarde, justement. Qu’as-tu fait ? C’est encore cette Maryse qui te monte le bourrichon ?

-          Maman ! Tu sais, les couples modernes ont des problèmes, parfois. Et Michel m’énerve en ce moment. Je ne suis plus sa boniche, c’est tout.

-          Un couple moderne ? Ça veut dire quoi, ça ? Toi et Michel vous êtes un couple comme papa et moi …

Sa mère laissa un blanc dans la conversation entrecoupé par les soupirs de Véronique qui attendait la suite, puis elle reprit sur un ton grave.

-          Bon, c’est normal de se disputer de temps en temps, mais Michel me dit que tu ne veux plus lui adresser la parole et que tu dilapides l’argent du ménage en bêtises ? C’est vrai ?

-          Maman ! Je suis assez grande pour savoir ce que je fais. Je gagne de l’argent par mon travail, donc je peux aussi le dépenser comme je l’entends. Je n’ai de compte à rendre à personne, même pas à Michel, ni à toi.

-          Mais…

-          … A plus tard, maman ! J’ai du travail. On se rappelle. Je t’embrasse, maman !

C’était la première fois qu’elle rembarrait sa mère, mais Véronique, après avoir raccroché, se rendit compte qu’elle la trainait comme un boulet depuis toujours. Il fallait qu’elle coupe enfin le cordon, ou plutôt la chaîne qui l’entravait.

Albert, son père n’était pas un souci ; lui avait été vieux très jeune, obéissant à un ordre invisible immuable : les faibles se courbant devant les forts sans broncher, obéissant surtout à sa femme. Travailleur honnête, sans conviction politique ni idéal, jamais avare de compliments pour son patron qui le lui rendait bien, et votant pour le candidat de droite à toutes les élections. Heureuse époque que celle des Trente-Glorieuses ! … Quand il s’activait dans son jardin, son père parlait aux plantes pour les aider à pousser. Maintenant, qu’il était à la retraite, il était dans son élément : un parmi ses légumes…Véronique avait toujours trouvé ça mignon, mais aujourd'hui, elle se rendait compte qu’il était proche du gâtisme. En revanche, il était gentil et avait la main sur le cœur : il ne regardait jamais à la dépense pour aider sa fille quand elle était dans le besoin.

Sa mère et son père devaient faire partie d’un prochain lot à dégager au plus vite, pensa-t-elle. Véronique se ravisa tout de même avec un pincement au cœur, mais elle ne pouvait plus laisser sa mère, penser à sa place. Elle ne devait pas négliger non plus, qu’elle pourrait avoir besoin d’un soutien financier, en cas de coup dur…Voilà qu’elle anticipait maintenant. Décidément, elle n’en finissait pas de progresser.

Les parents de Véronique représentaient cette réalité qu’elle ne voulait plus supporter. Elle avait vécu avec eux beaucoup trop longtemps, elle avait fini par déteindre… Quand elle se regardait dans la glace, elle apercevait parfois le visage de sa mère qui se glissait dans les quelques rides qui commençaient à apparaitre aux coins des yeux. Non ! Véronique ne voulait surtout pas devenir comme sa mère. Elle lui ressemblait physiquement, c’était indéniable ! Mais elle ne voulait surtout pas avoir la même mentalité. Désormais, elle avait dévié la trajectoire de sa destinée, lui semblait-il.

Elle était contente d’avoir pu repousser sa mère : ça confortait le bien-fondé de sa transformation.

Non seulement, elle évoluait dans sa vie professionnelle, mais également dans sa vie personnelle. C’était aussi simple que ça !

Le mardi, Véronique était mentalement prête pour voir Rachid, elle y pensait toute la journée. Elle savait qu’il avait préparé un ou deux joints : elle y avait pris goût, ça la détendait après sa « séance de sport », mais elle n’en abusait pas, elle attendait le vendredi soir pour vraiment se lâcher. Rachid, quant à lui, s’il assurait honnêtement ses fonctions le mardi soir, lâchait carrément les chevaux le vendredi soir. Après un tour d’échauffement avec des préliminaires d’une sensualité fort plaisante, il n’était pas rare qu’ils recommencent dès la fin du premier joint : leur jouissance en était alors décuplée. Véronique finissait épuisée, elle n’aurait pas demandé mieux que de s’endormir dans les bras de Rachid, mais il fallait rentrer et retrouver la réalité. Avant de partir, elle savourait pleinement le second joint qui l’achevait totalement… Là, elle était bien. Elle avait joui, son égo était au plus haut, elle était fière d’elle.

 

12

 

   Véronique rentrait de plus en plus tard le vendredi soir, mais depuis un certain temps, plus personne ne l’attendait : ce qui l’arrangeait pour dissimuler toute trace… Elle passait d’abord par la buanderie pour y déposer ses vêtements, puis elle remontait vers sa chambre en faisant un détour rapide par la salle de bain… Tout le monde dormait dans la maison, c’était une bonne excuse pour faire le moins de bruit possible. Ensuite, elle se faufilait furtivement dans le lit conjugal, qui ne servait plus que le dimanche matin, le reste du temps, elle pouvait encore y dormir, en essayant de ne pas réveiller Michel.

Si Véronique habitait encore dans sa maison, son esprit, avait depuis longtemps déserté les lieux. Elle hantait la chambre à coucher, elle se faufilait comme un fantôme dans les couloirs la nuit venue. Son temps de présence se limitait au strict minimum… Le plus pénible à supporter était le weekend : il devenait interminable. Quarante-huit heures de torture mentale insupportable. Véronique voyait les heures et les minutes défiler inlassablement, comme si le temps était devenu palpable. Elle aurait pu attraper chaque seconde pour remplir le sablier.

Cette situation commençait à l’effrayer.

Un samedi matin, lors des sempiternelles courses du weekend, elle n’arriva pas à suivre sa liste, rien ne l’inspirait ; tout d’un coup, elle se sentit perdue dans le supermarché. Elle, qui adorait trainer des heures à explorer chaque rayon, n’avait plus qu’une envie, celle de quitter les lieux en courant. Seulement, elle ne le pouvait pas : il fallait suivre Michel et son chariot. Elle se rendit compte que ça ne l’intéressait plus du tout d’organiser le ravitaillement de la maison, de faire le rangement des courses, de s’occuper du bien-être de sa famille. Véronique était loin de tout ça, désormais.

Le meilleur moyen de s’effacer avait été de reprendre les tâches ménagères : elle s’y était résignée… En effet, quand elle était avec son mari, elle en profitait pour se taire, ou alors, quand elle n’avait vraiment pas le choix, elle débitait des banalités qui lui permettaient d’entretenir la conversation et de garder un semblant de vie sociale commune… Elle dialoguait avec ses enfants tout de même, s’inquiétait de leur quotidien, réglait les contingences habituelles : comme une mère attentionnée pouvait l’être…

-          Pauline, le chèque pour la cantine est sur le meuble, à l’entrée. Ne l’oublie pas lundi, s’il te plait. Calvin, tes fringues de foot sont lavées. T’as plus qu’à les ranger. Merci.

-          Maman, tu crois que ça sera possible que je passe le prochain weekend chez ma copine ?

-          Si ton père est d’accord, je ne vois pas ce qui t’empêcherait d’y aller, ma chérie… C’est pour réviser ton Bac blanc, n’est-ce pas ?

-          Oui, c’est ça !

Lui, était satisfait de ce revirement de situation, de toute façon, il avait d’autres chats à fouetter, et puis, il avait l’impression que leurs problèmes étaient définitivement réglés.

Au début, l’agacement qu’elle provoquait l’amusait, mais désormais, Véronique se taisait par stratégie : elle avait peur de se trahir. Mentir, était une nécessité, pas sa vraie nature. Elle mentait parce qu’elle ne savait pas encore ce qu’elle voulait. Ses mensonges lui semblaient raisonnables. Elle masquait la vérité, elle oubliait des détails. Elle se souvenait de tout ce qu’elle disait. Elle maîtrisait parfaitement son discours : Maryse avait été une formidable formatrice.

Elle n’avait jamais imaginé une seconde qu’elle pourrait se séparer de Michel, en revanche, elle ne pouvait plus se passer de Rachid : c’était un cruel dilemme. Pourtant, plus le temps passait, et plus elle sentait qu’elle allait devoir faire face à une décision qui s’avérait cruciale pour son avenir.

Elle avait fui une routine pour en retrouver une autre, bien plus excitante… Dès le lundi matin dans son bureau, elle faisait une sorte de debriefing avec Maryse qui tournait toujours autour du même sujet : Rachid !

-          Alors, je suppose que tu as vu ton superman ce week-end ?

-          Maryse ! Non, pas le week-end. Vendredi soir. Fais attention ! On est supposé être ensemble… Oui, on s’est vu. C’était trop bon !

-          Eh bien ! Tu planes littéralement. Je vois que tu t’habitues aux bonnes choses. Franchement, je ne sais pas comment tu fais pour faire ça avec un Arabe, moi je ne pourrais pas, même si c’était un prince saoudien.

-          C’est parce que tu ne connais pas. Il est rustre mais il est très doux… Le dimanche matin quand je suis avec Michel, j’écarte les cuisses et je finis ma nuit en baillant, dit-elle en riant.

-          Tu n’as pas honte de parler de ton mari comme ça ?

-          Je n’ai honte de rien. Je n’ai plus honte du tout ! Il n’a qu’à prendre des leçons avec les prostituées du Bois de Boulogne, elles pourraient lui en apprendre des trucs. Il pourrait inventer, trouver quelque chose de marrant, ben non ! Il est nul au lit … Avant je le faisait par devoir, maintenant je m’en fous, je supporte puis je vais me laver.

Maryse la fixait avec des yeux gourmands tout en sirotant son café. Maryse cultivait un jardin secret qui restait secret pour tout le monde, y compris pour Véronique. Elle ne mêlait jamais les sentiments aux affaires :

-          Je m’ennuie avec Michel. Il me gonfle, tu ne peux pas savoir. J’en ai marre de lui, je ne sais pas quoi faire pour qu’il change. Je crois qu’il ne changera jamais. Il ne m’écoute pas. Il n’y a que son boulot qui compte. Grâce à Rachid, j’oublie tout ça. J’oublie ce monde de minables qui nous entoure.

-          Eh bien ! Tu fais de la philosophie, maintenant ? Tu réfléchis trop. Tu n’en as pas l’habitude… Fais gaffe : à trop s’écouter, on finit par prendre pour argent comptant tout ce qu’on pense.

-          Hein ? Tu te moques de moi ?

-          Mais non ! Mais, où tout cela va-t-il te mener ?

-          Je n’en sais rien. Je m’en fous. Je veux du bonheur, c’est tout ! Ce n’est pas si compliqué à comprendre. Et je crois que je l’ai trouvé.

-          Et ce bonheur s’appelle Rachid !

-          Exactement !

-          Tu me l’as déjà dit la dernière fois : change de disque…

Le Club des Teignes terminait leur debriefing sur ces bonnes paroles, qui les mettaient en joie pour toute la matinée. Le reste de la journée, elles ne s’adressaient que des clins d’œil complices lorsqu’elles se croisaient dans le bâtiment.

Cependant, si les relations entre Rachid et Véronique étaient au beau fixe, leur situation commençait à être secouée par des spasmes qui n’allaient pas tarder à se transformer en secousses sismiques.

Rachid ne travaillait quasiment plus, mais il continuait à fumer son contingent de joints journalier : c’était important pour lui, semblait-il. Le peu d’argent qu’il avait, était consacré à l’achat de l’herbe qu’il consommait seul, ou avec ses copains, mais il gardait toujours de quoi se rouler un joint quand il recevait Véronique le mardi et le vendredi… Le peu de missions d’intérim qu’il faisait lui permettait de tenir plus ou moins. Il payait le loyer en retard et partiellement, il s’alimentait d’un seul repas par jour : d’un kebab, rarement d’autre chose, il ne réglait jamais la facture et il avait des ardoises dans tous les bars où il avait ses habitudes… Une partie de l’argent du loyer était consacrée au remboursement des ardoises qu’il réglait avec parcimonie : il jonglait avec ses dettes comme un trader, ça l’amusait beaucoup.

De toute façon, rien ne l’inquiétait, il gardait une joie de vivre à toute épreuve.

-          Véro ? Il faut que je te parle !

-          Oui, que veux-tu me dire, mon bébé ? Que tu m’aimes ? Moi aussi je t’aime, tu sais…

-          Oui… non ! Soit sérieuse s’il te plait ?

-          Sérieuse ? Que se passe-t-il ? Tu me fais peur.

-          Voilà, j’ai plus un rond pour payer le loyer. Pourrais-tu m’avancer un peu d’argent ? Je te le rendrais dès que j’aurais trouvé du boulot.

-          Ah ! C’est ça ! dit-elle en soupirant. Bien sûr, pas de problème. Combien tu veux ?

-          Trois cents euros, c’est possible ?

En entendant la somme, elle eut un léger mouvement de recul, elle prit le temps de réfléchir quelques secondes puis s’avança vers Rachid pour lui répondre :

-          Oui, c’est possible, mon bébé. Tu les veux pour quand ?

-          Pour vendredi. Le proprio n’arrête pas de me menacer d’expulsion si je ne paie pas dans les plus brefs délais.

-          Ok ! Tu les auras vendredi soir, si tu me fais l’amour comme un lion ce soir.

Rachid ne se fit pas prier. Il convoqua tous les Dieux qu’il connaissait, de Bouddha à Bob Marley, pour l’aider à décupler ses forces et combler convenablement sa petite femme Véronique…Elle jouit plus d’une fois. Elle était au nirvana, manquait plus que la Vierge Marie, gonflée par ses spasmes, mais ça, c’était pour Véro. Pour trois cents euros, il pouvait faire cet effort.

Dès le mercredi soir, elle fit un saut à sa banque et retira l’argent en liquide. Elle ne savait pas pourquoi, mais ça lui donnait un sentiment de fierté. Elle qui était petite et menue, avait l’impression de devenir une grande dame grâce à cette action… La nuque droite et le front haut, s’ajoutaient désormais à son nouveau style de femme libre : un mélange de Christine Ockrent et de Lady Diana.

Son compte en banque était bien approvisionné, surtout le compte collectif. Elle fit un discret virement pour combler le trou, si tant est qu’on puisse rester discret dans un monde où les traces informatiques vous pistent dans les moindres recoins de votre vie…Elle imagina tout de même une raison valable à raconter à Michel en cas d’interrogatoire. Ce qu’il ne manquerait pas de faire.

Rachid reçut ses trois cents euros et honora plus que correctement sa maitresse ce soir-là… Il ne se fit pas prier pour se faire offrir le repas à la Rose de Tunis, en plus de sa prestation du vendredi. Il était heureux Rachid, il vivait une sorte de conte de fée… Véro observait ses moindres gestes pendant qu’elle sirotait un thé à la menthe. Son homme dévorait et engloutissait son couscous : sa grande bouche avalait des portions énormes de semoule et de légumes ; il dépiautait les morceaux de poulet avec les doigts et suçait chaque os jusqu’à ce qu’il ne reste plus une seule fibre de viande dessus. Son appétit sexuel n’avait d’égal que celui pour la nourriture. Il aurait bien arrosé son repas d’une bière ou d’un Ricard, mais il n’y en avait pas dans son boui-boui : ici, c’était halal. Pas grave, dès que Véro partirait, il irait s’en jeter un au bar du coin. Rachid savourait la vie en largeur : comme un ogre.

Mais c’était un ogre aimé par une princesse de supermarché.

Rachid semblait ne jamais être rassasié : il avait toujours faim et réclamait sans cesse, alors que Véro se contentait de peu. Sous son impulsion, elle avait découvert la cuisine orientale et des goûts nouveaux qui la ravissaient… Maryse et sa mère avaient en commun la détestation de tout ce qui ne venait pas de « chez nous », et par mimétisme, Véronique avait banni de sa vie, l’art culinaire des autres pays… Tout comme elle avait changé d’avis sur les Arabes, désormais, elle appréciait encore plus tout ce qui la rapprochait de Rachid. Il aimait la cuisine de chez lui, donc, il n’y avait plus aucun obstacle, à ce qu’elle aussi, puisse l’aimer.

Il la trouvait trop maigre, il fallait qu’elle arrondisse ses hanches. Véronique ne dédaignait plus de manger un ou deux gâteaux en buvant son thé à la menthe, surtout le vendredi soir.

Les séances de sport avaient des effets inattendus, pensa Michel : au lieu de maigrir, Véro commençait à prendre du poids. Au lieu de se sentir mieux, elle était constamment fatiguée. Tout le contraire de ce que c’était censé faire… Véro préférait le sexe au sport, mais elle ne pouvait pas se vanter des exploits de Rachid ni des records d’orgasmes qu’elle battait toutes les semaines. De toute façon, personne ne se souciait de son état chez elle. Pour sa famille, sa lubie sportive finirait bien par retourner dans ses cartons, avec les autres lubies passées.

Elle avait retrouvé le goût des choses, qu’elle avait méprisé par ignorance. Elle n’achetait plus ces magazines qui lui disait comment se conformer, se comporter, parler, dormir, travailler, marcher… Désormais, sa seule agence d’information crédible était Rachid. Elle n’écoutait plus Maryse mais elle adorait tout lui raconter.

Enfin, elle avait mis une main dans l’engrenage : et bien à fond dedans. Toutefois, elle se garda de raconter à Maryse l’histoire des trois cents euros. Les histoires d’argent sont comme les histoires d’amour, elles finissent mal en général. Mais comme du reste, Véronique s’en moquait. Ce qui était fait n’était plus à faire, et ça n’avait plus d’importance, seule l’avenir l’intéressait.

 

13

 

   La routine qui avait fait basculer sa vie dans une crise profonde, était devenue sa roue de secours et sa couverture. Elle ne s’en plaignait plus. Michel pouvait lui parler pendant des heures de son travail : elle réagissait comme une poupée gonflable : elle disait toujours « oui ». Il ne s’apercevait même pas qu’elle ne l’écoutait pas - elle ne l’écoutait plus depuis des mois – mais elle était là, avec lui. Elle faisait acte de présence comme si elle était au bureau avec ses collègues :

-          Tu comprends ! A chaque fois que mon chef me dit quelque chose, je fais semblant de l’écouter, surtout si c’est pour faire du SAV, ou de la vente par internet…

-          Ah oui…

-          … surtout que la numérotation des pièces de rechange est différente quand c’est une vente ou un retour, moi je n’ai pas que ça à faire…

-          Hum…

-          L’autre jour, je l’ai planté avec ses problèmes…après tout, il est chef, n’est-ce pas ?

-          Oui, bien sûr…

-          Il n’a qu’à faire comme moi, il se démerde…

-          Hum…

Ce genre de conversation pouvait durer plusieurs heures, mais désormais Véronique ne s’en offusquait plus du tout. Quand elle jugeait qu’elle en avait assez entendu, elle se levait d’un bond et commençait à débarrasser pendant que Michel continuait son laïus sans se rendre compte de rien. Sa conversation était tellement importante pour lui, qu’il mettait un point d’honneur à aller jusqu’au bout de son argumentation pour être sûr d’avoir raison : ce que Véronique ne manquait jamais de lui confirmer.

Elle vivait deux journées de travail… On dit souvent que les femmes font plusieurs journées en une seule : le matin au boulot et le soir à la maison. C’était vrai pour Véronique, mais cette fois-ci, elle en était pleinement consciente : ça lui permettait de cacher sa troisième journée le mardi et le vendredi.

Vue de loin, Véronique avait l’air de parfaitement maitriser sa situation, mais en réalité, elle planait littéralement. Elle flottait dans un monde imaginaire où il suffisait d’être là pour exister, où les contingences de la vie de tous les jours n’avaient plus aucunes importances.

Tous les mois, Rachid lui rappelait que le monde réel était plus dur qu’il n’y paraissait. Il avait besoin d’argent, non seulement pour subvenir à ses besoins, mais surtout pour payer les à-côtés dont il ne pouvait pas se passer : c’est-à-dire, l’herbe et les tournées de Ricard dans les différents bouges où il trainait lorsqu’il était désœuvré.

Véronique ne buvait pas d’alcool, elle répugnait même à aller dans les bouis-bouis maghrébins que fréquentait Rachid. Elle était souvent la seule femme à s’y trouver, et jamais aucun homme ne lui avait adressé la parole, sauf pour prendre sa commande… Rachid s’y comportait comme l’homme de la maison, surtout lorsqu’il dinait à la Rose de Tunis : son restaurant préféré. Là, il jouait un rôle que Véronique avait du mal à comprendre : rôle qui tenait à la fois du mari et de l’amant qui sortait sa conquête du weekend… Cependant, elle aimait ce jeu de soumission, elle n’avait d’yeux que pour lui. Il rayonnait de bonheur.

En revanche, elle tenait à fumer son joint après l’amour. Elle y avait pris goût… Elle avait compris que ça avait un coût, et que ça pouvait être cher. C’était, pour elle, tellement extraordinaire de pouvoir faire ce que personne ne faisait dans son entourage, qu’elle mettait un point d’honneur à participer à l’achat d’herbe. Bien entendu, elle ne rencontrait jamais les dealers de Rachid. Non seulement, il ne voulait pas, mais elle était paniquée dès qu’elle savait qu’il y allait. Elle ne savait jamais quand les transactions se faisaient, ni avec qui, ni où, ni rien… Et sa participation, était de trois cents euros tous les mois.

Là, ça commençait à poser un problème :

Michel, en bon chef de famille, tenait et contrôlait parfaitement les comptes. Si elle avait pu masquer un premier retrait, il ne manquerait pas de voir les autres, et de réclamer des explications, qui lui seraient fatales.

Désormais, depuis la mise en arrêt maladie longue durée de Léopold, son chef, elle dirigeait seule la comptabilité. Véronique se rappela l’erreur qu’elle avait commise par inadvertance lors du paiement de l’URSSAF d’un des mois passés. Elle avait réparé cette erreur par un jeu d’écriture qui n’avait éveillé les soupçons de personne. Et pour cause, il n’y avait plus de double contrôle.

Elle tenait une solution momentanée, restait à la mettre en pratique. Véronique n’était ni courageuse ni téméraire, mais elle était mue par une volonté de fer : celle de jouir de la vie à tout prix.

C’était trop risqué de refaire « l’erreur » sur le compte de l’URSSAF : l’entreprise était contrôlée souvent, par des inspecteurs zélés qui remarquaient la moindre faute de frappe, alors elle éplucha consciencieusement les comptes pour savoir où pouvait se cacher une faille. Elle en découvrit une petite, nichée dans un compte des services généraux : JP alimentait une caisse noire pour ses pots et sorties. Ce n’était pas illégal, mais pas très légal non plus.

Un soir, elle fit un premier retrait de cent euros avec la carte de l’entreprise qu’elle imputa à ce compte : « Frais de bouche ».

JP réglait en totalité les sommes concernant ce compte en fin de mois… Il invitait souvent ses clients aux restaurants, les factures étaient parfois très conséquentes : plusieurs centaines d’euros chaque mois.

Il lui suffirait donc, de faire trois retraits par mois pour passer inaperçue. Les comptes étaient impeccablement tenus : personne ne pourrait s’en apercevoir, pensa-t-elle.

Elle ne pouvait pas piocher dans ses économies sans alerter son mari. Véronique n’avait aucune autre source de revenu. L’idée de prendre dans la caisse de l’entreprise l’effrayait, mais elle ne voyait pas d’autre alternative. C’était ça, ou prendre le risque de perdre son amant. Elle aimait Rachid, son corps, sa démesure, tout lui plaisait. Non ! Il fallait qu’elle tente le tout pour le tout. C’était sans risque, elle maitrisait, pensa-t-elle.

Rachid était ravi ! Décidément, sa nouvelle petite femme était pleine de ressources, sans vouloir faire un jeu de mot facile. Véronique lui versait la somme en trois fois, également : tout le monde était content. Il pouvait acheter son herbe et payer le loyer, et Véronique battait des records d’orgasmes deux fois par semaine, soit dix fois par mois quand le mois avait ses cinq semaines.

Véronique aurait, de loin, préféré faire ces retraits en une seule fois, mais elle paniquait dès qu’elle prenait la carte bleue de l’entreprise. Elle trempait son chemisier à chaque fois : comme si elle perdait les eaux… Elle avait l’impression que tout le monde la regardait, qu’on la suivait, qu’on pouvait lire sur son front ce qu’elle était en train de faire…Lorsqu’elle se dirigeait vers la sortie de l’entreprise, elle avait l’impression que tous les regards qu’elle croisait, convergeaient en même temps vers elle, que les caméras de sécurité ne filmaient plus qu’elle.

Elle flippait, mais elle le faisait quand même !

Elle priait la Vierge Marie, elle la suppliait de couvrir son petit « délit » qu’elle commettait pour la bonne cause : elle aidait un malheureux, égaré sur le mauvais chemin. Parfois, la fin justifiait les moyens, se disait-elle.

-          Sainte Vierge ! murmura-t-elle. Je t’en supplie ! Fais-en sorte que tout se passe bien au distributeur… C’est pour Rachid, tu sais, je t’en ai parlé ! Il a besoin d’un peu d’argent. Oh ! Pas beaucoup, juste ce qu’il faut pour vivre… Et puis, ceux à qui je le prends en ont tellement, que ça serait un crime de ne pas s’en servir… Sainte Vierge, tu es si bonne avec les malheureux… Merci pour tout ! Je te rendrais tout au centuple, si tu es d’accord…Je compte jusqu’à trois, s’il ne se passe rien, c’est que j’ai ta bénédiction.

Bien évidemment, la Vierge Marie était toujours d’accord avec elle. Véronique ressentait même qu’elles étaient vraiment de connivence.

De toute façon, elle prenait à un riche pour donner à un pauvre : on ne pouvait pas la sanctionner pour ça. Si elle était certaine d’atteindre le septième ciel, le paradis n’était pas encore pour tout de suite…Véronique ne reculait devant rien pour se justifier. Elle avait peur, mais la jouissance qu’elle en tirait, était au-delà de ses espérances.

La sainte Vierge était sa protectrice, mais Rachid était son Dieu.

Son Dieu approuvait toutes les initiatives qui leur permettaient d’être ensemble. Le sexe était le lien le plus évident, mais désormais, l’argent était en passe de devenir aussi important. Véronique réfléchissait sans arrêt, aux meilleurs moyens de rester avec Rachid sans quitter Michel.

Les sentiments de Rachid pour Véronique restaient confus, elle ne savait toujours pas s’il l’aimait vraiment. Tout ce qu’elle faisait, était des preuves d’amour irréfutables, alors que lui, les recevait comme un cadeau. Rachid avait du mal à verbaliser ses sentiments, il minaudait pendant leurs ébats, mais ça n’allait pas plus loin. Pendant qu’il besognait Véronique, il aimait lui chuchoter des petits mots dans l’oreille : elle en miaulait de plaisir, mais dès que c’était fini, il ne se rappelait plus du tout ce qu’il avait dit.

Véronique survolait le monde du haut de son planeur, elle régnait sur un monde invisible qui n’existait que dans ses rêves. Seuls Rachid et ses orgasmes dirigeaient ses actes, et la ramenaient encore sur Terre, de temps en temps.

Mais, même les rouages les mieux huilés peuvent se gripper, y compris dans les plans les plus parfaits.

 

14

 

   Véronique tirait de l’argent liquide avec la carte bleue de l’entreprise trois fois par mois, qu’elle couvrait par un jeu d’écritures comptables. Sauf que son patron recevait les relevés de comptes qu’il épluchait consciencieusement. Au bout de plusieurs mois, il repéra ces sorties d’argents.

-          Allo, Fanny ? Oui, c’est moi, je suis dans mon bureau. Vous pouvez venir me voir s’il vous plait. Je voudrais m’entretenir d’une chose avec vous séance tenante.

Fanny, la DRH, qui était accessoirement la chef de service de Maryse et depuis l’arrêt maladie de Léopold, également celle de Véronique… Fanny, la pète-sec, vouait une haine sans limite à ses deux subordonnées et un culte sans scrupule envers JP… Elle se rua dans son bureau. Il l’accueillit avec la fraternité due à son rang dans l’entreprise, et surtout, comme elle l’espérait : ils se firent la bise comme des amis de longue date et non comme des collègues.

-          Fanny, j’ai quelque chose à vous demander. J’ai besoin de vos compétences professionnelles pour un problème personnel.

En entendant ces mots, Fanny jubilait intérieurement. Que pouvait-elle espérer de mieux que d’entrer dans la vie privée de son patron ?

-          Bien sûr ! dit-elle le sourire aux lèvres. Que puis-je faire pour vous ?

-          C’est très simple. Je vous explique : Comme vous le savez, j’invite souvent des clients aux restaurants ou dans des soirées, je paie ces frais avec une carte bleue de l’entreprise. Or, je les paie exclusivement en carte bleue, et je viens de m’apercevoir sur mes relevés de comptes qu’il y avait des retraits en liquide. Donc, sans accuser qui que ce soit, je crois que quelqu’un use de ma carte…et donc, me vole.

Fanny sursauta de crainte :

-          Vous ne pensez pas que c’est moi, tout de même ?

-          Non, bien sûr. Je voudrais savoir qui a accès aux cartes bleues de l’entreprise ? Je veux une enquête discrète… Ces frais ne sont pas tous déclarés, j’en ai un peu oublié certains, et je ne voudrais pas que ça se sache. En revanche, je veux savoir qui abuse de mes largesses.

-          J’ai accès à une carte, mais tous les frais sont vérifiables…

-          Fanny, je suis certain de votre honnêteté… je ne vous l’aurais pas dit si j’avais eu un doute sur vous…

Fanny se dandina de joie sur ses talons, comme une petite chèvre impatiente de servir son Monsieur Seguin :

-          Nous ne sommes pas si nombreux dans cette boite…Je veux une liste de noms, aujourd’hui. Vous regardez ça et me tenez au courant ?

-          Je m’en occupe tout de suite.

-          Merci ! Je savais que je pouvais compter sur vous, dit-il le sourire en coin, ravi d’avoir fait son effet.

Effectivement, Fanny fut très rapide à mener son enquête. Ses conclusions la remplirent de joie. Ils n’étaient vraiment pas nombreux à posséder une CB de l’entreprise. Elle ne tenait plus en place, elle piaffait d’impatience de délivrer les résultats de l’enquête…JP était en rendez-vous extérieur, cependant, il consentit à partager un café en fin de repas avec sa DRH.

Véronique vaquait à ses occupations sans se douter qu’un second basculement irréversible dans sa vie était en cours…

… Petite interruption volontaire du récit : vous qui suivez le cours de l’histoire d’un point de vue extérieur, il y a une certaine jouissance à observer la scène, tel des Dieux sur l’Olympe. Le destin de Véronique semble scellé par Zeus qui a ordonné à l’une des trois Parques de couper le fil : pour faire court, elle va morfler sévèrement… Mais, la volonté de Héra ou de la Vierge Marie, influe parfois sur le cours des choses, sans qu’on en comprenne les raisons, mais comme on dit, et à ce stade du récit, les voies du Seigneur restent impénétrables…

Zeus étant le maître des Cieux, il n’était pas question de tergiverser. Le destin de Véronique s’accomplirait d’une façon ou d’une autre. Il n’y aurait pas de mise à mort non plus, même si ça y ressemblait par certains points. Ce n'était plus la même époque : l’antiquité était bien révolue. Quel dommage !

L’éclair était lancé, il frapperait au moment voulu…

Fanny préparait à la hâte, la lettre de licenciement pour faute lourde, ainsi que la convocation à un entretien. Enfin, elle allait se débarrasser d’une de ses pestes qui ruinaient son pouvoir dans l’entreprise… Elle emporta ses documents afin de les faire signer au plus vite : JP, son patron, n’était pas un homme à s’embarrasser, savait-elle.

Fanny se présenta dans le restaurant où JP recevait des clients potentiels. Il lui fit signe de s’approcher de la table sans l’inviter à s’assoir pour autant. Ce qui la troubla :

-          Alors ? Vous avez la liste ?

-          Euh oui ! La voici…

-          Il n’y a que quatre noms : Léopold, Martial, le chef d’atelier, Véronique et vous…

-          On peut exclure Léopold, il est en arrêt maladie et j’ai sa carte.

-          On peut vous exclure aussi, je présume…

-          Humm ! Oui…

-          Donc, il reste Martial, le chef d’atelier, et Véronique. Intéressant !

-          J’ai contacté la banque et j’ai tracé les dépenses des deux cartes…

JP se redressa sur sa chaise en jetant un rapide coup d’œil à ses clients qui suivaient la scène avec intérêt, sans intervenir, mais sans rien comprendre non plus. Il fallait qu’il reprenne la direction du repas avant qu’une réaction intempestive vienne gêner sa stratégie :

-          Merci Fanny, il faut que je réfléchisse, la coupa-t-il. Merci d’avoir fait aussi vite. Vous devez avoir du boulot, je ne vous retiens pas d’avantage.

Fanny se sentit congédiée : c’était un comble. Une sourde colère semblait monter, mais elle se résigna et s’empourpra :

-          J’avais préparé des documents…

-          Merci de les déposer sur mon bureau, je verrai ça plus tard. En attendant que je statue : motus sur cette affaire, pas un mot, surtout pas de fuite. Je compte sur vous, comme d’habitude. Merci ma petite Fanny.

Elle ne savait plus où se mettre. Une seule solution pour sauver la face : retourner travailler. JP s’était comporté comme un mufle, comme d’habitude pourrait-on dire… Elle avait été traitée comme une vulgaire secrétaire intérimaire de banlieue.

Elle connaissait les résultats de son enquête, elle savait que le chef d’atelier n’avait rien à se reprocher, elle savait qui piquait dans la caisse allégrement. Elle se doutait que son patron le savait également, qu’il avait demandé une investigation pour avoir des preuves irréfutables, mais malgré ça, Véronique semblait conserver un capital sympathie… L’issue serait fatale de toute façon, il ne pouvait pas en être autrement.

 

15

 

   La journée se passa tranquillement pour tout le monde, un peu plus stressante pour Fanny, qui avait l’impression d’avoir raté quelque chose, alors que Véronique nageait toujours en plein bonheur… Puis vers les 17h, Fanny reçut un texto du patron :

« Le problème sera réglé demain matin à 10h dans mon bureau. Vous préviendrez Martial, le chef d’atelier et Véronique, pour que je les reçoive en même temps. 30’ plus tôt suffira comme délai de prévenance. Merci »

Ce n’était pas la peine de répondre. La consigne était claire… Ainsi JP avait élaboré un plan pour coincer le coupable. Fanny se sentit quelque peu exclue.

Cet homme l’exaspérait. Il n’était pas intelligent, il n’avait aucun diplôme, mais il était malin - oh ! ça oui - Il était très malin ! Il savait très bien tirer profit de n’importe quelle situation. C’était de cette façon qu’il avait réussi dans les affaires… Fanny avait de l’admiration et de la répulsion en même temps pour JP. Elle pensait vraiment qu’il ne méritait pas sa place, et que sans elle, la boite n’irait pas très loin…

En fait, tous les collaborateurs du patron avaient une haute idée de leur fonction au sein de l’entreprise : ils se sentaient tous indispensables. Surtout, ils étaient persuadés que leur patron était un âne alcoolique et analphabète, dégrossi par la chance qu’il avait d’être aussi bien entouré… Les fantasmes des employés sont sans limites dès qu’on les flatte un peu, pensa JP en regardant passer Fanny, menton relevé et nez collé au plafond.

Du coup, il se servirait de cette histoire pour remettre tout le monde sur les rails du droit chemin : le sien !

Lorsque Fanny apparut dans le bureau de JP pour finaliser la mise en scène, celui-ci décida de la délocaliser au dernier moment, de son bureau vers la salle de réunion, bien plus vaste.

La salle était rectangulaire, mais la table y était ovale, rappelant le bureau du président des Etats-Unis : ce que JP ne manquait jamais de rappeler lorsqu’il recevait des clients. Là, sa beauferie rencontrait souvent la prétention la plus crasse. Quand il s’agit de se moquer des autres, on trouve toujours plus bête que soi… Dès que le décor fut planté, il demanda à Fanny d’envoyer un mail à Martial et à Véronique pour les inviter à une réunion… Trente minutes de battement devaient suffire pour les faire venir.

Véronique, du fait de sa proximité géographique, se présenta en premier, l’air serein. Martial suivit dix bonnes minutes plus tard, l’air préoccupé. Ils furent accueillis chaleureusement par JP qui les gratifia d’une virile poignée de main. Il les invita à s’assoir tout en demandant à Fanny de commander du café pour tout le monde : elle s’en acquitta sans broncher.

-          Bonjour à tous. Excusez-moi de ne pas vous avoir prévenu plus tôt de l’organisation de cette réunion. C’est de ma faute, j’avais oublié de la programmer. J’espère que je ne vous arrache pas à des problèmes lourds à gérer. On en n’aura pas pour très longtemps.

JP détendait l’atmosphère tout de suite. Ce n’était pas si fréquent, pensèrent-ils. Mais c’était agréable à entendre.

-          Ce matin, nous allons parler d’argent. Plus particulièrement, de mon argent, dit-il toujours aussi souriant.

Il fit un lent tour de table en fixant du regard les présents, semblant sonder leur âme. Il adorait faire ça : ça mettait mal à l’aise ses interlocuteurs, ça créait une brèche dans leur carapace.

Fanny ne pipait pas un mot. Son visage n’exprimait aucun sentiment. Elle gardait ses doigts croisés, ses mains posées devant elle, sur son dossier. Elle rayonnait d’une joie intérieure dont l’intensité n’était pas mesurable pour le moment. Son professionnalisme tournait à plein régime.

-          Véronique, Martial, je connais le sérieux de votre travail, je vous remercie du dévouement que vous avez pour notre entreprise. Sincèrement, je vous dis merci du fond du cœur.

Véronique et Martial, remercièrent leur patron quasiment en même temps, en remuant à peine les lèvres : un merci silencieux. En fait, ils ne comprenaient rien à ce qui se passait. Où voulait-il en venir ?

-          Martial, vous avez une carte bleue de l’entreprise que vous utilisez pour des faux frais. Cependant, il y a des dépenses que je ne comprends pas.

Les deux sursautèrent en même temps dans leur siège, mais visiblement pas pour les mêmes raisons :

-          JP, toutes mes dépenses sont vérifiables. Je donne les souches de mes cartes régulièrement à la comptabilité. Véronique, ici présente, peut en attester…

Véronique approuva d’un signe de tête.

-          Jusqu’à présent, il n’y avait aucun problème. Je ne comprends pas d’où pourrait venir le problème, s’il y en avait un, bien sûr. En tous cas, je suis à votre disposition pour tout expliquer, dit-il l’air très embarrassé.

-          Fanny, vous exposera le problème. Rien de bien grave, je suis sûr qu’on trouvera la raison. Peut-être avez-vous égaré un ticket de caisse ? Vous verrez ça avec Fanny.

JP ne tutoyait plus, il était passé au vouvoiement, qui marquait la nette différence entre avant et un après mystérieux, plein de dangers. La franche camaraderie n’était plus de mise. Véronique, comme Martial remarquèrent un changement de ton.

L’inquiétude monta d’un cran.

Martial demanda à quitter la réunion, maintenant que son tour était passé : JP lui demanda poliment de rester encore un instant.

-          Véronique, vous avez brillamment remplacé Léopold au pied levé suite à son arrêt maladie. Je vous en remercie.

Véronique transpirait fortement. La sueur coulait le long de sa colonne vertébrale, mouillant le dos de son frêle chemisier et le dossier de sa chaise. Jamais JP ne l’avait vouvoyé en presque vingt ans de carrière. Ce changement brutal n’augurait rien de bon.

-          Vous bénéficiez d’une carte bleue de l’entreprise. Tout semble en ordre. Oui, c’est parfait.

Fanny interrompit son rôle de sphinx pour marquer sa surprise. Véronique se redressa sur son siège. Jamais les chaises de la salle de réunion ne lui avaient paru aussi inconfortables.

JP leva la main en direction de Fanny. Un geste furtif pour lui signaler que ce n’était pas encore fini.

-          Cependant, j’ai remarqué des retraits en espèces, plusieurs fois par mois, depuis quelques mois. Pouvez-vous nous dire de quoi il s’agit ?

Martial chaussa son masque d’incrédulité, et dévisagea Véronique.

-          Oui, bien sûr, bredouilla-t-elle. Comme ça, je ne sais pas, il faudrait que je voie les comptes. Je peux m’en occuper ce matin.

D’un geste brusque, Fanny lui tendit le dossier qui était sur la table devant elle depuis le début de la réunion. La chemise ne contenait qu’une page.

-          Merci, je vais pouvoir vous expliquer tout de suite, alors !

-          Nous vous écoutons, Véronique. Je suis impatient d’entendre ces explications.

-          Bien ! Ce n’est pas compliqué. Il y a des paiements par CB directement ; cela concerne des frais de bouche, et des paiements en liquide pour le même motif.

-          Qui, d’après vous, a accès à ces frais de bouche ?

-          A part vous, je ne sais pas.

-          Véronique, il n’y a que moi. Vous le savez très bien. Vous êtes ma comptable depuis longtemps, on se connait personnellement depuis longtemps, également. Comment avez-vous pu me faire ça ?

Martial commençait à comprendre ce qui se passait. Il était éberlué de ce qu’il devinait.

Tous les regards convergeaient vers la petite Véronique qui aurait bien voulu se transformer en toute petite souris et disparaitre sous la table. Elle tremblait. Elle le savait, elle était démasquée. Ses yeux s’embuèrent. Encore quelques minutes et elle pleurerait.

-          Merci Martial ! Vous pouvez nous laisser. Je vous rappellerai plus tard. Je vous demanderai de garder le silence total.

-          Bien sûr ! répondit l’homme tout penaud.

JP attendit que Martial referme bien la porte pour continuer son interrogatoire. Fanny gardait le silence, mais elle jubilait. La petite teigne allait être écrasée d’un coup de talon. Le coup fatal était proche :

-          Véro ! On se connait depuis longtemps, toi et moi. Je connais ton mari, Michel, depuis encore plus longtemps. Je vous considère tous les deux comme des amis… Qu’est-ce qui se passe ma petite Véro ? Tu as besoin d’argent ? Tu as des ennuis ? Tu sais, je peux tout entendre.

Ce retour à la familiarité exaspéra Fanny au plus haut point. JP était un businessman avec une âme de pirate. Il pouvait faire tout et son contraire dans la même journée. Ce revirement n’était peut-être pas un bon signe…

Véronique éclata en sanglots. Elle demanda pardon pour ce qu’elle avait fait, comme une petite fille aurait pu le faire devant ses parents. Elle reconnut qu’elle avait fait ces retraits. Cependant, elle refusa d’exprimer les raisons de son geste… Là, JP demanda à Fanny d’intervenir :

-          Véronique ! Attaqua-t-elle. Le vol est une faute lourde et vous allez être licenciée sur le champ, sans indemnité. Vous avez reconnu votre faute. Vous avez conscience de ce qui va se passer, maintenant ?

-          Merci Fanny ! La reprit JP. Ce n’est pas un entretien préalable. Pour le moment on discute entre nous. Cette partie de la réunion est purement informelle… Cependant, je souhaiterais connaitre tes motivations. Allons, Véro ! je voudrais t’aider, mais pour ça, il faut me parler.

Véronique était désarçonnée. Le ping-pong entre Fanny et JP fonctionnait à merveille. La méchante et le gentil patron : comme un titre de film pour les grands naïfs qui pensaient pouvoir choisir entre l’enclume et le marteau.

-          On va appeler Michel ! Il pourra sûrement dénouer cette histoire.

-          Non ! pas mon mari ! S’il te plait JP ! Ne mêle pas Michel à ça ! Il n’est pas au courant.

-          Michel n’est pas au courant ? Mais il est pour qui, cet argent ?

-          Monsieur, j’ai la lettre de licenciement avec le motif. Véronique n’a plus qu’à le signer et quitter son poste…

Véronique pleurait à chaudes larmes, maintenant. Elle venait de prendre conscience que ses rêves de grandeur n’étaient pas devenus réalité, alors que le cauchemar qu’elle vivait à l’instant, lui, était bien réel.

-          Allons, Véro ! Je fais des efforts, là. Il faut m’aider un peu. Tu ne veux pas nous parler, et tu ne veux pas que je parle avec Michel. Tu ne me donnes pas beaucoup de choix !

… J’interromps votre récit pour vous expliquer comment se déroule ce joli piège… L’entretien surprise est une redoutable chausse-trappe. Il est quasiment impossible d’en réchapper. Il y a toujours plusieurs protagonistes, dans ce cas, au moins deux, pour vous coincer. Cet entretien est toujours construit, jamais improvisé même s’il en a l’air… Véronique s’est laissée prendre comme dans des sables mouvants. Plus vous résistez, plus vous vous enfoncez, surtout si vous avez des choses à cacher ou à vous reprocher. C’est une sorte de stratégie de l’étouffement… Il existe quand même une parade : dès que vous sentez que vous allez vous faire prendre, il faut se lever et quitter la réunion sur le champ. Mais pour ça, il faut un autre entrainement et du tempérament… Véronique pensait s’en sortir comme ça, en restant elle-même, en jouant sur l’émotionnel. Grave erreur… La scène n’est pas terminée : la suite promet d’être croustillante…

 

16

 

   Véronique se sentit lasse. Elle demanda à aller aux toilettes. JP consentit à desserrer son étau… Lorsqu’elle sortit de la salle de réunion, Maryse était dans le couloir, qui l’attendait, anxieuse. Bien évidemment, Martial n’avait pas su se taire. Mais, là aussi, c’était prévu. Il fallait faire fuiter l’événement du jour pour que JP puisse s’en servir plus tard à bon escient. C’était bien le diable si ça ne fonctionnerait pas ce jour-là.

Fanny et JP étaient restés dans la salle de réunion. C’était le bon moment pour faire un debriefing. Fanny ne cachait pas sa satisfaction d’avoir pu coincer une des deux teignes…JP, plus pragmatique, annonça qu’il voulait parler au mari de Véronique, le brave Michel.

La meilleure façon était de l’avoir quelques minutes au téléphone :

-          Allo Michel ? Ça va ? C’est JP ! Comment tu vas depuis tout ce temps ? Je ne te dérange pas au moins ?

-          Bonjour Jean-Pierre ! Ça va, ça va ! Qu’est-ce qui se passe ? Véro va bien ?

-          Justement, je t’appelle parce qu’il y a un problème. Je ne vais pas passer par quatre chemins, je n’ai pas le temps… Il y a des erreurs dans la comptabilité et Véro ne sait pas ou ne veut pas l’expliquer.

-          JP ! Tu ne veux quand même pas dire que Véro a fait des malversations tout de même ?... Ce n’est pas possible, JP, c’est une plaisanterie ? … Je connais ma femme par cœur, et je ne la vois pas faire ça…Il doit y avoir une explication plausible. Qu’a-t-elle dit ?

JP sentait bien qu’à l’autre bout du fil, son interlocuteur commençait à défaillir : le stress montait.

-          Justement Michel, elle ne dit rien. Elle est sortie se rafraichir, elle va revenir dans quelques minutes, j’ai préféré tenter de parler avec toi pour comprendre… C’est une affaire importante, je vais être obligé de prendre une décision appropriée pour tout le monde.

-          Ah ben ça, alors ! Tu parles de virer Véro ?

-          C’est une éventualité.

-          Je peux lui parler ?

-          Bien sûr ! J’allais te le proposer.

Véronique faisait sa réapparition. Elle avait été un peu obligée de cracher le morceau à Maryse, qui en était restée interdite… JP était au téléphone, elle entra sans faire de bruit pour ne pas gêner la conversation… Il se leva et tendit le portable à Véronique, qui le prit du bout des doigts. JP lui fit signe de parler :

-          Allo ?

-          Ouais, c’est moi ! C’est quoi cette histoire ? JP m’a parlé de malversation. Qu’est-ce qui se passe ?

-          Ce n’est rien ! C’est sûrement une erreur.

-          … mais tu peux l’expliquer ?

-          Non ! Je ne peux pas…

-          Quoi ?... Tu plaisantes Véro, ou quoi ?

-          Ecoute ! Ça ne te regarde pas.

-          Quoi ? … Repasse-moi JP, s’il te plait.

Véronique redonna le portable à JP en lui disant que son mari voulait lui parler.

-          JP ? J’arrive, je vais parler à Véro, tout va s’arranger.

JP posa son portable sur la table, devant lui. Fanny ne disait rien, mais elle n’en perdait pas une miette… JP avait préféré taire la venue de Michel à Véronique. La surprise dénouerait sûrement le problème, pensa-t-il.

Michel était sur les nerfs. Il se rappela toutes les conversations avec Véronique lors de leurs disputes : elles ne menaient quasiment jamais nulle part… Il roulait vite, il fallait que cette histoire aboutisse. Véronique pouvait être butée dans son genre, mais il y avait obligatoirement une raison : il suffisait qu’elle s’explique…

Il se gara devant l’entrée de l’entreprise. Pas question de perdre du temps à chercher une place sur le parking : il n’en avait pas pour longtemps. Véronique était têtue, mais pas au point de perdre son job.

Il croisa Maryse dans les couloirs ; il s’arrêta pour lui faire la bise. Elle lui fit signe qu’elle voulait lui parler en privé. Que se passait-il donc ? La matinée devenait de plus en plus étrange.

-          Faut que je te parle deux secondes, Michel. C’est important.

-          C’est à propos de Véro ?

Elle acquiesça d’un mouvement de tête, accompagné d’une grimace. Son visage était décomposé : ça avait l’air grave… Michel ressentit une légère douleur dans les tempes : ses veines étaient gonflées.

-          Que se passe-t-il, à la fin ?

-          Michel ! Véro a détourné de l’argent. C’est sûr, elle me l’a dit avant que tu viennes. La bonne nouvelle, c’est qu’il s’agit de petites sommes, facilement remboursables.

-          … mais ce n’est pas possible, ça ! Pourquoi l’aurait-elle fait ?

-          Ben… C’est difficile à dire ! … Mais, ce n’est pas pour elle, c’est pour quelqu’un d’autre.

-          Pour qui ? Une association caritative ? Une église ? …

A ce moment précis, Maryse se mordit la langue : elle ne voulait pas trahir son amie, mais elle jugea que l’enjeu était décidément trop important pour se taire :

-          Non !... Pour son amant ! lâcha-t-elle, anxieuse.

-          Quoi ?... Mais tu es en plein délire, Maryse ! Allons, qu’est-ce que tu racontes, là. T’as vraiment un grain, toi.

-          Tu lui poseras la question toi-même. C’est mieux…

Michel en avait assez entendu, il rompit la conversation sans rien attendre d’autre de Maryse, qui le regarda partir, dépitée… La secrétaire de Jean-Pierre apparut au bon moment, pour guider Michel vers la salle de réunion.

JP l’accueillit fraternellement.

Fanny resta assise : elle remua à peine les lèvres pour dire bonjour. Elle attendait le dénouement avec impatience.

Véronique éclata en sanglots lorsqu’elle aperçut son mari. Là, c’en était trop ! la souricière se refermait sur elle. Plus d’échappatoire possible. Le moment de vérité était pour tout de suite.

Michel fut surpris de cet accueil larmoyant. Il commençait sérieusement à douter. Jamais une situation ne lui avait paru aussi bizarre… Il refusa de s’assoir, dédaignant la chaise que lui indiquait JP :

-          Bon, Véro ! Que se passe-t-il ?

-          Que fais-tu ici ?

-          JP m’a appelé. Peut-être que tu pourras nous expliquer cette histoire de malversation, même si je n’y crois pas.

JP lui coupa la parole :

-          Michel ! Il y a malversation. Ce qu’on voudrait savoir, c’est pourquoi ?

-          Donc, JP dit que tu as piqué dans la caisse. Est-ce vrai ?

-          Oui ! bafouilla-t-elle.

Michel leva les yeux au ciel, ou plus exactement, au plafond :

-          Pour qui ? Pour quoi ?

-          Pour quelqu’un…

Michel se souvint de ce que lui avait dit Maryse quelques minutes plus tôt. Donc, c’était vrai…

-          Ce n’est… pas possible !

JP se leva et vint à la rencontre de Michel.

-          Viens avec moi. On va dans mon bureau…Fanny, vous restez avec Véronique s’il vous plait. On revient dans cinq minutes.

Le bureau de JP se trouvait à l’autre bout du couloir. Les deux hommes s’y dirigèrent d’un pas rapide, essayant de ne pas dévisager les collègues qui les regardaient avec insistance, sans oser les interrompre…

JP demanda à sa secrétaire d’apporter du café aux deux femmes restées dans la salle de réunion : ce qu’elle fit avec zèle et empressement. Ce qui lui permettait de se débarrasser d’elle quelques instants.

-          Michel ! Tu viens de l’entendre, Véronique a reconnu la malversation, et surtout qu’elle avait agi pour quelqu’un. C’est très grave. Que dois-je faire d’après toi ?

Michel baissa la tête. Il avait compris la question et le jeu, qui consistait à répondre en donnant même la sentence.

-          Je ne sais pas quoi dire, JP. Je croyais connaitre chaque centimètre de ma femme, et là, je découvre presque une inconnue… Je te présente mes excuses, JP.

-          Je crains fort que des excuses ne soient pas vraiment à la hauteur de la situation.

-          Je me doute bien que c’est grave. Je ne sais pas quoi te dire.

Michel espérait encore qu’il fût possible d’infléchir le cours de l’histoire en faisant semblant de ne pas répondre :

-          Michel ! Nous nous connaissons depuis longtemps. Nous sommes amis de longue date, et à ce titre, je vais faire un geste… Je vais proposer une rupture conventionnelle à Véronique. Un licenciement à l’amiable, avec des indemnités légales, le chômage. Elle partira avec les honneurs, mais elle devra quitter l’entreprise. Tu comprends ma position ?... En tant que chef d’entreprise, je me dois de diriger mon business d’une main de fer. Je ne peux pas laisser passer ça. Je vais perdre un excellent élément, mais Véronique ne m’en donne pas le choix.

Michel était acculé. La proposition n’était pas négligeable. Un licenciement pour faute grave priverait Véronique d’indemnités et des allocations chômages. En fait, refuser n’était même pas envisageable… Ce n’était même pas assimilable à du chantage. Non ! c’était une défaite en rase campagne, sans condition.

… Petite interruption volontaire du récit : la séparation doit être vécue comme un sacrifice. Véronique est sacrifiée sur l’autel du pragmatisme. Il n’y a plus d’amitié qui tienne, plus d’efforts à faire, plus personne à supporter. La condamnation est sans équivoque possible. Véronique est coupable, elle doit périr d’une façon ou d’une autre…Eh oui ! dans le business, il n’y a pas de place pour les sentiments, ni pour les naïfs… Michel et Véronique viennent de tester la solidité des liens de leur amitié avec JP. Ceux-ci ont craqué en un rien de temps. L’atterrissage n’en sera que plus intéressant…pour nous, hum ! …

 

17

 

   Pendant que JP discutait avec Michel, Fanny était à la manœuvre pour faire signer les papiers de rupture conventionnelle déjà préparés. Véronique réagissait comme un robot, elle signait sans lire, sans comprendre, en reniflant de temps en temps, elle avait cessé de pleurer. Son maquillage avait coulé avec ses larmes et ses fantasmes… Fanny battait des records d’hypocrisie, sa maitrise mériterait un César. Elle obtint même le consentement de Véronique pour qu’elle quitte l’entreprise à l’issue de l’entretien. Du grand art !

Tout avait été réglé comme du papier à musique : au moment où Véronique quittait la salle de réunion, Michel sortait du bureau de JP. Le concerto avait pris fin.

Fanny eut même l’indélicatesse de demander au service informatique de bloquer l’adresse mail de Véronique sur le champ, alors qu’ils étaient tous dans le couloir… Maryse y était restée une bonne partie de la matinée, dans l’espoir de parler avec sa collègue et amie, mais Michel ne voulait pas s’attarder et poussait Véronique vers la sortie : elles se parleraient plus tard.

Véronique prit place dans la voiture de son mari sans dire un mot, totalement abasourdie par ce qui venait de se passer. L’ambiance était glaciale dans l’habitacle. Ils roulaient en direction de la maison. Véronique était assise à la place du mort, qui cette fois-ci, portait bien son surnom.

Michel n’y pouvant plus, rompit le silence :

-          Qu’est-ce qui t’a pris, bon sang ?

-          Sais pas !

-          Comment ça ? Tu ne sais pas ! Tu te fous de moi, ou quoi ?

Véronique éclata à nouveau en sanglots.

-          Tu te comportes vraiment comme une gamine. Une enfant gâtée. Une égoïste. C’est tout ce que tu es.

-          Je t’en prie, Michel. Tais-toi ! Je n’ai pas besoin de tes sermons. J’en ai assez entendu pour aujourd’hui.

-          Mais tu as complètement pété les plombs, ma parole ! Je veux que tu me parles, tu m’entends ?

-          Je te parlerai quand on sera arrivé à la maison. Laisse-moi souffler un peu, s’il te plait, dit-elle en reniflant.

Michel resta interloqué… Enfin ! Elle allait tout lui avouer. Elle devait en avoir des choses à se faire pardonner ? … Qu’importe ce qu’elle avait d’important à dire : il remettrait définitivement les pendules à l’heure, ce soir.

Cependant, ça ne se passa pas comme il l’espérait… Véronique sortit précipitamment du véhicule, à peine placé dans le garage. Comme si elle cherchait à fuir une inévitable sentence, tout en se jetant dans la gueule du loup… Elle monta dans sa chambre, prit son sac de sport, et commença à le remplir de vêtements de rechange. Michel la suivit en tentant de l’arrêter. Que faisait-elle encore ?... Les enfants n’étaient pas encore rentrés de l’école. Ils ne rentraient jamais pour déjeuner et préféraient rester à la cantine avec leurs amis. Ce qui donnait encore un peu de temps à Véronique pour leur parler… Michel, lui, ne tenait plus en place. Il bouillait ! Il était à deux doigts de la gifler. Il en avait envie, tellement elle se montrait hautaine et incohérente. Il y avait bien quelque chose pour la réveiller et l’arrêter dans son délire, tout de même ?

Il lui arracha le sac des mains, il la força à lui faire face. Il ruminait de rage. Elle baissa les yeux en murmurant « tu me fais mal ».

Elle se libéra facilement des mains de Michel, puis s’écarta de lui. Dans un soupir, elle céda :

-          Je sais que tu le sais. Maryse t’a donné le message, n’est-ce pas ?

-          Tu parles de… Tu aurais un amant ? Non, je n’y crois pas. Elle est folle cette Maryse, elle t’a bien embringuée celle-là… Comment as-tu pu détourner de l’argent ? Pourquoi ?

-          Parce que j’ai un amant… qui a besoin d’argent… voilà tout. Tout est de ma faute. Il ne m’a pas demandé de taper dans la caisse. Je suis la seule responsable.

-          Arrête ton bla-bla ! Je ne te crois pas…

-          … Mais tu vas ouvrir les yeux, pour une fois ? Quand vas-tu arrêter de me prendre pour une idiote ? Je te dis la vérité, cria-t-elle.

Cette fois-ci, Michel, lâcha prise. Il soupira, baissa la tête, tenta de se poser quelque part. Véronique était assise sur le lit, il ne voulait pas la rejoindre. Il sortit, récupéra une chaise et revint s’installer en face de sa femme :

-          Je n’arrive pas à le croire.

-          Il faudra bien, parce que je pars le rejoindre… Je parlerai aux enfants plus tard.

-          Tu ne vas aller nulle part. Je veux la vérité… Qui c’est, ce mec ?

-          Tu ne le connais pas… Je l’ai rencontré lors de l’anniversaire de JP. Il était intérimaire. On s’est plu tout de suite. Le coup de foudre, quoi !

-          Sans blague ! Un coup de foudre !... Admettons que ça soit vrai. Ça ressemble aussi à un piège, non ? Tu t’es fait avoir !

-          Tu me prends pour qui ? Pour une conne sans cervelle ? Comme d’habitude, tu minimises tout ce qui me touche. Je ne suis capable de rien sans toi. Eh bien, non ! Il m’aime et je l’aime, et je pars le retrouver.

-          Et puis quoi encore ? … Tu vas aller nulle part… Donc, moi, tu ne m’aimes plus ?

Véronique sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle ne voulait pas répondre. Cette fois-ci, l’émotion fut trop forte à supporter :

-          S’il te plait ! Laisse-moi ! J’en peux plus… J’ai besoin de réfléchir à tout ça, un peu d’éloignement me fera du bien. La matinée a été très dure. La journée n’est pas finie. Qui sait comment ça se terminera ? J’en bave assez comme ça depuis ce matin.

-          Qui sème le vent, récolte la tempête, ma petite fille.

Michel avait sifflé sa phrase entre les dents, comme une évidence ou une claque, qui pouvait tout remettre à sa place.

Véronique soupira, se leva, elle n’avait plus envie de discuter. Elle continua de remplir son sac, dépitée par la réponse de Michel. Décidément, il ne changerait jamais.

A son tour, Michel se leva :

-          Faut que je retourne au boulot ! A ce soir !... On s’en sortira.

… Hum ! Véronique a été plus forte que prévue, vous ne trouvez pas ? Elle a réussi à cracher le morceau. On peut dire que cette épreuve lui a permis de s’affirmer. Il faut beaucoup de courage pour dire à son mari qu’on en aime un autre. Cette fois-ci, c’est Michel qui nous ferait presque pitié. Il ne comprend rien. Tant pis pour lui…

   Michel était sorti de la chambre avec une boule au ventre. Il était contrarié mais il ne montrait rien. Mais dès qu’il fut dans la rue, il eut une forte envie de pleurer. Il se retint. Ce n’était pas le moment. Il ne voulait pas se donner en spectacle, dans sa rue, devant son voisinage… Dans la voiture, il alluma le lecteur de CD, y enfourna un vieil album de Johnny Hallyday : « Mon P’tit Loup » cracha des enceintes. Il monta le son très fort. Lui, qui voulait quitter la maison discrètement, attira tous les regards dès qu’il fut sur la route. Chaque feu de signalisation devenait un obstacle qu’il ne pouvait contourner, l’obligeant à faire profil bas à chaque arrêt ; Johnny hurlant dans l’habitacle de la voiture.

Il s’était mordu la langue plusieurs fois pour ne pas créer une crise supplémentaire entre eux, mais là, le choc était rude. D’abord, les malversations dans les comptes de l’entreprise, le licenciement, puis un amant ; tout ça en une seule petite matinée. C’était trop ! Beaucoup trop !... Il n’avait rien vu venir, rien du tout. Il avait l’impression d’être dans un film, un cauchemar : il allait se réveiller, c’était imminent… une voiture, derrière lui, klaxonna, le feu était repassé au vert. La réalité le sortit de sa torpeur. Il ne dormait pas, il était bien au volant de sa voiture. Donc, s’il était bien en voiture, c’est que toute l’histoire était en train de se dérouler.

Il se gara, ouvrit la portière, pencha la tête et vomit tout son saoûl. Il cracha jusqu’à la bile, contracta ses abdominaux le plus possible pour se vider entièrement : il ressentait le besoin de se purger d’un mal… Cela faisait des années qu’il n’avait pas vomi de la sorte. Il se dit qu’il avait l’air d’un pochetron en fin de soirée.

Johnny hurlait toujours autant. Il coupa la musique.

Son téléphone sonna : c’était son adjoint. Il ne pouvait pas lui parler dans cet état. Il coupa l’appel. Il rappellerait plus tard… Il vit sur le trottoir une fontaine Wallace. Il s’approcha en titubant, pour se nettoyer la bouche et se désaltérer un peu. Son mouchoir était imbibé de bile : il ne pouvait même pas s’en servir pour s’essuyer. Il vivait les yeux ouverts dans une sorte de fin du monde. Il réalisa qu’il ne pourrait pas travailler cet après-midi-là. Il lui fallait une pause pour digérer toutes ces informations et calmer son ventre.

Son téléphone sonna de nouveau : il prit l’appel, encore son adjoint. Michel ne lui laissa pas le temps de parler, il l’interrompit pour lui annoncer qu’il ne viendrait pas travailler parce qu’il n’était pas bien. Au moment même où il prononçait ces mots, il se sentit défaillir : effectivement, il était bien malade.

Il n’aurait jamais dû repartir. Il remonta en voiture et fit demi-tour pour rentrer chez lui.

Lorsqu’il arriva, il eut une forte appréhension : la maison semblait vide. Il pénétra rapidement, appela sa femme : le son de sa voix se perdit dans les étages. Il grimpa les escaliers jusqu’à leur chambre… Véronique n’y était pas, son sac de voyage non plus. Juste un petit mot scotché sur l’écran de la télé qui se trouvait sur le meuble devant le lit.

« Excuse-moi ! »

Michel arracha le mot et pleura nerveusement… Que fallait-il faire, maintenant ? Il resta un long moment assis sur le lit, la tête dans les mains, sans penser à rien, quand le visage de Maryse lui apparut soudainement. Oui, bien sûr ! Cette folle devait savoir quelque chose, se dit-il !

Il l’appela :

-          Maryse ? C’est Michel !... Non, ça ne va pas, mais on fera avec. Dis-moi, Véronique n’est plus à la maison. Sais-tu où elle pourrait être ?

-          Non, du tout !... On pourrait peut-être se voir ? Ça serait bien qu’on se parle, tu ne crois pas ? Je finis à 17h.

-          D’accord ! Je passe te prendre à 17h…à tout de suite.

Ça tombait bien ! C’était exactement ce que Michel voulait faire : parler avec Maryse. D’ailleurs, elle semblait être dans de bonnes dispositions pour soulager sa propre âme torturée.

Elle le rejoignit dans un café proche du boulot, elle arriva en trombe, comme si elle allait rater un avion. Michel se leva pour l’accueillir : ils se firent la bise comme de vieux amis, qu’ils étaient encore.

-          Alors ? Véro n’est pas à la maison ?

-          Ben, non ! Je comptais sur toi pour me dire où elle est passée. Ce matin, tu as semblé en savoir long sur sa vie secrète.

-          Honnêtement ! Je ne sais pas où elle se trouve, mais je peux te dire avec qui elle se trouve…

-          … avec son amant ?

-          Avant de parler de tout ça, je voudrais te dire les raisons qui me poussent à te parler… Véro est une bonne copine, je l’aime beaucoup, c’était une bonne collègue aussi. Mais toi aussi, je t’estime. Ce n’est pas de la délation que je fais, mais ce matin, le licenciement de Véro m’a laissée sur le cul ! Je crois qu’elle est partie dans un délire incontrôlable, il lui faut de l’aide, plus que des reproches. Si je peux t’aider aussi, ça sera avec plaisir…

-          D’accord ! Dis-moi ce qui se passe, maintenant…

-          Je vais y venir…

Michel s’impatientait. Il voyait bien que Maryse allait cracher le morceau, mais son bla-bla pour se protéger du son supposé courroux, l’exaspérait.

-          … Oui ! Véro a un amant : depuis plusieurs mois. C’est un peintre en bâtiment, un intérimaire que j’avais recruté pour une mission… c’est un Arabe, aussi.

Maryse avait prononcé le mot fatidique « Arabe », comme si Véronique avait attrapé des poux, ou pire, une M.S.T… Quant à Michel, il ne savait pas encore si la nouvelle était plus gênante que le racisme affiché de son amie. Après tout, l’amant, qu’il soit arabe ou pas, était surtout un homme qui prenait sa place. Pour le moment, il ingurgitait les informations, il réfléchirait plus tard :

-          … J’ai son adresse. Il habite dans la grande cité HLM des 5000, pas très loin d’ici. Je suppose que Véro est partie chez lui.

Michel fit la grimace lorsqu’il apprit l’adresse : sa femme n’avait pas choisi son lieu de retraite au château de Versailles, et le prince charmant habitait la pire des barres de banlieue, loin des Mille-et-une-nuits.

-          Honnêtement ! Je ne le trouve pas très beau. Il est grossier, pas très intelligent. Je ne sais pas ce qu’elle lui trouve… Il n’a rien pour lui, le pauvre…

-          Est-ce que c’est censé me rassurer ?

-          Excuse-moi, Michel ! Ce n’est pas ce que je voulais dire…

-          D’accord ! Continue… Sinon, le détournement d’argent, c’était pour lui ?

-          Je suppose… En fait, je l’ai appris ce matin par Véro. J’étais inquiète. Je ne comprenais pas pourquoi elle avait été convoquée… Tu sais, JP lui a fait une fleur en lui faisant une rupture conventionnelle. Elle avait droit à un licenciement pour faute grave. Crois-moi, Fanny, qui est une peau de vache, avait préparé les documents pour virer Véro sur le champ… De cette façon, elle pourra retrouver du travail rapidement…

Leur boisson tiédissait.

Maryse raconta toute l’histoire depuis le début. Michel éprouva un certain malaise en l’écoutant : il n’avait rien vu, ni rien soupçonné non plus… Il ne put réprimer un soupir sonore lorsqu’il apprit que l’abonnement à la salle de sport était bidon. Véro avait été très maligne.

Il s’en voulait de n’avoir pas su combler les attentes de sa femme. Ses réflexions restèrent dans sa tête, il ne voulait pas en faire part à Maryse. Cependant, il comprenait le rôle qu’elle avait pu jouer, celui de conseillère pour la cadrer, puis de frein. Mais Véronique était partie dans le décor malgré les avertissements de son amie.

Deux bonnes heures plus tard, Maryse prit congé de Michel : ils s’étaient tout dit… Ils se firent la bise, ce qui rassura Maryse : ils étaient toujours amis, semblait-il… Pour lui, il était clair qu’il n’aimait pas cette femme et il ne ferait aucun effort pour la revoir. Elle avait utilisé l’adverbe « honnêtement », un peu trop souvent à son gout, pour être vraiment honnête. Et dire qu’ils étaient amis depuis plus de vingt ans !

Personne n’avait osé toucher aux consommations. Michel avait pris un demi, machinalement, alors que Maryse s’était laissée tenter par un Jet27. Les deux verres étaient restés pleins… Impossible d’avaler quoi que ce soit : Michel avait sa boule au ventre, et Maryse n’était pas sûre que cela soit le bon moment pour savourer un apéritif. Ils n’avaient rien à célébrer non plus.

Maryse s’éclipsa aussi vite qu’elle était venue : comme une tornade. Michel souffla. Il était soulagé qu’elle soit partie, en fin de compte. Il contempla le bout de papier où était noté l’adresse de Rachid… il appela le serveur et commanda un shot de gin, qu’il avala cul-sec. Cet alcool fort le secoua de la tête aux pieds : effet réussi.

Il se leva. Il était temps qu’il entre en action. Il décida d’aller faire un tour du côté de la cité des 5000.

Il faisait nuit noire lorsqu’il arriva en vue de la cité. Il roulait au pas, comme c’était indiqué sur les panneaux : « Automobilistes, attention ! Nombreux enfants ». Un lampadaire sur deux était allumé, il n’y voyait pas à dix mètres. Le parking avait l’air plein. Il fit le tour une fois, puis deux, puis trois, avant de s’immobiliser sur une place libre. Il scruta la barre devant lui : des milliers de fenêtres étaient éclairées… Il régnait un calme étrange sur ce parking. Il n’aperçut aucune âme qui vive… Il se sentit encore plus seul.

Il resta dans la voiture, silencieux, pendant de longues minutes, à regarder ce monstrueux village horizontal… Si Véronique était bien là, il se rendit compte que ça ne servait à rien d’aller la chercher… Il était impuissant : la Terre tournerait sans lui encore un bout de temps.

Il démarra et rentra à la maison.

… Jusqu’à présent, nous suivions les pérégrinations de Véronique avec plus ou moins de ravissement. Cette fois-ci, c’est Michel qui s’est pris le coup sur la tête : un point partout… Le brave Michel ne méritait pas un tel sort : Pourtant, en ne voulant pas récupérer sa femme chez son amant, il vient de trouver une porte de sortie qui lui permettra peut-être de garder les pieds sur terre, et la tête sur les épaules… Zeus ne lancera pas la foudre, pour l’instant. Désolé !

Amis lecteurs, les choses sont parfois compliquées, voire impénétrables, au royaume des Cieux…

 

18

 

   Michel ne s’était pas attardé plus longtemps : de toute façon, il ne pouvait rien faire. Il finit par retourner dans sa banlieue prétentieuse… Chez lui, il vivait comme sur une autre planète : son quartier ressemblait à un Bantoustan sécurisé. Des jolies maisons bien alignées, aux pelouses tondues ras, cachées derrière de belles clôtures, séparées du taudis par l’autoroute : invisible mais utile frontière, bien pratique pour vivre en autarcie, sans se soucier de ce qui pourrait se passer ailleurs. Jusqu’à ce jour, Michel s’en foutait comme de son premier slip, mais depuis la fuite de sa femme vers ces contrées hostiles, il y réfléchissait.

Tout le questionnait… Comment avait-elle pu se laisser séduire ? Comment pouvait-elle préférer vivre dans un quartier mal famé ? Pourquoi était-elle partie maintenant ? Comment avait-elle pu voler dans la caisse ? Ces questions tournaient en boucle dans sa tête, sans qu’une réponse satisfaisante apparaisse…

Cependant, au bout d’un moment, il abandonna : la conclusion devenait évidente. Une évidence qu’il s’était refusé à accepter. Personne ne pouvait choisir le pire à la place du mieux, sauf les faibles d’esprit. En fait, sa femme Véronique devait être folle ! Il n’y avait pas d’autre explication…

Ou alors, l’autre, avait dû l’ensorceler. Chez les Arabes aussi, il devait y avoir des marabouts, qui utilisent des filtres magiques pour envoûter les gens… Véronique avait adhéré à tout ce qu’elle avait détesté depuis des années.

Il divaguait. Il ne supportait plus rien… Dans le bar du salon, trônait une magnifique bouteille de whisky, offert par son beau-père : il n’en buvait que pour les grandes occasions ; ça tombait bien, s’en était une, se dit-il.

Il se servit un grand verre qu’il but d’une traite. C’était fort, mais c’était bon… Il se servit un second verre qu’il dégusta : les effets de l’alcool lui étaient vite montés à la tête.

Les enfants étaient dans leurs chambres respectives, insouciants et inconscients de ce qui se tramait sous leur nez. Michel ne jugea pas nécessaire d’expliquer que leur mère avait déserté le foyer pour le moment. Véronique avait besoin d’un peu de temps pour souffler : une journée ou deux devraient suffire… Il espérait qu’elle serait de retour dès le lendemain. Il n’y avait que sur la question du job que Michel ne s’inquiétait pas : il n’y avait aucune raison de le dire aux enfants. Un job est un job.

… On fait une pause dans le récit. Michel croit au père Noël, on dirait bien. Il vient de vivre une crise majeure dans sa vie, pas seulement dans la vie de son couple, et manifestement, il ne mesure pas vraiment l’étendue des désastres… Quant à Véronique, elle est allée là où on serait tous allés… Enfin, elle n’avait pas trop le choix non plus…

Véronique avait quitté le domicile conjugal pour se rendre directement chez son amant : c’est-à-dire chez Rachid, Cité des 5000… Il fut sacrément surpris de la voir débarquer chez lui, sans une escorte, un jour non habituel. Elle força le passage pour entrer dans l’appartement. Il remarqua qu’elle avait son sac de sport et une petite valise en plus. Qu’est-ce que ça voulait dire ?

-          Ton mari t’a autorisé à sortir, ou quoi ? dit-il rigolard.

-          Rachid ! faut que je te parle… C’est important.

Ils s’assirent tous les deux dans le canapé, en face du téléviseur, qu’à contre cœur, Rachid dut éteindre pour écouter sa maitresse. Son visage fermé ne lui inspirait rien de bon.

-          J’ai une mauvaise nouvelle… J’ai été virée de mon boulot ce matin.

-          Quoi ?... Mais qu’est-ce que tu as fait ?

-          J’ai tapé dans la caisse… pour nous !

Rachid se recula dans le canapé, comme pour s’enfoncer dans le dossier.

-          Quoi ?... Mais comment ça, « pour nous » ?

-          Les trois cents euros que je te donnais tous les mois, je les prenais dans la caisse de l’entreprise… Qu’est-ce que tu croyais ? Que j’étais milliardaire ?

La mâchoire inférieure de Rachid lâcha d’un coup.

-          Mais…mais, je ne t’ai jamais demandé de faire ça, bébé ?

-          Je le sais bien… Tout est de ma faute…Maintenant, je n’ai plus que les yeux pour pleurer.

-          Et… Tu vas toucher le chômage ?

-          Il n’y a que ça qui t’intéresse ? Si je te dis non, tu me vires aussi ?...

-          Non, bien sûr !

-          Alors, oui ! Je vais toucher le chômage. Mon enfoiré de patron m’a fait un licenciement économique.

Rachid se détendit d’un coup.

-          Ben ça va, alors ? Tu as des diplômes, tu retrouveras un boulot vite fait.

-          Il y a autre chose… J’ai quitté mon mari…

Rachid fixa les deux valises. Tout s’expliquait. Elle venait s’installer ici.

-          Et tu viens emménager chez moi, quoi !

-          Où veux-tu que j’aille, bébé ?... Tu ne m’aimes plus ?

-          Ecoute, Véro ! Ok pour que tu t’installes chez moi, mais tu as remarqué que j’habitais dans la pire des cités HLM de la banlieue parisienne ? Tu sais qu’il y a plein de dealers, de drogués, et des barbus partout ici. L’ascenseur est souvent en panne. Tu n’es pas vraiment une fatma : ça va se voir que tu es une blanche. Ça ne te fait pas peur tout ça ?

-          Tu me protègeras, mon bébé !

-          Et tes enfants ?

-          Je les verrai demain après-midi… ça ne sera pas facile de leur expliquer, mais il faudra que je le fasse. Ils sont grands, ils comprendront… Je suis prête pour affronter le monde entier.

-          Tant mieux !... Je ne serai pas là tout le temps. Il faudra, parfois, que tu te débrouilles toute seule.

Ils se regardaient droit dans les yeux. Leurs bouches étaient à quelques centimètres l’une de l’autre. Véronique hocha la tête. Rachid l’embrassa goulument. Le contrat était conclu.

 

19

 

   Véronique ne savait pas par quoi commencer. Elle avait tout le temps pour défaire ses bagages : il valait mieux qu’elle le fasse seule, tranquillement… Il était encore trop tôt pour aller au lit : elle sentait bien que Rachid n’aurait pas dit non, mais ce n’était pas le moment.

Elle n’avait rien mangé de la journée, elle avait tenu sur les nerfs, mais maintenant qu’elle se sentait en sécurité chez Rachid, son ventre gargouillait… Elle sentit une grande lassitude l’envahir. Pourtant, elle n’était pas désemparée, non elle était juste fatiguée de la journée infernale qu’elle venait de vivre.

Elle était souvent venue dans cet appart’ mais elle n’avait jamais mis les pieds dans la cuisine : elle ne savait même pas où elle était située…Rachid lui montra le chemin : juste à droite après la porte d’entrée, elle ne pouvait pas se tromper… Elle découvrit un endroit propre et rangé, l’évier était vide de vaisselle. Le réfrigérateur ne contenait qu’une dizaine des canettes de bière, à part ça, c’était la banquise. Les placards étaient vides, également : il n’y avait rien à manger. C’était bien rangé parce que personne n’utilisait les équipements de la cuisine.

Véronique avait faim, il fallait qu’elle mange un peu. Elle n’était déjà pas très en chair, mais le stress de la journée lui avait creusé encore un peu plus les joues. Rachid lui proposa de commander des pizzas et de les manger en regardant la télé… Ce fut plus facile à dire qu’à faire. Aucun des livreurs ne voulurent s’aventurer jusqu’à la Cité des 5000 : il était trop tard pour eux. Ça commençait bien ! Rachid ne se démonta pas pour si peu : le restaurant La Rose de Tunis était ouvert tard le soir, ce n’était pas très loin, ils pouvaient encore se faire livrer un couscous. Le livreur était connu dans la cité : il ne risquerait rien.

Véronique vécut sa première nuit avec Rachid, entre tension et joie : pas vraiment facile pour trouver le sommeil. Cependant, elle apprécia la chaleur du corps de son homme ; elle s’y blottit comme une femelle l’aurait fait avec son ours.

Le premier réveil hors de sa maison fut aussi une expérience. Elle avait l’impression de revivre ses vingt ans et sa première nuit avec Michel. A l’époque, elle avait été très angoissée, mais aujourd’hui, elle était heureuse. Enfin, un sentiment qui la rapprochait de sa nouvelle vie : bizarrement, elle se sentait bien dans sa peau.

Ils avaient tout le temps ce matin-là : ils firent l’amour, tranquillement, délicatement. Rachid était un ours d’une grande douceur. Du moins, le fut-il ce matin-là…Véronique apprécia de ne plus être pressée et savoura son moment d’intimité intensément ; c’était elle qui en profitait, et pas une autre.

Après avoir fait l’amour, ils eurent envie d’un bon café au lit, mais il n’y avait pas de cafetière, et donc pas de café. Décidément, il y avait tout à faire dans cet appart’… Elle s’organisa pour les courses. Elle nota tout ce qui manquait pour transformer une grotte en nid douillet. Rachid ne se fit pas prier pour l’emmener au supermarché le plus proche : le petit couple faisait ses premiers pas dans ce monde nouveau.

Vers 17h, Véronique alla à la rencontre de Pauline et Calvin, à la sortie du lycée. Elle ne savait pas du tout ce qu’elle allait dire, elle trouverait bien en route, mais elle y allait d’un pas décidé… Ils furent assez contents de voir leur mère : ils avaient compris depuis longtemps qu’il se passait quelque chose avec leur père. Ils discutèrent tranquillement, comme des adultes, sur le chemin du retour vers la maison, sans se presser.

… Manifestement, les enfants de Michel et de Véronique ne dormaient que d’un œil et ils avaient les neurones pour tout comprendre. Ils se taisaient parce qu’ils ne savaient pas comment aborder le sujet. Leurs camarades vivaient souvent les mêmes problèmes, ils ne savaient pas comment se comporter : là, Véronique crevait un abcès salutaire… Ils prirent la chose sans la commenter : l’amant, le licenciement, la séparation, tout y était passé en quelques minutes comme un résumé d’un épisode de sitcom…

Véronique était satisfaite de son travail du jour. Elle avait rempli les placards et parlé à ses enfants. Tout était réglé : c’était simple la vie, en fin de compte.

En fait, du point de vue de Véronique, tout allait bien, mais lorsque Michel apprit que les enfants savaient tout, il fut très contrarié. Il avait élaboré toute une batterie d’explications plus ou moins bancales, qui justifiaient l’absence de leur mère à la maison. Il n’eut pas le temps de les exposer :

-          Vous avez vu votre mère ?

-          Bah oui !... Heureusement qu’on ne t’a pas attendu pour avoir des explications, répondit Calvin.

-          On sait tout ! C’est cool ! répondit Pauline.

-          C’est cool ?... Mais vous savez quoi ?

-          Bah ! On sait pourquoi maman est partie !... Elle a rencontré un mec, qui s’appelle Rachid et elle vit avec lui… Voilà, c’est comme ça !

-          Moi, franchement ! Si j’étais amoureuse d’un mec, je partirais tout de suite aussi…

-          Vu comme t’es vilaine ! Ce n’est pas demain la veille !... En revanche, c’est un Rebeu…

-          Papa, pourquoi mon frère est un gros bolos ?

-          Ça suffit vous deux ! C’est sérieux ce qui se passe avec votre mère. Est-ce que vous avez conscience qu’on est au bord du divorce ?... Vous comprenez ce que ça veut dire ?... Vous êtes complètement à la masse ou quoi ?

Michel était au bord de la crise de nerf. Il se retenait de crier. Il voulait sauver les meubles… si tant est qu’il restait quelque chose à sauver.

-          Toutes mes copines ont leurs parents qui ont divorcés. Elles n’ont pas l’air si malheureuses… Doubles cadeaux à Noël, doubles cadeaux d’anniversaire, deux fois plus d’argent de poche… que du plus… Non, t’inquiète papa, ce n’est pas un problème.

-          Ouais ! Pauline a un peu raison… faut voir à quoi il ressemble ce mec… avant de juger…je pense, non ?

Michel était sidéré.

-          En revanche ! C’est pour toi que ça peut poser un problème. Qu’en penses-tu ?

-          Merci Calvin !... Sincèrement, je vous remercie tous les deux de vous soucier de ce que j’en pense.

Michel reprit son souffle avant de parler, plutôt calmement, d’ailleurs :

-          Pour le moment, je n’en pense rien… Je veux voir votre mère pour mettre les choses au clair… On peut discuter entre adultes. Quoi ! Merde…

-          Ok ! Ça roule, dirent les deux ados.

Puis ils rompirent les rangs pour monter dans leur chambre, laissant Michel à ses réflexions… Il était quelque peu désemparé : il se sentit affreusement seul.

… On dirait que Michel vient de se prendre une claque, non ? Il n’y a que lui pour vivre un drame, ou alors ses enfants sont terriblement lucides. Il se retrouve un peu comme le dindon de la farce… Bon, c’est peut-être qu’une impression pour le moment. On verra par la suite que rien n’est simple dans une séparation… Enfin, normalement !...

La première chose que fit Véronique en arrivant dans son nouveau logis, fut de changer d’adresse à la Poste puis d’y déposer son chèque d’indemnités. Une fois fait, elle attendit quelques jours de recevoir son attestation employeur pour s’inscrire au chômage… Elle en profita pour interdire à Rachid de fumer dans la chambre… L’an zéro de sa nouvelle vie démarrait.

 

Seconde partie :

20

 

… Cinq ans ont passé depuis le départ de Véronique de la maison. Nos protagonistes ont tous suivi des trajectoires différentes et compliquées, mais ça, ce n’est pas très difficile à imaginer. Les enfants ont mûri, tout le monde a vieilli, les situations se sont plus ou moins stabilisées. Véronique a gardé un certain avantage, elle qui ne représentait rien dans son ancienne vie, déstabilise en permanence son entourage par ses décisions. Elle est devenue imprévisible et ses projets continuent de faire la pluie et le beau temps dans sa famille. Ça peut paraitre incroyable mais c’est comme ça…

***

   Véronique avait prévenu ses enfants en premier par texto, puis Maryse, et enfin Michel : elle était enceinte.

La nouvelle avait fait son effet. Chacun l’avait reçue à sa façon. Une blague pour Michel, un cadeau pour Rachid, une bombe pour Pauline et Calvin, un moment d’égarement supplémentaire pour Maryse et ses parents.

A près de quarante-cinq ans, Véronique était tombée enceinte des œuvres de Rachid. Ce dernier avait dû se battre pour que sa concubine accepte de porter son enfant à cet âge avancé.

Rachid ne voyait plus sa famille depuis longtemps. Mais cette fois-ci, il avait tenu à informer ses parents, frères et sœurs, que sa « femme » allait avoir un petit. Ils reçurent la nouvelle avec pragmatisme, la première question que le père posa, fut : l’enfant sera-t-il musulman ? La réponse ne souffrait aucune ambiguïté. Elle signifiait qu’il ne pourrait revenir dans le giron familial qu’à cette condition. Ça voulait dire également qu’il mettait un terme à toutes ses frasques : finis la débauche, l’alcool et la drogue.

Rachid, de cette forme de rachat, comprit tout de suite l’avantage qu’il pourrait tirer. Dans un flash de lucidité, il répondit à son père par l’affirmative… Dès le lendemain, sa mère l’appela pour avoir des nouvelles de sa « femme », et demanda à parler à celle-ci.

-          Bonjour ma fille, comment vas-tu ?

-          Bonjour madame, je vais bien. Merci.

-          J’espère que tu ne travailles pas trop. Il faut te ménager maintenant. Mon fils va s’occuper de tout. Je vais bientôt venir te voir. Ne t’inquiète pas ! Tout va bien se passer.

-          Merci madame. Tout va bien. Je n’en suis qu’au début. C’est gentil de m’appeler. Je suis contente de vous parler. J’espère qu’on pourra se voir bientôt.

-          Il faudra aussi penser à ton mariage avec mon fils. C’est mieux pour l’enfant, et pour vous aussi… Qu’est-ce que je suis contente. Je suis heureuse, ma fille. Allez, à bientôt.

Véronique accueillit les recommandations de la mère de Rachid avec bienveillance, même si elle n’avait pas bien compris cette histoire de mariage. En tout cas, la mère de Rachid avait l’air réellement heureuse de lui parler au téléphone.

Manifestement, Rachid devait des explications à sa future femme, ou alors quelque chose lui avait échappé… Véronique ne savait pas encore comment interpréter les informations que l’on venait de lui donner… C’était le futur grand challenge de Rachid : il fallait lui faire avaler une sacrée pilule…

Véronique était catholique et croyante, mais ne pratiquait qu’occasionnellement : elle fréquentait plus souvent sa salle de bain que les églises… Ils n’avaient jamais abordé la question car Rachid était plutôt quelqu’un de terre-à-terre, qui ne s’embarrassait pas avec ce genre de choses, surtout celles qui l’empêchaient de faire la fête, et de vivre comme il l’entendait. Sauf que là, il fallait donner à l’enfant un prénom musulman, sacrifier un ou deux moutons, selon qu’on avait une fille ou un garçon, et envisager fortement la conversion de Véronique à l’islam.

Rachid avait toujours considéré la religion comme une prison et son père comme un rabat-joie moyenâgeux. Celui-ci était un croyant taciturne qui prêchait la rectitude et qui vivait dans la vérité du coran. Cependant, il imposait le minimum à sa famille. Tous ses enfants avaient été élevés selon la tradition musulmane, et dans le respect des lois françaises, ça lui suffisait. Il vivait sa foi tranquillement sans oppresser son entourage, mais c’était encore trop pour le petit Rachid qui n’avait rêvé que de vie facile comme dans les sitcoms américaines. Il aurait voulu s’appeler Johnny ou Quincy, être californien, et passer ses journées à la plage à faire du surf : au lieu de ça, il surnageait dans une cité HLM, plus souvent dans le froid et la grisaille qu’au soleil, il n’avait quasiment jamais vu la mer. Il n’avait jamais réussi à apprendre l’anglais à l’école, encore moins, à parler l’arabe… Faut dire aussi qu’il rêvait en VO, au son de Bob Marley, de Barry White et de James Brown : le folklore de la cité.

Il maudissait son père d’avoir choisi la France comme terre d’accueil, plutôt que les Etats-Unis… Rachid avait des tonnes de griefs à lui reprocher : l’exil en fut plus supportable.

Il avait été chassé du foyer familial le jour où son père avait dû le récupérer au commissariat après une énième garde-à-vue pour trafic de stupéfiants et ivresse sur la voie publique. La rupture avait été consommée ce jour-là. La honte du père avait été plus forte que l’amour pour son fils égaré.

Après des années de turbulences sous l’emprise d’alcool et d’autres substances illicites, Rachid voyait enfin le bout du tunnel. Ce qu’il avait pris pour une chance, c’est-à-dire, naviguer en totale liberté, s’était révélé un calvaire : sa famille lui manquait terriblement… Il n’avait jamais pensé au mariage, encore moins à avoir un enfant, et qui plus est, avec une femme qui n’avait pas ses origines. Tout ça, c’était pour ses frères et sœurs, mais pas pour lui. Lui, il s’en foutait totalement… Il veillait même à ce que Véronique prenne bien la pilule : mais il n’avait pas prévu l’accident. Cet accident qui allait lui permettre de rentrer au bercail. Restait à l’expliquer à Véronique, et là, c’était une autre paire de manches.

Pourtant, il avait déjà eu un enfant avec une fille qui partageait son addiction pour l’alcool. Lors d’une énième cuite mémorable qui avait tourné en bagarre, elle avait pris ses affaires, avait disparu, et n’avait plus jamais donné de ses nouvelles. Sauf une fois, pour lui annoncer qu’elle avait accouché et qu’il avait un fils. Rachid ne reconnut jamais l’enfant, parce que rien ne le prouvait, parce que ça lui faisait peur, également. Il régla quand même les frais d’hôpital par compassion pour son ex-copine. Il n’en parla jamais à personne dans sa famille. Cette expérience lui servit de leçon, il ne se laissa plus jamais piéger.

Il avait été élevé dans la religion, la tradition marocaine et le culte des anciens. Ce qui s’accordait plutôt mal avec les préceptes républicains français. Seule l’hypocrisie était commune aux deux cultures.

Cependant, il n’allait pas devenir un saint du jour au lendemain. Mais il pouvait faire son djihad, c’est-à-dire, un effort : c’était tout ce qu’on lui demandait, d’ailleurs, pour l’instant…

… Chers lecteurs, je vous vois venir : vous vous demandez ce que je raconte là ? Je sais bien ce qu’on dit dans les journaux, mais la traduction est inappropriée. Eh oui, le terme « djihad » ne veut pas dire « guerre sainte », mais signifie : « faire un effort pour soi-même ». Ce sont les médias occidentaux qui ont transformés ce terme… Rachid ne va pas partir en croisade contre les mécréants, mais contre lui-même. Et c’est loin d’être gagné ! Surtout avec un oiseau de nuit comme celui-là, habitué à faire la fête pour n’importe quel prétexte et avec n’importe qui…

Pour le moment, tout était à l’état de promesse : il fallait quand même que Véronique accouche, et ce n’était pas encore pour tout de suite…

Dès qu’elle fut certaine d’être enceinte, elle se précipita chez son employeur, soit sa boite d’intérim, pour leur annoncer la bonne nouvelle : elle arrêtait sa mission. Puis, en deux ou trois clics sur le site internet de Pôle emploi, elle se réinscrivit : elle serait bien mieux au chômage pour profiter de sa grossesse.

Au tout début, elle fut un peu stressée, ce n’était pas évident d’être enceinte à presque quarante-cinq ans, mais son médecin la suivait bien et lui prodiguait tous les soins nécessaires : elle était aux anges. En fin de compte, elle commençait à s’y faire et à s’y plaire. Rachid était plus angoissé qu’elle, mais pas pour les mêmes motifs. Tous les deux avaient de réelles raisons de croire en l’avenir.

 

21

 

   Chez son ex, Michel, c’était un peu différent. Il avait ri en recevant le texto, il avait répondu par un smiley moqueur. Puis, voyant qu’il n’y avait pas de retour, il avait fini par croire que Véronique ne blaguait pas : elle était vraiment enceinte.

Depuis qu’ils s’étaient séparés, Michel avait la nette impression que son ex-femme était folle, du moins qu’elle était habitée par une folie douce qu’il n’avait pas su déceler à leur rencontre. Seulement, là, il lui semblait bien qu’elle avait un pète au casque plus prononcé qu’on ne l’aurait cru… Être enceinte à son âge, dans une situation aussi précaire, était une des nombreuses preuves de son dérangement mental… En fait, c’était moins dangereux de traverser le Sahara à pied, que de vivre avec elle.

Michel ne comprenait plus la logique de son ex-femme. Elle, qui avait été si méticuleuse, ne faisait plus attention à rien. Plus rien n’était pressé, plus rien n’avait d’importance, sauf Rachid et l’argent, bien sûr.

La demande de divorce était arrivée très vite, Michel n’avait pas pu résister à l’avalanche que Véronique avait provoquée : il s’était senti enseveli tout de suite. Tel un rouleau compresseur, elle avait mené tambour battant la charge ; la séparation se fit à l’amiable : là-dessus, tout le monde était d’accord.

Puis, très vite, elle avait déménagé, n’emmenant que le strict nécessaire. Aucun meuble n’avait trouvé grâce à ses yeux, au grand dam de Rachid qui aurait bien aimé en prendre quelques-uns pour changer son intérieur, ou tout simplement pour les revendre.

Michel avait gardé les enfants, les meubles et la maison.

Il avait aussi le sentiment d’avoir gardé la raison qui avait fui son ex-femme. Cependant, ce sentiment ne fut pas assez fort pour l’empêcher de sombrer dans une dépression… Il glissa lentement dans un trou noir. Il en avait conscience mais il ne pouvait pas lutter.

Les premières semaines qui avaient suivi le départ de Véronique, l’avaient laissé dans un état de léthargie : il n’avait de goût à rien, ni d’appétit : il avait maigri, ça se voyait. Il se forçait à déjeuner avec ses collègues le midi, mais le soir, rien n’y faisait, il ne pouvait rien avaler.

Il se couchait seul. Il dormait seul.

Il ne trouvait le sommeil que quelques heures avant de se lever : il se levait, fatigué, ça aussi, ça se voyait.

Il connut une perte totale de sa libido : au début, en tout cas. Puis, tout doucement, un démon de jeunesse vint le hanter… Il avait une forte envie de toucher quelqu’un. Le corps de sa femme lui manquait : le corps d’une femme à ses côtés lui manquait. Plus les jours passaient, plus ça le torturait.

Il passa la première semaine à penser à autre chose, puis n’y tenant plus, il se caressa de plus en plus. Il redécouvrit son corps ; ça faisait des semaines qu’il n’avait pas eu d’érection. Son sexe était toujours là, prêt à l’emploi, mais n’ayant que ses mains pour simuler la relation, qu’à la fin, il se masturba.

La première fois fut comme une délivrance. Il s’était masturbé en prenant sa douche : l’éjaculation fut si forte, qu’elle le libéra d’un coup du stress accumulé depuis des semaines.

-          C’est trop bon ! lâcha-t-il dans un râle.

Il retrouvait avec amusement le plaisir solitaire de son adolescence. Il s’y adonna matin et soir, dès qu’il était sous la douche. C’était le bon endroit pour se détendre et pour le faire : il se lavait ensuite, l’eau chassant toute trace. Il répugnait de le faire dans son lit, à ses yeux, le lit était fait pour faire l’amour ou pour dormir : pas pour se masturber.

Michel savait qu’il était dépressif, mais il n’aurait jamais cru qu’un des premiers symptômes visibles, serait le manque de sexe. Il avait envie d’une femme, et il avait envie de jouir… Lors d’une visite pour renouveler son stock d’antidépresseurs, il en parla à son médecin qui le félicita et l’incita plus ou moins à continuer : ce qui ne vous fait pas de mal, est bon pour vous… Il découvrit qu’il ne culpabilisait pas plus que ça : il en avait envie, il ne pouvait pas résister pour le moment.

Quand il vivait avec Véronique, il répugnait franchement à se toucher : ça le dégoutait plus qu’autre chose. Il n’avait aucune passion pour son sexe, ni pour l’acte sexuel en général. Sa gentille petite femme était là pour assouvir des pulsions naturelles ; ils faisaient l’amour comme tout le monde : son ego était comblé.

Il avait eu droit à sa séance le dimanche matin, donc tous les sept jours : c’était suffisant. Quand Véronique avait ses règles, par exemple, il supportait assez bien d’attendre un peu plus longtemps. Mais maintenant, il n’avait plus personne à attendre, il fallait qu’il se libère de ce poids, il était en manque. La « branlette » l’aidait bien sur le moment, mais il ne voulait pas que ça devienne le futur de sa vie sexuelle et affective… Il commença à se resigner : il lui fallait quelqu’un pour remplacer Véronique.

Il dormait mieux, mais ses yeux restaient cernés de fatigue et de stress.

Il s’était remis à fumer. Il buvait des litres de café. Il se dépensait sans compter au boulot pour oublier son échec et retrouver la reconnaissance qu’il n’avait plus dans sa vie privée.

Son esprit rationnel luttait pour rester maitre de ses pensées : il était hors de question de les brouiller sous l’effet de l’alcool ou d’autres substances. S’il buvait du vin de temps en temps, ou s’il se permettait un apéritif le vendredi soir, il n’avait pas d’argent pour acheter de la drogue. Non seulement il n’en avait pas envie, mais il n’en avait encore moins les moyens : la question était réglée.

Il passait son temps libre à regarder la télé.

La première chose qu’il faisait le matin après s’être levé, était de l’allumer. Il ne la regardait pas, il l’entendait, il appréciait cette présence sonore pendant qu’il se préparait. Pauline et Calvin étaient ravis de démarrer la journée de cette façon : ils se gavaient de clips, de pubs et de nutella avant d’aller en cours... Le soir, c’était différent ; il rentrait, il allumait, puis il s’affalait dans le canapé pour ne plus s’en relever de la soirée. Tout y passait, des jeux débiles aux émissions culturelles ou scientifiques, il ne lâchait plus les JT… Cependant il regardait comme un aveugle, il fixait l’écran mais il ne semblait pas voir grand-chose, et il ne retenait jamais rien. Sa seule limite, était sa capacité à garder les yeux ouverts. Souvent, en semaine, il s’endormait tard, devant le poste allumé… Il se laissait glisser dans un sommeil léger, peuplé de rêves débiles dont il ne se souvenait quasiment jamais. La seule chose dont il était sûr, c’est qu’il ne rêvait pas de sa femme : Véronique avait disparu de sa vie et de ses fantasmes. Il finissait toujours par se réveiller au beau milieu de la nuit, dans une mauvaise position, les membres ankylosés, le dos endolori, le palais pâteux. Le cendrier dégageait une odeur désagréable, la fumée de cigarette avait imprégné toute la salle à manger ; il avait parfois l’impression de se comporter comme un futur clochard.

Heureusement, Pauline et Calvin étaient devenus des vrais soutiens. Au début, ils avaient un peu souffert de la séparation de leurs parents, mais finalement, ils supportaient assez bien la situation. Tous les deux n’avaient eu qu’une seule revendication : ils ne voulaient pas vivre avec leur mère. Du coup, ils avaient un peu ravalé leurs prétentions, de peur de devoir émigrer de l’autre côté de l’autoroute, vers la cité des 5000 ; et ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre.

Michel avait traversé ces cinq années avec plus ou moins de grâce. La première année avait été la plus dure : celle où tous ses repères s’étaient effondrés, où il avait été obligé de se remettre en question. Il avait dû se résoudre à consulter un psy pour sortir de sa torpeur, et lui redonner le goût de vivre. Ses amis l’avaient assez bien soutenu, également. Il avait accepté tous les conseils, même les plus farfelus.

Il avait fini par s’inscrire à des clubs de sport (natation, musculation, jogging.), voire à des clubs de cuisine. Il y avait une seule constante : il était nul partout. Heureusement, il n’y allait pas tous les soirs, il avait du mal à s’intégrer et à côtoyer les différentes couches sociales. Là où il avait le plus de mal, c’était en sport. Il avait honte de son corps qui avait perdu en souplesse et qui avait pris en rondeurs disgracieuses : il se cachait plus qu’autre chose. Les coachs avaient du mal à le faire participer… En revanche, il participait volontiers en cuisine, surtout lorsqu’il essayait de reproduire des plats sud-américains dont il raffolait. Le résultat n’était pas souvent probant, mais il s’amusait beaucoup. Ça le distrayait d’apprendre à cuisiner avec des inconnus, avec lesquels il dinait ensuite…

Il avait quand même une passion : il aimait argumenter sur tout un tas de questions, et là, il n’était pas mauvais. Il tchatchait, il discutait le bout de gras, sans prendre la tête des autres consommateurs, il s’amusait… De soirées en soirées, il avait fini par rencontrer des gens qui lui avaient donné d’autres adresses, où on aimait débattre de sujets qui lui plaisaient, en buvant un verre de vin, jusque très tard dans la nuit : Michel découvrit les cafés-philos. Malheureusement pour lui, ils étaient tous situés dans Paris, ce qui l’obligeait à sortir de sa banlieue confortable, ou plus exactement de sa zone de confort. Il n’aimait pas conduire dans Paris la nuit ; cependant, sortir le soir lui donnait l’impression de remplir sa vie… C’est vrai, ceux qui vivent la nuit ont toujours l’air de vivre plus intensément que les autres, pensait-il.

Il devint rapidement un des habitués du vendredi soir.

Dans ces cafés, il découvrit des gens qui aimaient partager leur savoir sans se soucier des diplômes de leurs interlocuteurs, ils discutaient en toute simplicité : la convivialité primait. Il n’y avait pas que des gens obsédés par leur nombril, ce qui le rassurait sur le genre humain…

Un soir, il se rendit compte qu’il n’aurait jamais pu participer à ce genre de cafés avec son ex-femme, Véronique.

En revanche, partout où il allait, la majorité des convives étaient des hommes, souvent de son âge, voire plus vieux. Il y avait peu de jeunes, et surtout, quasiment pas de femmes. Certains semblaient avoir dépassé la date limite de péremption, alors qu’ils n’étaient pas si vieux que ça… Michel était content de pouvoir confronter ses idées hors de sa sphère habituelle, il était rassuré sur son état mental et sur la qualité de ses communications, mais il se rendit compte qu’il fallait qu’il fasse un effort pour rester attractif physiquement : l’esprit, c’est bien, mais sans le corps, ça ne sert à rien… Car bien évidemment, Michel n’avait pas intégré ces cafés uniquement pour palabrer, il voulait faire des rencontres, si possible avec des gens intelligents, et pourquoi pas, y croiser l’âme sœur.

De ce point vue-là, il allait d’échec en échec. Il avait beau être le plus sympa des convives à une tablée, ou un bon compétiteur lors d’une séance de sport collective, ou lors de joutes verbales dans un café-philo, rien n’y faisait, il repartait bredouille… Tout le monde le trouvait agréable, charmant, intelligent, mais personne n’avait envie de poursuivre l’expérience avec lui dans un lit.

Il en parlait beaucoup et souvent avec ses meilleurs amis, du moins ceux avec qui il pouvait se confier en toute sincérité. Ils lui avaient tous conseillé de ne pas être trop insistant avec les filles : ce n’était plus la mode des lourdauds… En même temps, il sentait bien qu’il fallait forcer un peu pour que ça marche. Il fallait choisir un juste milieu selon la situation, sauf qu’il n’y arrivait pas. Il draguait avec vingt ans de retard, avec les techniques d’une autre époque.

Il avait bien remarqué que la majorité des gens n’était pas là par hasard, ils étaient quasiment tous cruellement seuls. Mais briser sa solitude ne signifiait pas qu’on veuille obligatoirement coucher avec tout le monde.

Il ne désespérait pourtant pas. Son divorce l’avait fait sortir des rails de sa vie, il avait dû casser de force, la routine qui s’était agglutinée sur lui durant toutes ces années tel un blindage : il avait changé du tout au tout. Dans son cas, c’était même devenu une question de vie ou de mort.

Seulement, il n’avait plus vingt ans, il était perdu en permanence dans ce monde qui avait tourné sans lui depuis si longtemps. Il ne maitrisait pas les codes actuels qui régissaient la société : tout lui échappait.

A quarante ans passés, il se remettait en question brutalement, sans préparation. Ce qui n’avait pas été le cas de Véronique, son ex-femme, qui elle, avait préparé soigneusement sa reconversion.

 

22

 

   Michel découvrait les joies de la remise en forme avec circonspection : il perdait ses cheveux, il avait pris un peu de bide, il se tassait sur lui-même. Mais ce qui était vraiment désagréable, il trainait une lassitude qui se voyait sur son visage, qu’on devinait dès qu’on l’apercevait… C’était jouable la journée, parce qu’il était enfermé dans son entrepôt avec des gens aussi mal en point que lui, mais la veille des week-ends, il avait du mal à cacher les cernes sous les yeux… Il avait pris un abonnement dans une salle de sport de son quartier, et là c’était dur de rivaliser avec les jeunes qui couraient dans tous les sens, qui étaient au top de leur forme en permanence : il se sentit vieux. Quand il se regardait dans le miroir de la salle de bain, il se dégoutait, son corps le répugnait.

Il s’était inscrit à un cours de zumba, qui le mettait KO à chaque fois. Il aimait beaucoup danser, se déhancher, mais il ne supportait pas le rythme soutenu des cours. Il s’épuisait en un rien de temps, il ne comprenait pas comment faisaient tous ces gens qui suivaient le prof du début à la fin. Le seul point positif : il y avait beaucoup de femmes.

Le déclic viendrait par hasard…

Michel s’enivrait de son travail pour oublier la médiocrité de sa vie. Un jour, son adjointe, Valérie, qui l’aidait de plus en plus dans ses tâches professionnelles quotidiennes, lui proposa de sortir un soir, boire un verre, histoire de casser la monotonie.

Valérie était une femme de dix ans de moins que Michel, jeune divorcée avec un enfant à charge, blonde, dynamique, souriante et compétente. Michel avait beaucoup d’estime pour elle ; il appréciait sa bonne humeur permanente et son travail parfait. Elle l’avait beaucoup écouté lors de son divorce. Il ne s’était pas rendu compte qu’il en parlait tout le temps : il saoulait tout le monde avec ses histoires, mais Valérie continuait de l’écouter avec empathie.

Il accueillit l’offre de sortie avec joie ; il ne s’y attendait pas. Pourquoi pas ? pensa-t-il.

Ils se retrouvèrent un soir dans un bar de la Plaine St Denis, proche de l’appartement de Valérie. Elle n’habitait pas très loin du Stade de France, dans les nouveaux quartiers… Michel, qui était arrivé un peu en avance, dégustait un demi en l’attendant, lorsqu’il la vit arriver. Il faillit ne pas la reconnaitre tant elle avait changé. Au boulot, elle portait les cheveux en chignon serré, pas de maquillage, son uniforme gris informe et des chaussures de sécurité, qui transformaient ses pieds en fer à repasser tant elles étaient lourdes et épaisses. Là, elle avait les cheveux lâchés et longs, une robe noire saillante et des talons hauts : bref, elle avait l’air d’une jeune femme séduisante, à mille lieux de celle qu’il connaissait le jour. Du coup, il s’en voulut de n’avoir fait aucun effort vestimentaire. Lui, portait une tenue décontractée, jeans baskets et un sweat du PSG, qui faisait un peu beauf sur les bords. Il eut l’impression qu’ils n’avaient pas rendez-vous au même endroit ou qu’elle n’était pas venue pour lui.

-          Waouh ! Tu es très élégante ce soir… je ne savais pas qu’il fallait être habillé pour boire un verre ici ?

-          Tu préfères quand je ressemble à un bonhomme, ou quand j’ai l’air d’une jolie fille ?

-          D’une jolie fille… Y a pas photo ! Tu es magnifique ce soir.

-          Ah ! Enfin un compliment…Merci beaucoup.

-          T’es complètement différente. T’es vraiment super comme ça !... Que veux-tu boire ?

-          Merci… Arrête maintenant, où je vais rougir, dit-elle en riant…J’ai envie d’une vodka-tonic.

Michel se leva, héla un serveur, commanda deux vodka-tonic.

-          Si j’avais su, je me serais habillé mieux. On reste ici ou on va ailleurs ? C’est quoi le programme ?

-          C’est sympa ici, on peut diner aussi, ils font pizzeria. Je mangerais bien un morceau, pas toi ?

-          Ah oui ! Bien sûr !

Depuis cette soirée, ils sortaient souvent ensemble. En fait, ils avaient trouvé le moyen de combler leur solitude. Parfois, ils faisaient des courses, parfois, ils se faisaient une toile, mais ils le faisaient ensemble… Leur relation s’était encore plus détendue au boulot ; leur complicité devenait évidente : un peu trop même. Soudain, leurs collègues passèrent de la compassion à la jalousie.

Michel retrouvait goût à la vie depuis qu’il côtoyait Valérie en dehors des heures de boulot. Il faisait attention à ses tenues vestimentaires, il allait régulièrement chez le coiffeur, il mangeait mieux et bien, ses insomnies diminuaient. Il arrivait le matin avec le sourire, content de voir son équipe… Il remonta la pente jusqu’à ce qu’une rumeur lui parvienne.

C’est Valérie qui, la première, eut vent de ce que ses collègues racontaient sur ses sorties avec leur chef. Au début, elle ne fit pas attention, ce genre de choses étant inévitables dans le microcosme de l’entreprise, surtout avec une population ouvrière. Elle garda pour elle ce qu’elle entendait dans son dos jusqu’à ce que Michel lui en parle.

-          Dis-moi, Valérie ! Tu es au courant de ce qu’on dit de nous dans l’entrepôt ?

-          Sur nous ? C’est-à-dire ?

-          Ben, qu’on coucherait ensemble ! Que tu serais ma maitresse, quoi !

-          Oui, je le sais ! Mais je pensais que tu le savais aussi… c’est pour ça que je ne t’en ai pas parlé.

Michel prit sur lui, il ne voulait pas froisser sa nouvelle amie.

-          Je voulais te dire que je n’ai jamais rien dit de la sorte à qui que ce soit. Je ne me suis jamais vanté de ça… j’espère que tu me crois.

-          Michel ! Je sais très bien qu’on n’a pas couché ensemble… je me fous de ce qu’on peut dire sur moi ou sur nous… tu sais, celui qui parle dans mon dos, parle d’abord à mon cul, dit-elle en riant.

-          Bon, ok !... Si tu le prends comme ça… mais j’ai quand même un peu peur que ça dégénère. En tout cas, si je chope les connards qui racontent ces conneries, je fais un malheur.

-          Laisse tomber ! Ça n’en vaut pas la peine. Je t’assure que c’est du temps perdu pour rien.

Il resta dubitatif. Que voulait dire la réponse de Valérie ? Elle avait l’air d’en savoir plus que ce qu’elle voulait dire. En revanche, elle ne paraissait pas inquiète des conséquences : elle avait peut-être raison.

 

23

 

   Cette rumeur était désagréable, elle ruinait tous ses efforts pour sortir du marasme dans lequel son divorce l’avait plongé. Plus que tout, il savait que ses collègues pouvaient devenir impitoyables, et d’une méchanceté sans limite. Ce problème vint se rajouter comme une couche supplémentaire.

Un matin, il trouva Valérie en pleurs dans son bureau. Elle, qui était si forte, avait fini par craquer.

-          Que se passe-t-il, Valérie ?

-          Tiens ! Regarde !

Elle lui tendit un post-it sur lequel un seul mot était inscrit : « suceuse ! »

-          Je l’ai trouvé sur la porte de mon vestiaire en arrivant. Quelle bande de salopards !

-          Ok ! je vais en parler ce matin au patron ; il faut arrêter ça. Fais-moi confiance, on va les calmer.

Michel demanda audience à son supérieur hiérarchique, qui accepta de les recevoir tous les deux. Devoir se justifier n’est jamais facile, surtout quand on n’est coupable de rien. Si Michel n’avait pas de problème pour s’exprimer, Valérie eut du mal à se mettre en avant, devant son patron… Ils arrivèrent tout de même à démentir la rumeur. Le chef de Michel était bien évidemment au courant ; il accueillit ces explications avec bienveillance… Cependant, s’il fallait bien faire quelque chose, ça restait plus facile à dire qu’à faire. Il n’était pas question de séparer ce binôme, qui obtenait de très bons résultats, et il n’était pas non plus question de virer l’équipe de Michel… Ce dernier se retrouva avec le même dilemme qui avait précipité la fin de son mariage. Impossible d’employer la force, mais user de diplomatie et d’une certaine fermeté.

Michel avait carte blanche pour régler l’affaire, avec pour challenge, une seule issue : la réussite.

Valérie ne fut pas très satisfaite de l’entrevue, le patron avait bien réagi mais le plus dur était de faire taire la rumeur, et ce n’était jamais une mince affaire. Elle se sentait mal, tout d’un coup.

Michel décida de convoquer toute son équipe, y compris Valérie, dans son bureau, pour une petite réunion d’information ; ça ne durerait que quelques minutes. Personne ne se doutait de quoi que ce soit :

-          Bonjour à tous ! J’ai quelques mots à vous dire… Voilà, Valérie et moi, allons nous marier le mois prochain.

Valérie, qui n’avait pas été mise au courant de la stratégie, fit les gros yeux : stupéfaite. Le reste de l’équipe accueillit la nouvelle agréablement.

Après un blanc de quelques secondes, Michel reprit la parole :

-          Deuxième information : Valérie et moi, on ne se mariera pas ! C’était une connerie !

Là, tout le monde fut surpris, mais pas Valérie, qui venait de comprendre le jeu. Un des gars s’exclama.

-          Mais, pourquoi tu nous convoques, alors ? Pour nous dire des « conneries » ?

-          Non ! Pour que vous cessiez d’en répandre sur Valérie et moi, dit-il fermement.

Le silence se fit. Plus personne ne bougeait. Ils se sentirent tous coincés : autant les coupables que les innocents. Tout le monde se regardait, se surveillant les uns les autres, de peur de se dévoiler.

-          Merci pour votre attention ! Vous pouvez y aller.

Ils rompirent les rangs dans un silence quasi religieux ; le message était passé. Seule Valérie resta encore un moment pour savourer ce moment… Dès que la porte fut fermée, elle et Michel éclatèrent de rire. Il avait improvisé et tenté le tout pour le tout. Il était content de lui, autant qu’elle se sentait fière de vivre cet instant. Elle s’apprêtait à quitter le bureau quand elle voulut lui faire une bise de remerciement, leurs lèvres se frôlèrent. Elle prit l’initiative de les presser contre celles de Michel. Un baiser nerveux, court, amical… Il fut surpris mais ne voulut plus la laisser partir. Il la retint par le bras, la ramena à lui, et l’embrassa vivement, passionnément.

…. Eh bien, voilà ! Il était temps que Michel s’y mette ! On peut toujours tirer profit de n’importe quelle situation. Celle-ci était mal engagée pour nos deux protagonistes, mais Michel a su renverser la situation ; ses formations managements ont dû servir à quelque chose. Quant à la scène finale, je la qualifierais, sans problème, de grandiose : un homme et une femme qui succombent grâce à la rumeur, deux ouvriers qui tombent amoureux l’un de l’autre… A partir de là, il ne pouvait que remonter la pente… Comme quoi, il ne suffit de pas grand-chose pour être heureux…

Michel pouvait savourer sa victoire sur l’adversité : il n’était pas si nul que ça !

 

24

 

   Michel et Valérie avaient eu du mal à démentir la rumeur, et maintenant qu’elle s’avérait fondée, il n’était plus question de faire machine arrière. De toute façon, aucun des deux n’avait envie de vivre en couple. Chacun chez soi et Dieu pour tous.

Michel allait de découverte en découverte : il avait mis un préservatif pour la première fois de sa vie lors des premiers ébats avec Valérie. Elle avait tenu à ce que leurs rapports soient protégés. Il lui arrivait d’avoir plusieurs partenaires, et Michel n’en était qu’un parmi d’autres, pour le moment… Rien que d’aller les acheter en pharmacie, fut une petite aventure. Il avait bafouillé devant la pharmacienne, il ne connaissait pas la taille de ce qu’il lui fallait. Il avait pris des King Size, histoire d’assurer devant les autres clients, qui ne s’occupaient pourtant pas de lui. Comble du ridicule, un jeune homme qui aurait pu être son fils, le félicita pour avoir choisi la bonne marque… Michel retrouvait ses vingt ans. Cependant, ces préservatifs se révélèrent trop grands, son sexe nageait dedans ! Valérie, qui n’en était pas à son premier coup d’essai, lui fournit la bonne taille.

Valérie était une jeune femme moderne, ou plutôt, qui vivait avec son temps. Elle avait divorcé après un mariage raté, et elle n’avait plus du tout envie de partager sa vie avec quelqu’un. Michel était prévenu, elle l’appréciait, mais elle ne l’aimait pas. Elle ne voulait plus être amoureuse de qui que ce soit. Cependant, l’aventure qu’elle vivait avec son chef lui plaisait beaucoup. Michel était attentionné, prévenant, délicat, tout ce qu’elle avait espéré chez un homme.

Du coup, ils allaient ensemble aux cours de zumba, ils dansaient comme des fous, puis, la soirée se terminait parfois chez lui ou chez elle, et Michel lui mijotait un petit plat avant de faire l’amour. Petit à petit, il retrouvait le goût des choses, il retrouvait le plaisir de vivre… Il avait sympathisé avec Enzo, le jeune fils de Valérie : ils s’entendaient bien. Il faisait beaucoup d’efforts pour que tout aille bien ; il avait tellement culpabilisé lors de son divorce, qu’il ne voulait plus jamais refaire les mêmes erreurs.

Seulement, maintenant, il marchait sur des œufs avec Valérie : elle pouvait se lasser à tout moment. Il se rendit compte que s’il avait été dans la même situation avec Véronique, ils seraient peut-être encore ensemble. Il faisait attention à tout, il s’occupait de tout, il ne la couvait pas, il s’intéressait à ce qu’elle désirait, et elle faisait de même avec lui.

Véronique l’avait quitté pour vivre le grand amour avec un type dont personne n’aurait voulu, même pas dans un cauchemar, pensait-il. Sa grossesse était un mystère, mais elle était bien enceinte. Elle semblait heureuse de tout faire de travers. Alors, que lui, faisait tout pour retrouver l’équilibre, avec une vie de couple, un semblant de vie de famille, une situation amoureuse satisfaisante, bref la normalité. Il y arrivait tant bien que mal, mais il y arrivait. En fait, il faisait comme son ex-femme, mais différemment. D’ailleurs, tous les deux faisaient différemment, mais ils le faisaient quand même.

Cette pensée ouvrit une fenêtre dans son esprit cartésien. Et si Véronique avait eu raison ? Michel eut un peu peur de ce qu’il commençait à comprendre. Il eut surtout peur que l’enfer ne s’entrouvre sous ses pieds. Mais non ! Nulles ténèbres ne l’avaient avalé…

-          Nom de Dieu ! s’exclama-t-il.

Véronique n’était pas assez maligne pour avoir manigancé tout ça, non ! Elle l’avait tout simplement deviné, pensa-t-il.

Sauf que l’élément déclencheur, dont il était à l’origine, lui avait révélé, qu’il fallait qu’elle change de vie. Lui, qui réfléchissait tout le temps, qui passait ses soirées dans des cafés-philos, n’avait pas été capable d’imaginer qu’un autre monde était possible, qu’il n’y avait pas qu’une façon de faire, mais des centaines, voire des milliers… Cette idée le réconforta : même si ça ne marchait plus avec Valérie, il ne serait plus jamais seul.

Pourtant, Michel considérait toujours que son ex-femme avait perdu la boule en route. Il n’en démordait pas… Il y avait quand même une chose qu’il lui reconnaissait : elle ne se mêlait jamais de ses affaires, d’autant plus qu’elle ne voulait pas qu’on se mêle des siennes.

Après plusieurs années d’évitements, Michel avait fini par rencontrer son rival et successeur : ça s’était fait chez lui. Véronique n’avait plus voulu remettre les pieds dans son ancienne maison, de peur de ne plus pouvoir en repartir. Les évènements en avaient décidé autrement ; sa grossesse étant devenue une quasi affaire d’état, Rachid ne pouvait plus reculer, il ne pouvait plus se permettre de froisser sa compagne, en refusant de connaitre son ex : elle portait son enfant.

Rachid n’avait pas vraiment d’éducation et ça se voyait, pensa Michel ; il était gourd, maladroit, empoté. C’est à peine s’il arrivait à articuler deux mots à la suite sans avoir l’air ridicule. Michel fit comme s’il ne se rendait compte de rien, alors que Pauline et Calvin furent moins discrets : ils rirent bêtement de ses maladresses. Rachid ne fut pas impressionné le moins du monde par ses interlocuteurs, il garda son naturel, et sourit à pleines dents tout le temps.

Deux mondes se rencontraient qui n’en ferait plus qu’un…

-          Enfin ! On se rencontre. Moi c’est Rachid… et vous ?

-          Comme si tu ne savais pas qui j’étais ! ...Tu peux me tutoyer, en tout cas, moi je ne vais pas me gêner… Si tu avais voulu me voir, ça serait fait depuis longtemps, tu ne crois pas ?

-          Oui, c’est vrai ! dans ce cas, tu aurais pu venir chez nous plus tôt !

-          Michel, Rachid ! Est-ce le moment pour vous engueuler ? intervint Véronique.

-          On ne s’engueule pas, on se parle, répondit Michel… Il a raison, on aurait dû le faire il y a longtemps. Tout ça n’a plus d’importance, maintenant.

-          On n’est plus qu’une seule et même famille… Mektoub Ich’Allah.

-          Ouais, c’est ça ! Faut quand même pas exagérer… enfin, on verra bien.

Véronique fit une petite réflexion à voix haute qui surprit tout le monde.

-          C’est marrant ! Je connais cette maison par cœur. J’ai l’impression que rien n’a changé, et pourtant, il me semble la découvrir, maintenant.

La soirée fut assez courtoise, factuelle, tiédasse. Ils n’avaient rien à se dire, mais il fallait bien faire en sorte de s’entendre. Depuis qu’il sortait avec Valérie, Michel n’avait plus de ressentiment envers Rachid ; Véronique n’était plus un enjeu ni un motif de querelle : désormais, il le considérait comme son beau-frère. Enfin, c’était la formule que Michel avait trouvée pour l’inclure dans la famille. En revanche, avec Pauline et Calvin, c’était le blocage total. Mais peut-être que les choses changeraient avec la venue au monde de leur demi-frère, ou demi-sœur ?

Rachid comptait sur l’arrivée de cet enfant pour réconcilier tout le monde : en tout cas, c’était son but, une sorte de vœu pieux œcuménique. Et en parlant d’universalisme et de religion, Rachid avait fait une promesse à son père ; cette promesse qui effacerait tous ses problèmes et qui le relierait à toute sa famille pour toujours : le baptême musulman de l’enfant… Pour le moment, personne ne connaissait le sexe du futur petit, mais si Rachid et son père espéraient un garçon, Véronique s’en moquait, même si ses préférences penchaient pour une fille.

Depuis qu’elle était enceinte, elle avait doublé le rythme des prières qu’elle adressait à la madone. Rachid s’en inquiétait : ça compromettait ses plans. Il ne lui avait rien dit du projet de conversion qu’il ambitionnait pour elle. Son père ne voulait que l’enfant, si la mère était d’accord, ce serait bien aussi, mais il ne fallait pas trop en demander, à « ces Françaises ».

Un jour qu’il lui rendait visite, Michel avait surpris Véronique rentrant du marché avec son manteau ample et son foulard sur la tête ; il en avait déduit illico, qu’elle s’était convertie. Ce qu’elle s’empressa de démentir, mais Véronique n’était plus à un mensonge près. Cependant, tout le monde pressentait que ces histoires de religion seraient la pomme de discorde qui ferait éclater le fragile consensus qui régnait encore.

 

25

 

   Albert et Aline, les parents de Véronique, n’avaient plus eu leur mot à dire depuis longtemps. Depuis le « coup de folie » de leur fille, ils s’étaient rapprochés de Michel, ils étaient passés de beaux-parents à amis. Eux aussi, n’avaient pas digéré le divorce mais ils n’avaient eu d’autre choix que de le supporter… Albert n’avait pas voulu contrarier sa fille, il lui avait même accordé son soutien très vite. Voyant qu’elle ne changerait pas d’avis, il avait suivi le vieil adage « ce que tu ne peux pas changer, accompagne-le ».

Bien évidemment, les premiers mois avaient été compliqués à organiser. Véronique étant au chômage et Rachid vivant à ses crochets. Albert la dépanna financièrement en cachette des autres membres de la famille… L’argent étant le fer de lance de toute politique, Aline espérait voir sombrer rapidement le couple de fous qu’ils étaient à ses yeux. Le manque d’argent, l’endroit où ils vivaient, et la personnalité de Rachid, ne pouvaient que les mener à la catastrophe… Mais contre tous les pronostics, ils ne sombrèrent pas. Bien au contraire, leur couple semblait se renforcer, comme si les aléas de la vie n’avaient sur eux que des répercussions positives… La grossesse surprise fut la cerise sur le gâteau. Aline fut catastrophée par la nouvelle, alors qu’Albert l’accueillit avec résignation : plus rien ne l’étonnait de toute façon. Il prit l’initiative de faire un virement automatique de quatre cent euros tous les mois, de son compte épargne vers le compte de chèque de Véronique ; de cette façon, il repoussait le moment où il se ferait pincer par sa femme. C’était l’argent de sa retraite, il en faisait ce qu’il voulait ; il ne dépensait presque rien, ça ne se verrait pas.

La mère de Véronique ne comprenait pas comment ils s’en sortaient avec aussi peu d’argent. Elle ne sut pas tout de suite que sa fille était soutenue à bout de bras. Décidément, on n’est jamais aussi bien trahi que par les siens.

En revanche, aucun des deux n’avaient voulu la rencontrer dans la Cité des 5000. Hors de question de se rendre dans un coupe-gorge de la « banlieue de Bagdad ». Quand ils étaient entre amis sûrs, ils avaient pour habitude de nommer le coin où Véronique et Rachid habitaient : « la république islamique de Seine St Denis » … Aline haïssait littéralement son nouveau gendre, pourtant ils s’étaient à peine rencontrés, très peu parlé.

-          Quand je pense que ma fille est avec « l’autre », là ! Ça me dégoute… Dans ce bouge à attraper des poux… Si ça se trouve, elle ne parle même plus le français.

-          Mais non ! Calme-toi. Je l’ai vu, il est correct. Véro m’a assuré qu’il était très bien.

-          Ce que tu peux être naïf, mon pauvre Albert ! T’as vraiment de la merde dans les yeux. Tu ne vois pas qu’il l’exploite ? Qu’il se sert d’elle ?... Ça va mal finir, je le sens. Jésus, Marie, Joseph, je le sens…

-          Pour le moment, tout va bien. Véro nous le dirait, si ça n’allait pas.

-          Tu parles ! Il la tient, « l’autre », oui ! Si ça se trouve, il peut l’égorger à tout moment ; ça se passe comme ça dans leur pays. Tu ne regardes pas les infos ou quoi ? Tu ne vois pas ce qui se passe chez eux… Sont tous maboules, ces ayatollahs !

-          Rachid n’est pas comme ça, Véro me l’a dit, et je la crois.

-          Je crois que tu n’es bon qu’à faire pousser des légumes… Ah ! Elle a raison la Marine, il est temps que quelqu’un réagisse dans ce pays.

Albert terminait ces discussions avec sa femme par un soupir d’impuissance, et en ce moment, il soupirait souvent.

Les parents de Véronique étaient de vieux modèles qu’on ne fabriquait plus, élevés aux discours de De Gaulle, de Jean-Paul II, et aux chansons de Michel Sardou ; qui croyaient toujours que la France avait une influence civilisatrice sur le monde, qui ne supportaient plus le déclin visible de leur pays, déclin qui entrainait, dans une certaine mesure, celui de leur famille. Ils vivaient barricadés dans un autre monde ; ce monde où tous ses habitants étaient gentils, catholiques, et acceptaient naturellement leur soumission à cette culture si formidable, que tous ces sauvages avaient la chance de pouvoir connaitre.

Pourtant, Aline avait été remué par tant de changements.

Tous deux regrettaient le temps où leur petite Véronique leur ramenait des bons points. Qu’elle était mignonne avec ses couettes et ses taches de rousseurs, disaient-ils… Elle avait été si innocente avant d’être pervertie par ce Rachid de malheur.

Et de la perversion à la conversion, il n’y eut qu’un pas qu’Aline franchit allégrement, affirmant partout que c’était ce que « l’autre » voulait de toute façon : c’était son ambition cachée, sa destination finale. Elle franchit le Rubicon sans hésitation, contrairement à Jules César, qui avait longuement réfléchi avant de le faire… Bien évidemment, elle ne se gêna pas pour dire son avis à sa fille, en guise de prévention maternelle : une mère peut prédire quand ça va mal tourner, disait-elle… Véronique ne l’entendit pas de cette oreille, toutefois, avant de remettre sa mère à sa place, elle essaya de la convaincre que sa conversion n’était pas à l’ordre du jour, voire qu’il n’en était pas question du tout. Rien n’y fit, sa mère continua son travail de sape auprès des autres membres de la famille, surtout auprès de Pauline et de Calvin, qui eux, s’en foutaient totalement, du moment qu’ils n’allaient pas vivre de l’autre côté de la frontière.

La sanction ne se fit pas attendre longtemps : Véronique menaça sa mère de ne plus la voir si elle persistait. Mamie Aline ne prit pas ses menaces très au sérieux.

Dans un premier temps, Véronique refusa de lui adresser la parole, elle ne lui répondit plus au téléphone. Puis elle bloqua son numéro pour être certaine de ne pas répondre. Ce mutisme déclencha une paranoïa supplémentaire : cette fois-ci, Aline était sûre qu’elle vivait recluse, bâillonnée, dans un coin de l’appartement, sous une burqa, comme en Afghanistan. Albert, qui était au courant de la manœuvre par sa fille, alerta discrètement le reste de la famille, annonçant que Véronique allait très bien. Au final, plus personne ne savait sur quel pied danser, car on n’osait contredire Aline.

Le remède fut pire que la maladie. Albert et Aline n’en finissaient pas de s’engueuler dès qu’ils parlaient de leur fille. Michel refusa de participer au conflit naissant ; il avait eu plus que sa part, il en sortait à peine et n’avait pas envie d’y entrainer Valérie. Il mit en garde ses enfants, qui préférèrent s’assurer par eux-mêmes de la santé de leur mère. Pauline et Calvin savaient que leur mère avait un « pète au casque », mais ils découvrirent que leur grand-mère n’était pas mieux, disaient-ils en petit comité. En fin de compte, leur mère avait de qui tenir.

Véronique continuait de fragmenter la famille au gré du temps et de ses besoins. Le pire, c’est qu’elle ne calculait rien, elle vivait au jour le jour, elle faisait tout comme ça lui venait.

Rachid s’inquiétait parfois de ses envies, qu’il attribuait à sa grossesse, mais il lui cédait tout. Il ne la voyait plus du tout comme une sainte nitouche, mais plutôt comme une femme capable d’exaucer tous ses souhaits. Véronique aimait beaucoup faire l’amour, elle était douée pour la cuisine, elle s’occupait parfaitement bien de leur appartement, elle ne lui interdisait jamais rien, surtout pas le joint qu’elle affectionnait tant après leurs rapports, elle s’était bien acclimatée à l’environnement de la cité. Rachid roulait des mécaniques dès qu’ils étaient ensemble quelque part : sa carrure en imposait, elle se sentait en protection avec lui. Elle adorait se pavaner à ses côtés, comme si c’était elle qui promenait son trophée.

Son ventre s’arrondissait doucement, il n’était pas encore très proéminent. Véronique restait menue au grand dam de Rachid, qui la gavait de couscous plusieurs fois par semaine. Malgré ça, elle prenait à peine du poids. Ses copains lui demandaient sans cesse si elle était vraiment enceinte, ou s’il avait tiré à côté… Enfin, des moqueries qui le faisait rire jaune. Il aurait préféré voir sa femme avec un ventre bien rond et bien gros, comme la Malienne au bout du couloir.

Une seule chose inquiétait Véronique, elle n’avait pas encore passé le test de la visite des parents de Rachid. Elle ne savait pas comment se comporter, elle avait peur de faire des faux pas, de dire ce qu’il ne fallait pas dire.

-          Ne t’inquiète pas, bébé ! Ma mère est une personne formidable, elle t’adoptera tout de suite. Elle est très contente de te rencontrer.

-          Ta mère parle le français, au moins ?

-          Tu crois qu’elle parle en quelle langue ? En suédois ?

-          Non, bien sûr ! Au téléphone, elle avait un fort accent, euh… maghrébin… C’est pour ça, j’avais un doute.

-          Ma mère est marocaine, mais ça fait cinquante ans qu’elle vit en France. C’est normal qu’elle ait un accent et c’est normal qu’elle parle aussi le français, non ?

-          Je lui parlerai doucement, elle comprendra mieux…

-          … mais ça ne va pas, non ? tu ne vas pas lui parler en petit nègre, non plus, « toi y en a comprendre quand moi parler à toi » … allons bébé, arrête ton délire.

Véronique finit par admettre qu’elle était intoxiquée par les années de clichés racistes qu’elle avait emmagasinés depuis toujours : Rachid la rééduquait de fond en comble. Dieu qu’elle aimait son homme !

 

26

 

   Véronique et Michel avaient un accord tacite : elle ne versait pas de pension alimentaire et elle ne remboursait plus sa part du crédit immobilier, en échange, Michel habitait dans la maison et avait la garde des enfants. De toute façon, il s’agissait d’officialiser ce qui était un fait avéré : Véronique était dans l’impossibilité de payer quoi que ce soit, et le peu d’argent dont elle disposait suffisait à peine pour le couple. Cependant, elle gérait son compte et son couple comme elle gérait les comptes et ses relations de travail : avec sérieux. Désormais, elle ne se focalisait plus que sur ses priorités, tout le reste était évacué. Soit elle négociait ce qui méritait d’être gardé, soit elle s’en passait, mais ce qui était essentiel, vital à son bien-être, était sauvegardé coûte que coûte. Elle ne versait pas de pension, mais elle payait le loyer de l’appartement. Elle n’offrait plus rien à ses enfants, mais elle sortait avec Rachid quand ils en avaient envie.

Il avait fallu faire des choix, l’argent avait été un agent déterminant dans la façon de diriger sa nouvelle vie… Chaque matin, elle démarrait la journée par un rituel qui irritait Rachid, car il fallait qu’il attende le résultat pour savoir ce qu’il pourrait faire : Véronique contrôlait l’état de son compte en banque sur internet, et selon ce qu’il y avait, elle priorisait. Elle lui avait interdit de continuer à contracter des dettes auprès de ses amis et de sa famille. Mais Rachid était un papillon de nuit, pas une fourmi. Il continuait d’acheter de l’herbe, et pour ça, il n’y avait pas de crédit possible, il fallait du cash. Il n’y avait que son ardoise à la Rose de Tunis qu’il arrivait plus ou moins à contrôler, mais il fallait qu’il paye un peu de temps en temps. Pour celle-ci, il avait trouvé une astuce : il proposa au patron d’organiser le repas et la fête qui suivraient la naissance de son enfant. La recette de la quête devrait couvrir les dépenses, rembourser la dette, il en resterait pour le couple, et le patron du restaurant aurait réalisé un bon bénéfice.

Les parents de Rachid avaient été très réticents, mais ils finirent par accepter de participer aux frais. Un pot commun circula dans la famille et commença à se remplir sérieusement. Devant un tel succès, Véronique proposa la même chose aux siens, mais cette idée ne fut pas reçue avec le même enthousiasme.

Ils avaient aussi convenu qu’il était plus facile de parlementer au téléphone que de visu : ça permettait de s’énerver sans risque de se taper dessus.

-          Je te préviens Véronique, je ne donnerai pas une thune pour ce gosse. Ce n’est pas le mien, je m’en fous complètement. Donc, ce n’est pas la peine de me demander quoi que ce soit.

-          Tes enfants ont donné, eux !

-          Tu ne manques pas de toupet ! Tu ne verses pas une thune pour leur éducation et eux, ils te donnent de l’argent pour payer ta soirée… Comme c’est moi qui leur donne l’argent de poche, c’est comme si c’était moi qui payais. C’est gonflé ça, non ?

-          C’est pour la naissance de leur demi-frère. Je pense que ça les touche, non ? tu ne crois pas ?

-          Ils sont naïfs, moi pas. Je pense que tu vas encore essayer de nous entuber, voilà ce que je crois.

-          Tu es impossible.

-          Oui ! C’est ça ! Allez, il n’est pas encore né ce gosse. D’ici là, il peut s’en passer des choses.

-          Pfff !... Tu n’es qu’un grossier personnage.

Depuis le coup du faux abonnement à la salle de sport, Michel mettait en doute tout ce que Véronique lui annonçait, tant qu’il n’en avait pas la preuve.

Véronique raccrocha d’un coup sec : ce n’était pas la peine de continuer, elle n’y arriverait pas.

Il restait à convaincre ses parents du bien-fondé de sa demande : après tout, ils allaient être grands parents pour la troisième fois.

Pour Albert, il ne faisait aucun doute qu’il fallait participer aux frais. Il avait hâte de rencontrer les parents de Rachid pour discuter de tout ça. Aline, qui avait été mise à l’index, faisait comme si elle n’était au courant de rien. En réalité, elle attendait impatiemment qu’on la supplie. Véronique, qui connaissait sa mère comme sa poche, lui fit passer un petit message par l’intermédiaire de son père : elle n’accepterait de la revoir que si elle faisait un geste pour la naissance de son petit-fils.

La réponse d’Aline ne se fit pas attendre longtemps.

-          Pour qui elle se prend, la fatma ? C’est hors de question. Je ne donnerai rien… et toi non plus, Albert, tu ne donneras pas un sou.

Albert soupira, en baissant les bras.

-          Allons ! Ne fais pas ta mauvaise tête. C’est ta fille ! Vous n’allez pas vous fâcher le jour de la naissance de son petit, non ? … Et puis, moi, j’ai décidé de donner. Je veux les voir. Toi, tu feras ce que tu voudras.

-          Abandon en rase campagne ! Tu m’étonnes que la France ait capitulé en 40, avec des loquedus pareils… Tu es trop permissif, mon pauvre Albert, c’est pour ça qu’elle a mal tourné, ta fille.

-          Ah, c’est de ma faute, maintenant ! Je te rappelle que « notre fille » a quarante-cinq ans et que ça fait longtemps qu’elle est majeure et vaccinée.

-          Elle n’a qu’à m’appeler. Ça ne se fait pas de ne plus parler à sa mère. Ça porte malheur, même !

Albert éclata de rire devant sa détresse ridicule. Ce n’était pas souvent que sa femme lui permettait de rire. Cette fois-ci, il en profitait.

-          C’est simple, tu prends ton portable, tu fais son numéro que tu connais par cœur, et tu lui dis ce qu’elle veut entendre.

-          On verra, je n’ai pas encore décidé. Et puis, je n’ai pas mes lunettes, ce n’est pas le bon moment.

Il savait qu’elle ne s’avouerait pas vaincue si facilement. Elle appellerait sa fille, de toute façon.

… Petite interruption du récit : les choses ont bien changé depuis le divorce de Michel et Véronique, n’est-ce pas ?... Michel a repris du poil de la bête, Véronique continue de faire ce qu’elle veut, Rachid espère se ranger, les enfants suivent mais vivent leur vie. Les grands parents ne comprennent plus rien, mais ça c’est normal : c’est le conflit des générations. Comme vous pouvez le constater, du chaos nait l’ordre. C’est une forme d’évolution, c’est en marche ! En tout cas, ils semblent tous se diriger vers l’harmonie. Est-ce une bonne chose ? Amis lecteurs, du haut de nos cieux, nous le saurons sûrement bientôt…

 

27

 

   De son côté, Rachid s’activait pour organiser une rencontre entre ses parents et ceux de Véronique. Si, dans le principe, tout le monde était d’accord, dans la réalité, personne ne faisait d’effort pour matérialiser cette réunion… Dès que Mohammed, le père de Rachid, sut que les beaux-parents habitaient de l’autre côté de l’autoroute, il commença à trouver tout un tas d’excuses pour ne plus y aller. Il se ne sentait pas assez bien pour rencontrer des gens riches, plus riches que lui, en tout cas… Soudainement, Rachid découvrit que ses parents avaient un complexe d’infériorité.

Albert était prêt pour rencontrer Mohammed, où ça l’arrangeait. Il s’agissait juste d’une visite informelle, sans aucune prétention : il fallait bien se connaitre un jour ou l’autre. Les deux grands-pères avaient convenu de se rencontrer sans leurs femmes. Ça, c’était l’astuce qu’avait trouvé Albert pour justifier l’absence de son épouse, qui refusait obstinément de les voir. Le plus simple avait été de réserver une table à la Rose de Tunis pour un thé à la menthe, de cette façon, Albert connaitrait le restaurant où aurait lieu la fête.

Mohammed ne lésina pas sur le décorum : il avait eu le choix entre un costume qui datait des années quatre-vingt-dix ou sa traditionnelle djellaba. Rachid l’avait gentiment supplié de venir simplement : il ne voulait pas vexer son père, mais la djellaba, ce n’était pas possible. Son père avait tenu à porter un chapeau, et il avait opté pour un borsalino, qui le faisait ressembler à un mafioso des années quarante. Rachid lui prêta son manteau en cuir qui servirait de pardessus… Lorsque Véronique vit son beau-père engoncé dans son accoutrement, elle eut envie de rire, mais le visage contrarié de Rachid l’en dissuada. Elle se contenta de lui donner le bras sans broncher.

La Rose de Tunis n’était pas très loin de la Cité des 5000, ni de chez Mohammed. Albert était déjà installé dans le restaurant quand il vit leur voiture arriver.

Lui aussi, portait un costume mais il était plus récent et bien plus seyant, et des chaussures en cuir, qui luisaient tellement qu’il avait dû forcer des heures sur le cirage et le frottement pour arriver à un tel résultat. Son imperméable sur le bras, doublé de l’immuable parapluie, complétait sa panoplie… Véronique avait pris la tête de la troupe ; elle fut la première à saluer son père.

-          Bonjour papa ! Tu as trouvé facilement ?

-          Oui ! Ce n’est pas le bout du monde, non plus ! … Dis-moi, tu viens avec la gestapo ?

-          Chut, papa ! Allons, s’il te plait !

Albert n’était pas mécontent de sa « blagounette », lui qui ne se permettait jamais aucun écart de langage, ne s’était pas privé pour une fois ; mais à l’arrivée de Rachid et Mohammed, il retrouva son sérieux et afficha un large sourire.

Véronique se casa facilement à table, même si elle était enceinte, son ventre n’était pas encore un problème… Rachid fit les présentations : les deux grands-pères se serrèrent la main fraternellement. Puis Mohammed s’assit à côté de Véronique, soit en face d’Albert, et Rachid se plaça à côté de son beau-père. Hamid, le patron de la Rose de Tunis, vint prendre la commande auprès de Véronique. Thé à la menthe avec des tcharaks, c’est-à-dire des Cornes de gazelle. Elle n’était pas peu fière de commander ces gâteaux par leur nom originel : elle commençait à connaitre quelques mots d’arabe. Cependant, elle était loin d’être bilingue, son professeur, Rachid, ne parlait quasiment pas sa langue maternelle… Si Véronique se sentait assez bien, ce n’était pas le cas de son compagnon qui était de plus en plus gêné par l’attitude de son père. Mohammed avait gardé son borsalino sur la tête et portait sur les épaules, le manteau de cuir : il avait refusé de les enlever. De plus, il se tenait droit sur sa chaise, tel Sitting Bull, chef des Sioux, fier de regarder l’horizon lointain. Albert, avait de son côté adopté une posture que n’aurait pas reniée le maréchal Pétain, une main sur la hanche et l’autre sur la table, qu’il utilisait comme un stabilisateur. Mohammed essayait de résister à la posture hautaine d’Albert, mais il n’y arrivait pas. Tout d’un coup, Rachid se retrouva projeté dans l’univers colonial qu’il n’avait pas connu ; et ce jour-là, il comprit ce que c’était, que d’avoir grandi dans la soumission.

Albert était droit mais semblait désinvolte, il dominait la situation naturellement, en terrain conquis. Pourtant, il n’avait pas fait la guerre d’Algérie, ni participé à aucune guerre coloniale, non ! C’était juste ce qu’on appelle, du racisme ordinaire, il ne s’en rendait peut-être même pas compte : c’était normal… Véronique ne voyait rien, occupée qu’elle était à tenir son ventre. Elle ne perçut pas le malaise de son homme.

Albert décida de rompre la glace qui était en train de se transformer en banquise.

-          Alors ! C’est un garçon ou une fille ? Vous le savez ?

-          Papa ! C’est encore trop tôt pour le savoir ; et puis, on veut vous faire la surprise… qu’est-ce que ça change que ce soit un garçon ou une fille ? Pour nous, c’est pareil !

Mohammed intervint.

-          Moi, j’aimerais bien un petit-fils. Les filles, c’est bien, mais ça ne comprend jamais rien, dit-il en souriant… Et puis, je pourrais apprendre plein de choses à mon petit-fils.

Albert reçut la dernière phrase comme un avertissement. Il comprit de suite que l’enfant qui allait naitre était un garçon, et qu’il serait sous la coupe de la famille de Rachid. Car si Mohammed ne l’avait pas su, il ne se serait pas avancé en dénigrant les filles.

-          Oui, bien sûr ! On n’habite pas très loin, on pourra se relayer pour garder le bébé. Qu’en pensez-vous ?

Rachid intervint à la volée, avant que son père ne réplique.

-          Il est évident qu’on aura besoin d’aide, au début en tout cas. C’est bien d’avoir deux familles, si proche l’une de l’autre.

Véronique acquiesça. Mohammed aussi. Puis celui-ci répondit.

-          Bien sûr Albert ! Comme ça on viendra vous voir dans votre belle maison. Je vous présenterai Fadela, ma femme et la mère de mon fils, Rachid.

Albert approuva d’un signe de tête. Puis, il ajouta.

-          Et que ce soit un garçon ou une fille, vous avez pensé au prénom ? C’est important le prénom. Alors, ça sera quoi ?

-          Franchement, papa ! Pour le moment, on n’en est pas encore là. On a des pistes, bien sûr… Qu’est-ce que tu aimerais ?

-          Moi ? Euh ! Ce que vous choisirez nous plaira, à ta mère et à moi. Soyez-en certains.

-          Ce qui est certain, c’est qu’il ou elle, sera franco-marocain… ça fera un beau mélange. N’est-ce pas mon chéri ?

Rachid sourit à Véronique sans répondre. Ils étaient certains d’avoir bien manœuvré sans créer d’incidents. Ils jouaient tous les deux avec leurs pères respectifs.

Albert but une gorgée de thé mais ne toucha pas au gâteau.

-          Tu n’aimes pas les Cornes de gazelle, papa ?

-          Mon cholestérol ! C’est trop sucré, ces trucs-là.

Mohammed osa une réponse.

-          Et pour moi, c’est trop dur pour mes dents. Je n’arrive plus à croquer, à mon âge, dit-il en riant.

-          Vous voulez des makrouts ? Les gâteaux de semoule sont plus tendres.

-          Merci, ma fille ! répondit Mohammed. C’est gentil. Je veux bien un makrout.

Rachid appela Hamid, le patron, et commanda quatre makrouts. Mais Albert n’y toucha pas non plus, et eut du mal à terminer le verre de thé… Véronique s’aperçut enfin que quelque chose n’allait pas. Elle vit son père coincé dans sa posture du militaire, raidi par des années de service, alors qu’il n’avait jamais mis les pieds dans une caserne ; et Mohammed, engoncé sous son manteau de cuir, son chapeau ridicule sur la tête, jouant au fier bédouin.

 

28

 

   Les deux grands-pères s’étaient congratulés mutuellement au moment de se quitter. L’entrevue s’était bien déroulée, du moins d’un point de vue officiel, car en réalité, les avis divergeaient… Rachid avait raccompagné son père chez lui, dans sa voiture brinquebalante, pendant que Véronique était partie avec son père faire quelques courses. Rachid les rejoindrait dès qu’il le pourrait.

Durant les quelques minutes que dura le voyage de retour, les deux hommes ne s’adressèrent pas la parole : ce qui était mauvais signe pour Rachid. Quelque chose avait embarrassé son père, et celui-ci ne lui en parlerait pas, par fierté.

Lorsque sa mère les accueillit sur le pas de la porte, elle vit le visage taciturne de son mari : elle sut que la rencontre ne s’était pas bien passée. Elle s’adressa à lui en arabe, ce qui excluait Rachid qui ne comprenait que le français.

-          Qu’est-ce qu’il a dit ?

-          Ton père dit qu’il est fatigué et qu’il veut se reposer un moment. Ce n’est pas bon, toutes ces sorties, à son âge.

Mohammed se débarrassa de son accoutrement, et se dirigea vers sa chambre. Rachid n’était pas dupe et voulut en savoir un peu plus.

-          Il y a un problème ou quoi ?

-          Ce n’est pas vraiment un problème, mon fils. C’est un souvenir.

-          Un souvenir ?

-          Oui, un souvenir ! Cet Albert lui rappelé un mauvais souvenir.

-          Tu veux dire, qu’ils se connaissaient déjà ?

-          Non, pas du tout. Ils ne se connaissaient pas, mais ils n’ont pas besoin de se connaitre pour ça.

Rachid nageait en plein mystère.

-          Cet Albert se serait comporté comme un colon, comme le pire des Pieds-noirs. Ça date de l’époque où les françaouis étaient chez nous, à Casa.

-          Mais, ils se sont à peine parlé. Ils n’ont dit que des banalités.

-          C’est sa façon d’être qui lui a rappelé des souvenirs. Il a dû être arrogant, comme un « patron » avec son « larbin ». Bref, ton père s’est senti inférieur, diminué.

-          C’est fini tout ça, c’est loin. Albert n’a même pas fait son service militaire.

-          C’est le ressenti de ton père, tu ne peux rien y faire. Cet Albert ne doit pas beaucoup aimer les Arabes. Ouallah lahadim ! Ton père il sait, il ne se trompe jamais !

Rachid était dubitatif. C’est vrai qu’il avait été arrogant, Albert. Mais c’était plus par ignorance que par volonté politique. Décidément, le retour chez lui s’annonçait compliqué et semé d’embuches… Cependant, il préféra taire ce problème à Véronique, ce n’était qu’un ressenti, il ne voulait pas prendre le risque d’allumer une guerre : car si on sait toujours quand ça commence, on ne sait jamais quand ça finira.

Quant à Véronique, elle flânait dans les magasins avec son père. Elle avait bien remarqué quelque chose, mais elle n’arrivait pas à comprendre quoi.

-          Alors ? Comment as-tu trouvé le père de Rachid ?

-          Ça va ! Il est gentil ! Ce n’est pas une lumière, mais ce n’est pas de sa faute, c’est comme ça !

-          Il est très gentil. Depuis que je le connais, il est vraiment très prévenant avec moi.

-          A part son accoutrement d’Al Capone de supermarché : il était ridicule. Il ne se rend compte de rien, ou quoi ?

-          Il n’a pas l’habitude de voir du monde. Il sort très peu de chez lui.

-          Quand même ! Je n’aurais jamais eu l’idée de m’habiller comme ça ! Heureusement que ta mère n’a pas vu ça ! Elle aurait hurlé de rire !

Les réflexions de son père lui passaient au-dessus de la tête.

-          En parlant de maman ! Comment va-t-elle ?

-          Comme d’habitude. Comme un bulldozer ! Toujours sur le pont pour m’emmerder. Elle attend que tu l’appelles : elle va finir par s’arracher les cheveux, si tu ne l’appelles pas.

-          Quand elle se sera calmée.

-          Oui, mais en attendant, c’est moi qui prends, et j’en ai marre. Plus vite tu auras accouché, mieux ça sera pour tout le monde.

-          Ça fait à peine trois mois. Il en reste encore six. Tu vas avoir le temps de souffrir, encore un peu.

Ils marchaient pourtant tranquillement, tout allait bien, lorsque Véronique ressentit un léger malaise. Elle eut soudain besoin de s’assoir. Elle avait la nausée, semblait-il.

Ils se trouvaient toujours dans le centre commercial : ils se dirigèrent vers un bar, où elle pourrait s’assoir. Elle avait envie de vomir, elle avait la tête qui lui tournait : un coup de chaleur… Elle demanda à son père de la raccompagner chez elle, et de prévenir Rachid qu’elle rentrait.

Celui-ci les accueillit sur le parking de la cité. Albert refusa de monter chez eux, prétextant une course à faire.

Une fois à la maison, elle se sentit mieux. Rachid, qui ne savait comment interpréter ce petit malaise, lui suggéra de consulter au planning familial dès le lendemain.

-          D’accord, j’irai mais tu viens avec moi ?

-          Tu ne veux pas y aller avec ta copine, Maryse ? Vous serez mieux entre femmes. Ça me fout les boules, ce centre.

-          C’est une bonne idée. Je vais l’appeler tout de suite.

 

29

 

   Maryse, trop contente de revoir sa copine, prit sa journée pour accompagner Véronique au planning familial. Elle était venue en voiture la chercher. Ça lui avait fait drôle de revoir Rachid, car si elle avait souvent revu Véronique, c’était toujours sans lui… En cinq ans, il avait un peu changé, trouva-t-elle. Il avait forci, mais il était toujours bel homme dans son genre. En revanche, Maryse n’aimait toujours pas les Arabes, sur ce point, elle n’avait pas changé d’un pouce.

Pendant que sa compagne était au planning familial, Rachid en profita pour régler un petit problème. En effet, si les nausées, malaises et autres indispositions ne tracassaient pas que les femmes enceintes, les hommes aussi, surtout pour ceux dont la libido était surdimensionnée.

Au début, quand Véronique était indisposée, il se contentait de se masturber dans les WC, mais ce n’était pas très excitant. Puis, comme il disposait d’un temps libre plutôt conséquent, il le fit en regardant des pornos sur internet. Mais c’était sur le PC de Véro, et il ne voulait pas laisser de traces informatiques ; non qu’il fût gêné mais parce que ce n’était pas le sien et qu’elle n’aimait pas qu’on touche à ses affaires. Le contrôle des comptes en banque était une affaire sensible entre eux deux : il ne voulait pas avoir l’air de fouiner.

Non ! Son affaire était trop sérieuse pour la gâcher dans les WC ou sous la table de l’ordinateur. De plus, il n’aimait pas ces pratiques, pour lui, elles étaient l’apanage des taulards ou des pédés, et il n’était ni l’un ni l’autre… Il aurait bien été voir une prostituée, mais il y avait un double problème ; ça coûtait et ça se passait le soir. Il n’avait pas d’argent et le soir il était avec Véro. Donc, cette solution n’était pas envisageable, même si elle semblait la plus logique. Il tenait à Véro, mais il avait besoin de penser à autre chose, et surtout de faire l’amour.

Rachid n’avait pas le temps de chercher du boulot, mais il avait mis toutes ses ressources en œuvre pour trouver une solution à sa vie sexuelle. Et justement, son radar à femmes en avait trouvé une, de solution.

Depuis un certain temps, il discutait avec sa voisine du dessus, Aysé, une jeune femme turque qui avait deux enfants en bas âge, mais dont le mari avait disparu sans laisser d’adresse… Tous les matins, Véro partait faire des courses puis allait voir ses enfants à la sortie du lycée, laissant Rachid seul, jusque vers 13h. Lui, avait pris l’habitude de s’occuper en discutant avec Aysé quand celle-ci rentrait du supermarché. Il n’avait pas mis longtemps à utiliser ses techniques de charmes avec elle. Aysé n’était pas dupe, elle résista tant qu’elle put au rentre-dedans forcené de Rachid, qu’à la fin elle céda, mais avec une contrepartie.

Ils trouvèrent tous les deux un moyen imparable pour associer plaisir et rentabilité : il lui proposa de repeindre tout son appartement pour pas grand-chose, plus un service personnel de temps en temps en toute discrétion. De cette façon, il était occupé, il gagnait un petit peu d’argent, et il se soulageait. Même Véro était satisfaite et n’y voyait que du feu.

Rachid s’inquiétait réellement de la santé de sa femme, mais la sienne, le préoccupait tout autant, et il pensait pouvoir mener deux choses différentes de front. Ce qui amusait en outre Rachid, c’est que Véro et Aysé s’entendaient vraiment bien : il faisait d’une pierre, deux coups ! Si on peut dire…

Du coup, il se sentait mieux avec Véro, il pouvait regarder son ventre s’arrondir sans se poser de questions sur leurs prochains rapports qui n’auraient plus lieu avant un bon bout de temps.

En fait, il aurait pu faire l’amour avec Véro, car médicalement ce n’était pas contre indiqué, mais il n’osait pas, de peur de causer un problème pour l’enfant : Véro, d’ailleurs, aurait bien aimé, mais elle ne voulait pas contrarier son homme. De plus, il supportait ses remontrances avec philosophie quand il dépensait plus que prévu.

L’entrevue mitigée entre les deux pères, était aux oubliettes pour le moment. L’important pour Rachid, était de garder les canaux ouverts avec sa famille. Quant à Véronique, elle ne s’attendait pas à mieux. Donc tout allait bien, dans le meilleur des mondes.

… Il est gonflé ce Rachid, non ? Il ne s’embarrasse pas de grand-chose. Il a de la chance d’être observé depuis les cieux. Son impertinence trouve des échos favorables car il a des solutions à tous ses problèmes, et c’est ce qui plait à son divin protecteur, dirait-on…

 

30

 

   Véronique était rentrée du planning familial plus préoccupée que prévu : Maryse avait tenu à la raccompagner jusqu’à la maison, Rachid leur proposa de faire du café, mais ni l’une ni l’autre, n’en avaient envie.

-          Alors, tout va bien ?

-          Je ne sais pas. Le médecin m’a auscultée, puis on a fait toute une série d’examens, une radio, des prises de sang, ça n’en finissait pas.

-          Et qu’est-ce qu’il a dit ?

-          Il a juste dit qu’il enverrait les résultats à mon médecin traitant, qu’il était le seul habilité à m’expliquer, etc… sous huit jours. Je ne comprends pas pourquoi ils font autant de mystères.

Rachid ne réfléchissait pas à cette heure-là. Il espérait que Maryse ne puisse pas rester pour dîner, il ne supportait pas les gens qui votaient pour le FN.

-          Je vous dis au revoir, les amoureux ! Faut que je rentre.

-          Vraiment, Maryse ! Tu ne veux pas rester dîner avec nous ? Véro a fait une daube.

-          C’est gentil, Rachid. Une prochaine fois.

Rachid fit un clin d’œil de connivence à Véronique qui lui répondit par un sourire en coin. Dès que Maryse fut partie, elle se lâcha.

-          T’es un sacré hypocrite, toi ?

-          Pas plus qu’elle !

-          En plus, tu lui proposes une « daube », pourquoi pas une quiche au thon, pendant que tu y es !

Il éclata de rire : de ce rire tonitruant qui avait tant séduit Véronique quelques années plus tôt et qui lui plaisait toujours autant… En revanche, elle trouva qu’il ne s’inquiétait pas outre mesure de ce qui s’était passé au planning familial.

Quelques jours plus tard, le couple reçut une lettre du médecin traitant de Véronique, les invitant à prendre rendez-vous pour une explication des résultats. Que Rachid soit convié à entendre les conclusions du médecin, les troubla.

La consultation eut lieu au cabinet du docteur Zylberstein, à La Plaine St Denis, vers 10h30. Celui-ci les accueillit dans son bureau avec le sourire, mais sans un mot. Le docteur était la copie de Woody Allen en un peu plus grand, il semblait toujours perdu dans ses pensées. Il portait un petit bouc roux en bas du menton, qu’il triturait en permanence lorsqu’il réfléchissait. Ce matin-là, il avait du mal à formuler ce qu’il voulait dire. Véronique avait l’habitude, mais Rachid, qui le voyait pour la première fois, eut du mal à cacher sa surprise.

-          Je vous ai demandé de venir tous les deux parce que j’ai une chose à vous montrer. J’ai besoin du papa et de la maman.

Il se leva de son bureau, alluma le tableau pour lire les radios, et en installa une. C’était une des radiographies que Véronique avait faites quelques jours plutôt au planning familial.

-          Ce que vous voyez-là, c’est le fœtus, votre enfant.

Le docteur était toujours aussi mystérieux, tout en continuant ses descriptions sur un ton pas très joyeux. Le couple commençait à s’inquiéter.

-          Là, ce que voyez, c’est le dos de votre enfant, sa colonne vertébrale.

Puis, le docteur fit une moue dubitative, arrêta son discours et vint se rassoir.

-          J’ai voulu vous rencontrer tous les deux parce que j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer… Voilà, ce n’était pas évident de tomber enceinte à quarante-cinq ans, comme je vous l’avais dit, il y a des risques.

Rachid et Véronique, ne comprenant pas encore ce qu’il allait dire, s’étaient pris la main, et ils la serraient très fort.

-          Votre enfant a une malformation. Au mieux, il sera dans un fauteuil roulant toute sa vie, au pire, il sera lourdement handicapé. Je suis désolé. C’est mon rôle de vous dire la vérité. Bien sûr, à ce stade, on ne peut pas savoir exactement, mais la malformation est bien là.

Rachid était tétanisé par la nouvelle, alors que Véronique sentait que les larmes lui venaient.

-          Que peut-on faire docteur ?

-          Madame, soit vous allez au terme de votre grossesse, soit il faudra envisager une IVG… En revanche, si vous envisagez cette IVG, il faudra vous décider rapidement, car vous allez atteindre la limite légale.

-          Je ne sais pas quoi faire du tout.

-          Je comprends et je ne vous demande pas de prendre votre décision sur le champ. Réfléchissez bien, tout aura une conséquence.

-          Vous êtes sûr, docteur ? On ne peut pas faire vérifier une deuxième fois par quelqu’un d’autre ?

-          Monsieur, si votre compagne a subi toute une série de tests et de radiographies, c’était justement pour être certain qu’on ne se trompait pas. Je suis désolé… Le personnel du planning familial reste à votre disposition et pourra vous aider à prendre votre décision, quelle qu’elle soit.

Ils remercièrent le docteur, puis se levèrent sans un mot. La nouvelle était suffisamment grave, les paroles restaient bloquées au fond de leur gorge, plus rien ne se formulait dans leur tête.

Le voyage de retour jusqu’à la cité des 5000 se fit donc dans un silence de mort. Rachid se taisait toujours, plus par dépit que par volonté ; quant à Véro, elle était écrasée par la nouvelle. Elle était déçue, mais elle ne savait pas comment l’exprimer, de peur de décevoir encore plus Rachid.

Ils rentrèrent à la maison main dans la main, ils savaient qu’ils vivaient une épreuve qui n’allait pas les laisser indemnes. Tous les deux avaient peur des conséquences l’un pour l’autre.

Machinalement Rachid alluma la télé, rien ne pouvait le captiver mais il fallait qu’il brise ce silence. Véronique vint s’assoir à côté de lui, en larmes, murmurant.

-          Je suis désolé bébé. Ce n’est pas ce que tu voulais, je le sais. Pardonne-moi !

-          Je n’ai rien à te pardonner. C’est comme ça, c’est tout. Ce n’est pas de ta faute. Dieu l’a voulu !

C’était bien la première fois que Véro l’entendait parler comme ça !

-          Tu m’aimeras quand même ? dit-elle en pleurant.

-          Bien sûr ! Ne dis pas de bêtises.

-          Si tu voulais me quitter, je comprendrais très bien, tu sais !

-          Mais je ne veux pas te quitter. Je suis déçu mais, comme a dit le docteur, ça pouvait arriver. C’est tout.

Ils s’embrassèrent longuement et chaleureusement, ce qui rassura Véro sur les intentions de Rachid. Cependant, ni l’un ni l’autre n’évoquèrent une quelconque décision à prendre : c’était sûrement encore trop tôt…

Véro préféra se retirer dans la chambre et rester seule un moment. Rachid appela un de ses amis à le rejoindre à la Rose de Tunis, pour boire un verre. Dès qu’il fut sorti, Véro en profita pour appeler Maryse, il fallait qu’elle parle à la seule personne de confiance qu’elle connaissait, et qui était toujours de bon conseil.

 

31

 

   Véro avait une décision à prendre, mais elle savait qu’elle ne pourrait pas la prendre seule. Bien sûr, Rachid avait son mot à dire, mais là, il ne s’agissait pas de faire dans la fantaisie. Avorter ou garder un enfant avec une malformation, n’était pas un choix banal : Maryse saurait lui dire ce qu’il fallait faire.

-          Allo Maryse ! C’est Véro, il faut que je te parle, tu as un peu de temps devant toi ?

-          Oui ! Que se passe -t-il ? Tu as un problème avec Rachid ?

-          Non, du tout ! J’ai un problème avec l’enfant.

Elle renifla pour ne pas pleurer.

-          C’est-à-dire ?

-          Tu te rappelles l’autre jour au planning familial ; tous ces mystères autour des examens. Ben, c’était en fait parce qu’ils avaient découvert une malformation… J’ai vu mon médecin ce matin, et il m’a demandé de choisir entre : aller au terme de la grossesse ou de pratiquer une IVG… Franchement, je ne sais pas quoi faire. Je suis perdue, là !

-          Ah merde ! C’est con ça, ma cocotte !

-          Qu’est-ce qui faut que je fasse ? J’ai besoin d’aide, Maryse…

Véro éclata en sanglots.

-          Véro, ce n’est pas une bonne idée d’en parler au téléphone. Je préfère te voir chez moi, on sera mieux, je prends mon après-midi, je n’avais pas envie de travailler aujourd’hui, ça tombe bien… Je viens te chercher, je serai là dans trente minutes. J’arrive ma cocotte.

Effectivement, Maryse arriva une demi-heure plus tard. Véro la guettait à la fenêtre de la cuisine et dès qu’elle vit sa Mini Cooper bleu ciel entrer sur le parking, elle se hâta de descendre. Elle prit soin d’envoyer un texto à Rachid, tout de même, mais sans lui dire où elle allait pour ne pas qu’il sentit l’influence néfaste de Maryse.

Dans la voiture, Véro essaya de paraitre calme et détendue, alors que Maryse était comme d’habitude, plutôt speed. Elle avait adopté une conduite sportive, que tout le monde jugeait plutôt nerveuse. De ce fait, Véro se cramponnait à la poignée de sécurité située au plafond.

-          Tu sais, on aurait pu discuter chez moi.

-          Non, je ne préfère pas. Je n’ai pas envie de voir ton… homme ! On sera mieux chez moi.

Maryse habitait toujours son coquet pavillon de banlieue, toujours aussi bien décoré. Véro se rendit compte, devant la vue du jardin, que le sien lui manquait. Dans le salon, elle se rendit compte également que Maryse était toujours aussi sexy, alors qu’elle-même était, joufflue, ventrue, et fagotée comme une fatma.

-          Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

-          On a le même âge, et tu es toujours aussi belle et bien foutue. Je te trouve incroyablement belle. J’avais envie de te le dire…

-          Merci ma cocotte. C’est gentil… mais, parlons plutôt de ton problème.

Véro exposa les faits. Il ne fallut pas plus de cinq minutes de réflexion à Maryse pour réagir et donner son avis.

-          Tu es sûre d’une chose : il y a une malformation. Aucune chance que ça s’arrange ? Ils ne peuvent pas opérer in utero ?

-          Le docteur Zylberstein a dit que ce n’était pas possible.

-          Alors, il faut que tu abandonnes…

-          Tu veux dire, que j’avorte !

-          Oui ! C’est une nécessité… Tu as déjà des enfants, donc ce n’est pas comme si c’était une expérience ratée. A quarante-cinq ans, il y avait un risque, ça arrive souvent à cet âge-là. Tu auras essayé, je suis sûre que Rachid ne t’en voudra pas. Je t’en prie Véro : tu souffriras et cet enfant souffrira encore plus que toi et plus longtemps que toi. Il faut aussi penser à lui… Et que dit Rachid ?

-          Je ne sais pas pour le moment. Il est déçu, je crois qu’il attend ma décision pour prendre la sienne. Je sais que tu as raison, mais ce n’est pas facile. Rachid, a compris qu’il ne pourra pas jouer avec son fils, qu’il ne pourra pas en être fier sans faire un effort… Pour le reste… Ce n’est pas un intellectuel, tu peux me croire.

-          Tu sais ce que je pense de lui. Il sait que tu es là ?

-          Il sait que je suis sortie, mais pas que je suis avec toi.

Cet après-midi passé avec Maryse fut bénéfique pour Véro : elle se sentait en confiance, elle se sentait bien avec son amie. Désormais, elle était prête à discuter avec Rachid, et pourquoi pas, à rendre sa décision.

… Chers lecteurs, Véronique est à un nouveau virage de sa vie, un virage qu’elle ne pensait pas devoir prendre. Tout arrive dans une vie car rien n’est prévisible. Zeus, Roi des Cieux, supervise avec un certain dilettantisme ce qui se passe sur Terre, au gré de ses fantaisies. Cependant, Zeus continue de suivre les pérégrinations du couple avec intérêt mais d’un œil distrait. Ça tombe bien, Véronique à l’air de savoir ce qu’elle doit faire…

Maryse déposa son amie non loin de la cité des 5000 : elle ne voulait pas voir Rachid ni être vue par lui, et Véro pouvait encore se déplacer sans problème.

Celle-ci retrouva Rachid à l’appartement. Il était tendu, et il avait bu. Ils se regardèrent un long moment sans se parler, mais leurs yeux en disaient déjà beaucoup. Déjà des larmes commençaient à perler sur les joues de Véro. Rachid se doutait de la suite.

-          Je ne sais pas pour toi, mais moi, j’ai pris une décision.

Véro parlait lentement et pesait chaque mot.

-          Eh bien, je crois qu’il est temps de s’écouter.

-          Je n’aurais pas cru devoir passer par là un jour, mais force est de constater, que je n’ai pas le choix. Je dirais même, que nous n’avons pas vraiment le choix.

Rachid attendait le verdict.

-          Etant donné que la malformation est avérée, je préfère ne pas garder l’enfant. Je veux faire une IVG… Voilà, tu le sais, maintenant.

-          Bien sûr, je comprends. Je savais que tu prendrais cette décision. C’est sûrement mieux pour tout le monde… Je ne te juge pas et ça ne change rien entre nous, bébé. On aurait dû se rencontrer plutôt, on aurait fait les choses en temps et en heure. Mektoub inch’allah, c’est tout.

Véro pleura légèrement, mais elle se sentit assez forte pour se reprendre.

-          Je vais prévenir le docteur Zylberstein demain matin. Il a dit qu’il ne fallait pas trop attendre, qu’on était proche de la limite.

-          D’accord ! Je me doutais que tu réagirais comme ça. Je vais prévenir ma famille et leur demander d’annuler les préparatifs de la fête. J’attendais d’être sûr pour le faire. J’irai voir mes parents demain matin. Je ne veux pas leur dire par téléphone, ils me demanderaient de venir les voir, donc, autant y aller : ça sera plus simple.

Ils s’embrassèrent longuement, chaleureusement malgré la dureté de la situation. Le message était passé, un poids était ôté

 

32

 

   Rachid se rendit immédiatement chez ses parents pour leur annoncer la nouvelle. Il s’attendait à de la résistance, car chez les musulmans il n’est pas question d’avortement, qu’importe la raison. L’enfant était un don de Dieu, il n’était pas possible de refuser ce cadeau : même s’il y avait une malformation, on ne l’abandonnait pas.

Rachid expliqua posément les problèmes à son père et sa mère, réunis en une sorte de conclave dans leur salon aux banquettes plastifiées. A peine eut-il terminé de parler que sa mère s’essuya les yeux, mais sans pour autant s’exprimer. Elle attendait que son mari le fasse, et pour le moment, il digérait l’info : son âge ne lui permettait pas de réagir très vite… Rachid et sa mère fixaient le chef de famille d’un regard soutenu, lui faisant comprendre qu’ils voulaient entendre son avis au plus vite. Mais Mohammed réfléchissait… Il avait coutume de dire que « les femmes étaient comme un troupeau de vaches que le diable menait au champ ». Ce qui signifiait qu’elles parlaient pour ne rien dire, influencées par n’importe qui et n’importe quoi. Lui, ne parlait jamais à tort et à travers, ce qui l’obligeait à réfléchir longtemps avant de révéler le fruit de ses réflexions.

-          Mon fils ! Ce que je vais dire m’a été inspiré par le Très Haut et par son prophète Mahomet, que la paix soit sur lui…

Il toussa légèrement avant de reprendre son discours.

-          Je n’ai pas de raison de mettre en cause l’avis du docteur : je connais les docteurs…Ta femme est âgée, et ce n’était peut-être pas une bonne décision de vouloir un enfant à son âge, mais c’est ainsi. Toi aussi, maintenant, tu es avancé en âge. Tous tes frères et sœurs sont mariés et ont des enfants : j’ai dix beaux petits enfants, grâce à Dieu ! J’aurais bien aimé avoir des petits enfants de mon fils Rachid, mais Dieu en a décidé autrement, et c’est bien comme ça.

Rachid fixait son père intensément.

-          Mon fils ! Tu m’as fait part de ta tristesse, et de la tristesse de ta femme. Je me joins à votre tristesse, et Fadela, ta mère, aussi. Sache que toute la famille sera triste pour vous deux. Cette décision vous regarde, elle me semble justifiée, je vous soutiendrai autant que je le pourrai, mon fils.

Rachid n’avait jamais entendu son père lui parler de cette façon. Il était touché. Il savait désormais que le retour dans le giron familial était acquis, de toute façon. Il prit les mains de son père et les baisa tendrement en guise de remerciement.

Enfin, sa mère voulut aussi dire quelques mots.

-          C’est une terrible nouvelle, mais on est avec toi de toute façon, tes frères et sœurs, tes cousins aussi.

-          Merci maman, c’est gentil. Il faudra leur dire d’arrêter les préparatifs de la fête, et de rembourser la quête. Quant à moi, je vais annuler le restaurant.

-          Non, mon fils ! On n’arrête rien du tout.

-          Mais maman ?

-          Ecoute ta mère ! Elle a quelque chose à te dire.

Rachid se tassa sur la banquette qui crissa, le dos bien droit pour entendre cette nouvelle.

-          Voilà, ton père et moi, avons décidé de repartir à Casa, on quitte la France, définitivement. On est trop vieux pour rester aussi loin de la terre qui nous a vu naitre. On laissera l’appartement à ton petit frère Hassan, qui en a besoin.

-          Et vous partez quand ?

-          On devait partir après la naissance de ton fils, mais maintenant, on n’est plus obligés d’attendre si loin : on partira dès qu’on sera prêts… On fera une fête pour célébrer notre départ. Ça se fait, non ? Tu n’auras qu’à changer la date de la réservation du restaurant.

-          Oui maman… bien sûr !

Rachid comprit qu’il allait perdre sa famille aussi rapidement qu’il l’avait retrouvée : quel cruel coup du sort ! songea-t-il. Tout ça pour ça !

-          On mourra au Maroc quand Dieu l’aura décidé, ajouta son père.

En entendant parler son père, Rachid réalisa l’ampleur du désastre dans lequel il se trouvait. Il avait cru les manipuler, et c’était eux qui l’avaient manipulé depuis le début. Tout comme lui, ils avaient tablé sur la naissance de son enfant pour régler des problèmes. Et malgré l’échec qu’il subissait, ses parents avaient su retourner la situation en leur faveur. De toute façon, ils auraient quitté le pays avant la fin de l’année, mais là ils empochaient en plus une victoire sur l’adversité.

Mais bon… Rachid avait passé le message sur la nécessité d’avorter, et ses parents l’avaient accepté, il pouvait s’en retourner chez lui tranquillement.

Sur le chemin du retour, il ne cessa de penser à ce qui s’était passé, il commençait à sérieusement s’énerver. Il avait le sentiment d’avoir fait beaucoup d’efforts pour changer, et de n’être pas récompensé à la hauteur de ses espérances. Il n’en voulait pas à Véro, elle avait fait tout ce qu’elle pouvait, non, il en voulait à sa famille de s’être servi du prétexte de la naissance pour neutraliser ses penchants, sous la férule de son père.

Puisqu’il avait réintégré la famille, il n’avait plus de raison de faire semblant… Pendant qu’il roulait en direction de la cité, il se dit qu’il fumerait bien un gros joint. A moins de cent mètres de l’entrée du parking de son immeuble, il fit brusquement demi-tour, direction la cité voisine et ses dealers.

Il aperçut, près d’un hall d’immeuble, une silhouette familière : survêt, casquette, et capuche par-dessus. Le gars ne semblait regarder que ses pieds, tout en tirant sur une cigarette. Rachid l’aborda discrètement, comme s’il cherchait son chemin.

-          Dis-moi, y aurait moyen d’avoir un truc ?

-          C’est quoi ? « Un truc » !

-          Un truc pour Mé-fu !

-          Vingt-cinq !

-          J’ai que quinze.

Le gars releva la tête, le regarda fixement quelques secondes, puis s’en alla, le laissant sur le trottoir. Voyant que le gars partait vraiment, Rachid remballa son argent et décampa rapidement.

Il n’avait pas assez pour une barrette de shit et la maison ne faisait pas crédit, semblait-il, mais il avait assez pour autre chose… Il reprit la voiture et roula jusqu’à un Carrefour Market proche de chez lui. Là, il acheta une bouteille de pastis, une sous marque, mais la 150ml. Il prit deux bouteilles d’eau et des gobelets en plastique : ses quinze euros disparurent intégralement.

De retour sur le parking, il s’installa au volant de sa voiture, mais au lieu de démarrer il se servit généreusement en alcool, qu’il noya sous quelques décilitres d’eau. Il avala d’un trait le cocktail. Il répéta plusieurs fois la manœuvre jusqu’à ce qu’il sente que la boisson faisait son effet.

Il divaguait, il se parlait à haute voix, il se sentait malheureux. Il reçut un appel, et reconnut le numéro de Véro, mais il ne réussit pas à décrocher à temps. Il fallait qu’il rentre, c’était ce qu’il avait de mieux à faire.

Rachid rentra fin saoul avec sa bouteille de pastis bien entamée. Il s’affala comme un sac de patates dans le canapé du salon. Il vit que le manteau de Véro était sur un cintre, à l’entrée, donc elle était là. Il n’avait plus envie de réfléchir, mais il se dit qu’elle devait être dans la chambre, et qu’elle dormait sûrement. Maintenant, il était allongé, et lui aussi, il ne lui fallut pas longtemps pour s’endormir, cassé par l’alcool.

Il se réveilla en plein milieu de la nuit, il avait froid, il était courbaturé. Il rejoignit comme il put le lit conjugal, il titubait, les yeux embués de sommeil : il pensa à se laver les dents avant de se glisser dans le lit bien chaud… Il fit ce qu’il put pour ne pas réveiller Véro, mais ses gestes gauches firent tout le travail inverse.

Ils chuchotaient dans la nuit, dans leur lit, sous les draps.

-          T’étais où, bébé ?

-          J’étais là, à côté, sur le canapé. Je m’étais mis là, pour ne pas te réveiller.

-          Ben, c’est raté, je suis réveillée, maintenant. T’as bu, non ?

Sans attendre la réponse, elle enchaina avec une autre question.

-          Ça a été avec tes parents ?

-          Oui, tout va bien… et toi ?

Ce n’était pas le moment de partir dans des explications qu’il n’aurait pas su formuler sans s’emmêler les pinceaux…

-          J’ai donné ma réponse au docteur, il va s’occuper de tout, ça va se faire dans la semaine. Il y avait une place de libre à l’hôpital : c’est fait, c’est réservé.

-          Et ta famille ?

-          Je ne leur dirai qu’au dernier moment. Je n’ai pas envie de discuter avec eux.

-          Tu fais comme tu dois, bébé ! Pas de soucis.

A ce moment précis, Rachid eut une terrible envie de faire l’amour. Il sentait son sexe se durcir, mais il n’oserait pas assouvir son envie avec Véronique. Il pensa furtivement à sa voisine Aysé, mais à cette heure avancée de la nuit, il n’était pas possible de sortir de son appart ni de la déranger, et puis, elle savait dire non quand elle ne voulait pas, et ça arrivait plus souvent qu’il ne l’aurait voulu.

Véro avait réglé ce qu’elle devait régler, mais Rachid, lui n’arrivait plus à rien, il se sentait rejeté, comme coincé dans l’angle d’un mur. Il était temps que sa vie reprenne le cours qui était le sien il y a encore peu, celui de l’électron libre. Désormais, il avait hâte que cette histoire de grossesse ratée se termine, qu’ils puissent repartir à zéro tous les deux. Il s’en doutait, la semaine ne serait rythmée que par le départ à l’hôpital de Véronique, son IVG, puis son retour à la maison.

 

33

 

   Dès le lendemain, Véro fut accaparée par une série de visites chez le docteur Zylberstein, pour des examens de routine. Rachid l’accompagna à chaque fois ; le couple affichait un sourire radieux et une complicité qui ravissait le docteur. Véronique n’avait pas de doute quant au bien-fondé de sa démarche, et Rachid suivait comme il pouvait.

Tout allait bien, Véro était en parfaite santé, elle envisageait son IVG plutôt sereinement. En fait, elle ne savait pas du tout où elle mettait les pieds, mais la bienveillance de son médecin couplée aux conseils de Maryse et au soutien de Rachid, la rassurait. Il ne lui restait plus qu’à avertir ses parents, ses enfants, et enfin son ex-mari. Elle avait pensé confier la tâche à Rachid, mais celui-ci avait refusé catégoriquement… Le dernier soir avant son hospitalisation, elle appela tout son monde, l’un après l’autre, pour annoncer la nouvelle. Elle avait commencé par ses parents, qui furent horrifiés, puis ses enfants, qui la soutinrent, et enfin son ex-mari, qui lui souhaita de rentrer saine et sauve de cette triste expérience.

Tout s’accéléra ensuite.

Elle entra le lendemain matin à l’hôpital, soutenue par Rachid qui n’en menait pas large. La prise en charge fut rapide, Véro fut conduite dans sa chambre dans la foulée. Rachid retourna chez lui, brancha son téléphone pour être sûr qu’il serait bien chargé en cas d’appel urgent.

Véronique s’était faite toute petite dans le lit ; déjà qu’elle n’était pas bien grande, là on ne la voyait plus. La charlotte lui couvrant les cheveux, le corps revêtu de la tenue bleue en papier, elle était prête pour sauter dans l’inconnu.

Jusqu’à présent, le personnel avait été très prévenant, ne ménageant pas les efforts pour son bien-être… Véro avait entendu beaucoup de choses concernant des patientes qui n’avaient pas été très bien traitées pendant leur IVG ; mais elle ne s’en servait pas comme moyen de contraception, c’était peut-être ce qui faisait la différence ? En tout cas, elle n’avait pas peur, elle attendait qu’on vienne la chercher… Et elle attendit plusieurs heures.

En milieu d’après-midi, une infirmière et un brancardier apparurent dans sa chambre pour la préparer, puis ils l’emmenèrent sur le brancard roulant en salle d’opération. Lors du trajet de la chambre à la salle, les deux employés ne prononcèrent pas un mot et se contentèrent de lui sourire. La tension monta d’un cran.

Ils furent accueillis par un médecin. Infirmière et brancardier installèrent Véro sur la table puis s’en allèrent, refermant les portes de la salle. D’autres personnes entrèrent, la moitié de leur visage cachée derrière un masque couvrant la bouche et le nez. Puis, quelqu’un lui demanda sa date de naissance, et Véronique sombra dans un profond sommeil.

Des rêves vinrent l’envahir tout d’un coup, elle ne savait pas ce qu’elle y faisait, elle s’y sentait mal, il fallait qu’elle en sorte coûte que coûte. Elle n’entendait plus rien, elle avait la bouche cotonneuse, ses yeux avaient du mal à s’ouvrir.

Enfin, elle se réveilla…

-          Bonjour madame, comment vous appelez-vous ?

Véronique vit le brancardier qui l’avait emmenée en salle d’opération se pencher au-dessus d’elle. Elle le voyait flou, il répétait toujours la même question.

-          Bonjour madame, comment vous appelez-vous ?

-          Je m’appelle Véronique. Où suis-je ?

-          Bonjour Véronique ! Vous êtes en salle de réveil. L’opération s’est bien déroulée, tout va bien. Je vous laisse tranquille quelques minutes, puis je vous remonterai en chambre.

Tout lui revint en mémoire, elle se rappela la raison de sa présence dans l’hôpital. Instinctivement, elle toucha son ventre, il n’y avait plus rien. Les larmes lui montèrent, elle tenta de les réprimer mais rien n’y fit, elle pleura sans retenue mais sans qu’un son ne sorte de sa gorge. Elle se sentit mieux après.

Le brancardier revint, et sans un mot, débloqua le frein du brancard roulant et prit la direction de l’ascenseur… Dès qu’ils furent dans la chambre, une aide-soignante arriva et aida le jeune homme à transvaser Véro du brancard vers le lit. L’opération ne dura que quelques secondes. Ils remontèrent le drap et la couverture sur Véro qui se sentit envahie par une chaleur moelleuse.

-          Le médecin passera tout à l’heure pour vous voir. En attendant, vous allez vous reposer.

Véronique n’eut pas le temps de répondre que, déjà, elle s’endormait…

A son réveil, elle eut l’agréable surprise de voir que Rachid était là, dans la chambre. Il se tenait au pied du lit, son blouson dans les mains, il attendait sagement qu’elle sorte de sa torpeur avant de lui parler. Il lui souriait, elle était contente.

-          Ça va, bébé ? L’infirmière a dit que tu pourrais peut-être sortir ce soir, sinon demain matin. Ça va dépendre de la visite du médecin tout à l’heure.

-          C’est bien que tu sois là… Je me sens bien. J’ai bien dormi, tout à l’air d’aller. J’ai faim et soif…pourrais-tu demander un verre d’eau à l’infirmière, s’il te plait ?

Rachid s’exécuta sur le champ. Il parcourut les couloirs à la recherche de l’infirmière, mais il ne vit que des femmes de ménages.

-          Excusez-moi, vous savez où se trouve l’infirmière ?

-          Elle est partie déjeuner. Elle ne va pas tarder.

-          Ah ! Ma femme est dans la chambre du fond, elle a soif. Vous savez où je pourrais trouver de l’eau ?

-          Je ne peux pas vous répondre, monsieur. C’est l’infirmière qui décide si la patiente peut boire ou pas. Nous, on ne fait que le ménage et le service. Désolé. Il faut attendre un petit peu. Elle ne va pas être très longue.

Rachid revint sans le verre d’eau, dépité. Véro avait soif, il ne savait pas comment la satisfaire, en attendant que l’infirmière revienne. Il lui expliqua ce que les femmes de ménages lui avaient dit… Il la regardait intensément, il était fier d’elle, il se tenait droit comme un i, encore plus maladroit que d’habitude, mais il aurait donné n’importe quoi pour l’embrasser.

-          Je repasserai en fin d’après-midi, bébé. A tout à l’heure.

Elle se contenta d’un signe de la main pour lui dire au revoir. Elle avait eu peur de perdre Rachid en même temps que l’enfant, mais, désormais, elle sentait bien qu’ils étaient unis. Elle n’avait plus qu’à sortir de l’hôpital pour que la vie reprenne son cours…

Les choses allaient changer ! Dorénavant, Véro savait quand elle était au bout d’un processus, et là, son IVG marquait clairement la fin d’une époque.

 

34

 

   Le médecin garda Véro en observation jusqu’au lendemain matin. Rachid vint la chercher, il la serra longuement dans ses bras, au risque de la broyer, tellement elle était redevenue menue, mais il était content de la récupérer.

Pauline et Calvin étaient venus la voir également, mais ni ses parents, ni ceux de Rachid n’avaient fait le déplacement. Quant à Michel, il avait envoyé ses excuses par texto, car il ne pouvait plus prendre la place qui revenait à son remplaçant, désormais. Cependant, il proposa de venir les voir, chez eux, à la cité des 5000, accompagné de Valérie ; mais là, c’est Véro qui ne donna pas suite, prétextant une fatigue post-opératoire.

***

Au bout de plusieurs mois, la routine se réinstalla dans ce couple un peu bizarre, mais dont le bonheur faisait plaisir à voir. Rachid ne tarda pas à reprendre ses us et coutumes au grand dam de Véro, qui de toute façon ne faisait pas grand-chose pour l’en empêcher, du moment qu’elle avait ce qu’elle voulait en retour.

-          Rachid ? C’est à cette heure-ci que tu rentres ?

-          Et alors ?

-          Tu pourrais prévenir quand même !

-          Tu sais très bien où j’étais. Je buvais un coup avec mon pote Kevin.

-          Tu sens l’alcool.

-          Bah ouais ! Quand on boit un coup, on sent l’alcool. D’habitude, ça ne te gêne pas trop. Et puis le Ricard, ça sent plutôt bon, non ? Allez ! Va te préparer, j’ai envie. File dans la chambre, hop au lit, j’arrive ! Je vais pisser et je te saute.

Véronique se dirigea sans un mot vers la chambre à coucher. En silence, elle se dévêtit, s’allongea nue sur le lit et attendit. Dans les toilettes, Rachid urinait sans ménagement pour le lieu, c'est-à-dire, que comme il était saoul, il mettait une partie à côté en arrosant allégrement la cuvette. Il tira la chasse d’eau puis s’essuya les mains. Il arriva dans la chambre, se déshabilla sommairement. La chemise et les chaussures partirent dans un coin, tandis que le pantalon de travail, raide de crasse, s’écrasait sur la moquette : il resta en slip, t-shirt et chaussettes. Il sauta sur le lit, s’allongea et besogna sans ménagement, sans préliminaire ni attention particulière sa gentille petite femme : Véronique gémit tout de suite…

En fait, elle aimait ce rituel un peu sauvage et brusque qui lui permettait de se défouler en jouant au jeu de la femme soumise. Rachid n’avait pas grand-chose à faire dans ce jeu, si ce n’était de rester le plus naturel possible : il y arrivait fort bien… Véronique avait de la chance, elle avait toujours voulu avoir une brute qui la fasse jouir, et avec Rachid, c’était réussi tous les soirs ou presque… Un bon quart d’heure plus tard de cette cavalcade quasiment animale ; Rachid finissait par jouir dans un râle plus proche du barrissement que du soupir. Il avait la délicatesse du rhinocéros et la robustesse d’un bourrin au galop. La fragile et frêle Véronique avait l’impression d’être désarticulée après sa séance du soir. Mais, elle n’aurait échangé sa place avec personne d’autre.

Dès qu’il eut terminé, il s’affala de tout son long sur son corps menu, tel un sac de patate de près de quatre-vingt-dix kilos. Il respira fort dans son cou. Elle tenta de le repousser de ses petits poings, il finissait toujours par se relever car il savait bien qu’il l’étouffait… Après une journée de travail qui s’était terminée au bar, il n’avait plus de force. Il avait l’habitude que ça se termine ainsi. Au fond, il s’en foutait un peu. Il avait eu ce qu’il voulait, il y aurait sûrement une suite avant d’aller dormir, où la tendresse l’emporterait sur la rudesse. Il roula sur le côté, sur son côté, le gauche. Il soufflait comme un phoque, il avait immanquablement envie de fumer, mais ce n’était plus permis dans la chambre à coucher, même les joints y étaient interdits. Véronique était devenue intransigeante sur cette question et il ne voulait à aucun prix l’énerver : il espérait toujours une gâterie avant de s’endormir… Il s’abstint, mais ça le démangeait furieusement. Alors, il eut recours à un stratagème pour arriver à ses fins. Elle connaissait l’astuce mais elle l’encourageait subrepticement. Il fallait qu’il se déplace jusque dans la cuisine, là, il pouvait ouvrir la fenêtre et fumer frénétiquement au moins deux cigarettes d’un seul coup.

-          J’ai faim ! Qu’est-ce que t’as fait à bouffer ce soir, bébé ?

-          Un bœuf bourguignon ! Tu en veux ? La table est mise et la cocotte mijote. Y a plus qu’à servir.

-          Oh oui ! J’adore ta cuisine, bébé.

Véronique aimait faire plaisir à son homme, le sexe et la nourriture étaient les deux mamelles du bonheur dans ce couple aussi mal assorti qu’heureux. Dans ces moment-là, Véronique rayonnait de joie. Elle se sentait pleinement exister comme jamais auparavant. Rachid était aux petits soins quand la cuisine était bonne, et Véronique se laissait attendrir par cet homme si gourmand de la vie. Ce soir, elle se débrouillerait pour avoir un dernier câlin, bien au chaud sous la couette.

La vie avait repris son cours, mais désormais, le couple qu’ils formaient, était définitivement soudé, plus question de mariage, cependant.

Une fois le repas terminé, Rachid pourrait fumer comme un pompier…

 

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Didier K. Expérience
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