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Didier K. Expérience
2 mai 2023

Entretien Sans Frein (Une vraie fausse interview de Jake E. Lee) (Histoire Complète)

Entretien

« Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle ».

Crédit photo : Charvel Guitar USA © 2020

Le Blog Didier Kalionian Expérience © 2019, 2020

Didier Kalionian  © 2020

 

"If you think you're too old for rock n'roll, then you are" - Lemmy Kilminster - Motörhead.

"The world is full of kings and queens who blind your eyes and steal your dreams, it's heaven and hell" - Black Sabbath.

 

1

 

Paris, Bastille.

Vendredi 29 novembre 2019.

   On s’était donné rendez-vous dans un bar qu’il avait lui-même choisi, proche de son hôtel. L’homme traversait la salle tel un Jésus qui serait descendu de sa croix précipitamment, sans se soucier de sa dégaine ni de l’effet qu’il provoquerait, car tout le monde se retournait pour le regarder passer. Personne ne savait qui il était, mais il ne laissait personne indifférent : c’est sûrement l’apanage des vraies stars, pensais-je.  

Sur des clichés récents parus dans la presse, Jake E. Lee ressemblait à une épave alcoolique à la dérive. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi… S’il a sorti son second album en octobre 2018 sous le nom de Red Dragon Cartel, le bizarrement nommé « Patina », sa carrière avait démarré au tout début des années quatre-vingt, il avait alors un peu plus d’une vingtaine d’années. Aujourd’hui à 61 ans, quasiment inconnu du grand public, il traine une grande carcasse. Toujours charpenté comme un athlète, mais en version desséchée, affublé d’une chevelure longue et ondulée qui lui descend jusque dans le bas du dos. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, il a toujours ses cheveux, une longue tignasse brune parsemée de fils argentés qui lui donnent un certain charme. Mais en cette fin de matinée, il porte un chignon négligé qui le rapprocherait plutôt d’une geisha rock n’roll, mais qui impressionnerait par sa taille et sa dégaine.

S’il a toujours les yeux bridés, il semble avoir perdu ce qui faisait sa spécificité : être un américano japonais. Je me remémore ce visage poupin, juvénile, presque féminin, qui en faisait un des rares musiciens de hard rock des eighties réellement beau, qui prenait des poses sexy, torse nu avec sa guitare. Ses ruines sont toujours attractives, mais le temps et les excès ont fait un brillant travail de sape. En fait, maintenant, on dirait vraiment une vieille geisha, mais qui s’habillerait au Vieux Campeur.

Il hèle un serveur sans que ses mâchoires aient l’air de remuer, mais dans un anglais américain qui trahit ses origines : cette fois-ci, il est réellement repéré. Le serveur, dans un franglais impeccable, lui demande, avant toutes choses, d’éteindre sa cigarette. A la vue de cette scène, je me demande qui est vraiment la caricature, entre l’Américain je-m’en-foutiste ou le Français trop zélé ?

Jake lui repose la question : où se trouve le gars qui doit l’interviewer ? Le serveur est décontenancé, et ça se voit. Manifestement, il ne comprend pas le mâchouillât de langage qu’il vient d’entendre. Il lui fait répéter, mais on dirait deux mimes Marceau qui s’affronteraient à coup de grimaces interrogatives. Bon, au bout de deux minutes de ce jeu, j’ai pitié des deux, je lève le bras et fais signe au guitariste que c’est moi qu’il cherche.

Il se pointe devant moi, il enlève ses Ray Ban, son regard est cerné, délavé, il a vraiment l’air fatigué, il me tend la main pour me saluer. Je me lève pour la lui serrer et j’en profite pour me présenter, sans susciter la moindre réaction adverse. La clope semble lui coller aux lèvres, elle fume toute seule, comme la cheminée d’une usine. La cendre vit sa vie elle aussi et de temps en temps s’effondre sur lui, partout. Il me dit qu’il est ravi de faire cette interview avec moi. Il ne me connait pas, mais il est ravi, finalement. C’est plutôt bon signe, n’est-ce pas !

Il se jette dans le fauteuil en face de moi, tandis que je me rassois doucement. Le serveur arrive avec un cendrier, l’air embêté. J’explique à Jake qu’il est interdit de fumer dans les bars en France. Celui-ci acquiesce lentement de la tête, tire une latte puis écrase nonchalamment ce qui reste du mégot dans le cendrier que le serveur lui tend toujours à bout de bras, sans un mot.

Il est presque midi, notre homme est à l’heure ; il s’est pourtant réveillé il y a très peu de temps, me dit-il. Je m’attends à ce qu’il commande un double whisky ou un truc dans le genre, moi qui sirote un thé sans passion ; le serveur attend pour prendre la commande. Jake me demande ce que je bois, mais ma réponse provoque un rictus de dégout, comme si je lui avais proposé d’avaler un verre de vase. Il n’aimerait pas le thé : bizarre pour un presque Japonais !

-          Un double café noir, mec ! Le plus fort possible et beaucoup, lui dit-il.

Il joint le geste à la parole, il veut l’équivalent d’une pinte de café. Il sourit à s’en décrocher la mâchoire, sûr d’avoir fait son effet.

Le serveur nous quitte, dépité d’avoir l’air aussi bête, mais il n’y peut rien, le client est roi, surtout celui-là.

-          C’est quoi déjà ton magazine ?

-          « Rock Mag », dis-je en lui donnant le dernier numéro.

Il le prend délicatement en fixant la couverture. Matthew Bellamy étale un visage satisfait, bien maquillé, dents blanches, les cheveux noirs de jais, l’air conquérant.

-          C’est qui ce type ?

-          C’est le chanteur de Muse, lui dis-je surpris.

-          Ah oui ! Je le connais… se reprend-t-il, songeur.

Puis il tourne les pages, s’attarde sur quelques photos, fait semblant de lire.

-          C’est en français ?

-          C’est un magazine français !

-          Ce n’est pas très original comme nom, « Rock Mag ». Vous auriez pu trouver mieux… Je suppose que c’est un magazine généraliste.

A première vue, il n’est pas au courant que ce n’est pas un journal spécialisé dans le hard rock qui le reçoit aujourd’hui, mais il ne montre ni gêne ni déception. Il me confirme qu’il n’a jamais entendu parler de nous, mais qu’il est très content d’être à Paris pour nous rencontrer.

Dehors, il pleut légèrement en ce mois de novembre frisquet. On est bien à l’aise dans ce bar, il fait suffisamment chaud pour tenir sans manteau, mais Jake n’a pas l’air d’avoir envie de s’en passer. Je sors mon enregistreur numérique et je lui dis que l’interview aura lieu en anglais, mais ça il s’en doutait déjà.

Le serveur arrive enfin avec un broc de café et un mug. C’est la plus grande tasse qu’il ait trouvée, nous dit-il. Il pose le plateau devant nous délicatement. Jake le fixe et le gratifie d’un chaleureux remerciement.

-          Merci beaucoup à vous, cher monsieur, dit-il. (En français dans le texte)

Le serveur semble ravi, mais s’attarde un peu trop à mon goût ; je pense qu’il aurait préféré un pourboire, et là je le regarde avec des yeux inquisiteurs, qui lui disent de déguerpir vite fait.

Jake se tourne vers moi, se sert généreusement en café, approche le mug de son nez, le hume puis le goûte. Il minaude, l’acidité du breuvage irrite ses papilles, dirait-on. Il fouille dans ses poches frénétiquement. Je le regarde un peu inquiet de la suite, car je n’aimerais pas être éjecté du bar parce qu’il a envie de fumer en buvant son café. Il se rappelle soudain que c’est interdit. Puis il me dit sur le ton de la confidence :

-          Si ton magazine est généraliste, qui lira cette interview ? Tu crois qu’il y a beaucoup de lecteurs qui me connaissent dans ce pays ?

La question est pertinente, je le reconnais. Le mélange des genres, ça marche bien en théorie, mais en pratique, ce n’est pas terrible. Et puis, ce qu’il a parfaitement remarqué en feuilletant l’exemplaire que j’ai apporté, c’est le choix des groupes et des artistes qui y figurent. Muse, Robbie Williams, Mylène Farmer, Beyoncé ou Lady Gaga, ne font pas vraiment du hard rock ni même du rock. Alors qu’est-ce qui motiverait « Rock Mag » pour avoir le grand Jake E. Lee dans un prochain numéro ?

Je me sens coincé. Je pourrais lui raconter un bobard plus gros que moi, mais je n’en ai pas envie. C’est un miracle de rencontrer une telle légende pour moi. J’ai vécu une partie de ma jeunesse avec des posters de ce type accrochés aux murs de ma chambre et là, il est devant moi à moins d’un mètre. Mais je conçois bien être le seul à partager cette affinité.

-          Bah ! C’est simple ! Je vais te dire la vérité. C’est une demande de ta maison de disques… Personne chez nous ne te connaissait sauf moi, parce que j’avais été fan d’Ozzy Osbourne quand j’étais ado et que j’étais vraiment excité de te rencontrer. Honnêtement, je ne sais pas quand cette interview sera publiée, ni si elle le sera un jour.

Jake me regarde, un peu hébété. J’ai pris le pari de dire la vérité car je ne risquais pas grand-chose. S’il était vexé de ma franchise, l’interview ne se ferait pas et ce n’était pas si grave. Le mec a été célèbre, il ne l’est plus actuellement, mais ce n’est pas de ma faute.

Jake recule dans son fauteuil, boit une gorgée de café, puis éclate de rire. Un rire franc et sonore. Je ne sais pas encore s’il faut remballer mes affaires, mais je ne vais pas tarder à le savoir : les vedettes ne s’embarrassent jamais de rien, surtout pas d’un petit journaliste français qui vient de lui avouer qu’il est là pour perdre du temps, parce que c’est payé par une maison de disques, qui ne savait que faire d’un de ses poulains.

-          Tu sais pourquoi je suis à Paris ? Parce que ma maison de disques voulait que je fasse la promo de mon nouvel album. Franchement, je n’en ai rien à foutre de cette interview. Je ne sais même pas si j’ai vendu un disque en France depuis ma période avec Ozzy... J’ai débarqué cette nuit à Roissy, direct depuis Los Angeles, soit dix heures de vol pour être ici avec toi dans cette putain de ville de Paris, que je n’ai pas vue depuis 2014, pour la promo du premier Red Dragon Cartel, pour lequel on avait fait une conférence de presse, tout le groupe était là. Alors qu’aujourd’hui, je suis tout seul, et il n’y a que toi comme journaliste. Et je n’ai même pas pu emmener ma femme !

Jake a lâché la dernière phrase comme une supplique qui a dû être refusée après une dure bataille.

-          Je n’ai pas dormi de la nuit, je suis crevé par le décalage horaire, et en plus il fait froid chez vous.  Mais ce qui est sûr, je suis ici pour trois jours et je compte bien y faire quelque chose. Et si je n’y fais rien, ce n’est pas grave, j’aurai passé trois jours de vacances dans votre capitale et à vos frais.

Il a débité ses phrases calmement, sans dramatisation. Il remet ses Ray Ban et reprend son mug pendant que je pose ma tasse de thé sur la table. Je crois que c’est plié. C’est vrai que le reste du groupe n’a pas été convié, mais si son premier album était prometteur, au final ce fut un flop commercial, et ça, aucune maison de disques ne peut plus se le permettre. Alors pour le second, c’est une promotion au rabais, sans risque, mais ça je ne le précise pas, il l’a déjà deviné de toute façon.

-          Je suis désolé Jake que ça se passe comme ça. Je n’y suis pour rien, tu t’en doutes bien, je ne suis qu’un employé. Si je peux t’être utile à quelque chose, n’hésite pas, je serais enchanté de t’aider.

Avant de nous quitter, je me rappelle que j’ai un cadeau pour lui : une bouteille de vin blanc, un Saint-Aubin en Remilly, un millésime 2005, que je lui tends. Il est surpris du présent qu’il attrape avec plaisir. Il sort la bouteille de son papier d’emballage, lève ses Ray Ban et jauge l’affaire. Il lit attentivement l’étiquette, il se la joue connaisseur, il se lève pour me remercier, on se fait une accolade. Là, c’est moi qui suis ravi de sa réaction.

Nous sommes dérangés dans nos effusions, Nico, un collègue du magazine vient d’arriver, il est photographe et vient faire quelques clichés de notre vedette américaine, je l’avais complètement oublié celui-là. Je lui fais signe que ce n’est pas la peine, l’interview ne se fera pas.

Jake salue chaleureusement notre photographe interloqué, qui attend de savoir ce qu’il doit faire. A ma grande surprise, Jake n’est pas contre les photos, mais demande à ce qu’on soit indulgent avec sa dégaine pas très fraiche. Il restera assis, c’est mieux pour lui, nous dit-il. Il gardera ses lunettes de soleil également. Il prend la pause, il sourit, il se prête au jeu sans problème, ça ne dure pas plus d’une quinzaine de minutes.

Nico nous quitte aussi vite qu’il était apparu, plus discret ça n’existe pas, songé-je.

Jake me tend la bouteille de vin.

-          Alors, on le goûte ce vin blanc ? J’en ai marre du café.

-          On ne peut pas le boire ici, dis-je. C’est un bar, ils ne permettront pas qu’on consomme quelque chose qu’on n’a pas acheté chez eux.

-          Okay ! Alors, allons dans ma chambre d’hôtel, c’est juste en face. Comme ça je pourrai fumer et on sera plus tranquille pour discuter.

Je suis surpris. Finalement, il va peut-être faire l’interview. Je remballe mes affaires, mais cette fois-ci, je suis plutôt confiant… Jake E. Lee n’a pas la réputation d’être un chieur, ni une star capricieuse, simplement, il se sent comme un paquet de linges qu’on trimballe au gré du « music business » dont il se fout manifestement. Mais surtout, il a l’air blasé par tout ce qui se passe autour de lui.

Je fais signe au serveur que je souhaite le régler. La facture est raisonnable, je demande une note de frais, pourboire inclus. Ce dernier me demande discrètement qui est la « star » qui m’accompagne.

-          C’est Jake E. Lee, ex guitariste d’Ozzy Osbourne, de Badlands et aujourd’hui leader de Red Dragon Cartel.

Il me fait une moue discrète, mais instinctive, elle aussi. Il ne sait pas qui c’est, mais demande à tout hasard, s’il peut avoir un autographe.

-          Bien sûr, cher monsieur ! acquiesce Jake (en français).

Le serveur ne se gêne pas pour sortir son portable et faire un selfie, et puis Jake est bien disposé, on ne s’en sort pas si mal.

 

2

 

   Effectivement, son hôtel se dresse juste en face du bar, c’est le Bastille Excelsior, un trois étoiles sur le boulevard Richard-Lenoir. Le lobby ne paie pas de mine : j’espère que sa chambre est mieux. Jake passe à la réception récupérer son pass-ouverture. L’ascenseur peut à peine nous prendre tous les deux, mais on y parvient, lui, moi et mon sac à dos. On arrive assez vite au troisième étage où se situe sa chambre. Je jette un œil furtif au couloir, c’est propre, ambiance feutrée, mais on est loin du Carlton.

Jake ouvre la porte, allume la lumière, je rentre à sa suite et je souffle. J’avais peur que la chambre soit conforme à mon appréhension. Mais non, c’est spacieux, plutôt bien décoré, avec un King size bed. Sa maison de disques ne s’est pas moquée de lui, c’est déjà ça… Ses bagages, non encore déballés, sont placés dans un coin de la pièce, et seule sa guitare fétiche, une Charvel Signature bleue, est sortie de son étui, posée sur un mini ampli. Il me demande de me mettre à l’aise, de faire comme chez moi. Il allume machinalement la télé, recherche CNN sur le programme, m’oublie quelques minutes le temps de lire les grands titres qui défilent en continue sur un bandeau en bas de l’écran. Il coupe le son, se dirige vers le mini bar, sort un seau à Champagne qu’il remplit de glaces, puis y fourre la bouteille.

-          C’est meilleur quand c’est bien frais, dit-il. Tu as faim ?

Il est plus de 13h, c’est vrai que je grignoterais bien quelque chose. J’acquiesce mollement. Veut-il ressortir faire un resto ?

-          Okay ! Je vais commander des burgers, ça nous calera, et le temps que ça arrive, le vin sera à la bonne température.

Il prend le téléphone de la chambre et appelle la réception qui le redirige vers un fastfood local. Je lui dis de commander pour moi comme pour lui. Il s’occupe de tout, c’est très marrant comme situation.

-          C’est bien la première fois qu’une rock star prend soin de ce que je souhaite.

-          C’est normal, je ne suis pas une rock star, I don’t give a damn, man ! Je m’en fous de tout ce cinéma. Je suis avant tout un musicien, pas un clown de foire. Je comprends que ça puisse plaire à certains, mais moi, tout ce cirque, ça me laisse froid.

Il entrouvre la fenêtre, sort un paquet de clopes, des Lucky Strikes, met en place le cendrier sur le rebord. Il est paré pour démarrer, me dit-il… Euh ! Moi non ! Je n’ai fait que l’observer, comme si j’étais en face d’un animal rare, et maintenant, je me sens bête. Je me dépêche d’installer mon enregistreur numérique qu’il scrute avec intérêt. Il a une petite machine du même genre qui lui permet de capter ses idées quand il joue de la guitare n’importe où… Sa première cigarette est partie en fumée en un rien de temps, il en allume une seconde dans la foulée. Il s’installe sur une chaise, prend sa guitare qu’il gratte sans la brancher. Il coince sa clope entre deux cordes en haut du manche quand il joue, attendant patiemment que je sois prêt.

Bon, je n’en ai pas pour des heures non plus. Je vérifie que l’enregistreur est sur « on » et c’est parti.

-          Comment se fait-il que vous ayez mis près de quatre ans pour donner une suite à votre premier album ?

-          Eh bien ! On n’était pas pressé non plus. Les choses doivent se faire quand il faut. On a pas mal tourné pour le 1er album, il fallait bien se faire connaitre et ce fut long. Red Dragon Cartel sort du néant, même si ses membres ne sont pas des inconnus, le processus a été long pour composer, connaitre la direction qu’on voulait donner à notre musique. Le problème majeur a été de trouver un chanteur parce qu’au début, on avait l’idée d’enregistrer chaque titre avec un chanteur différent, mais on s’est heurté à un autre dilemme, celui de faire vivre cet album avec plusieurs chanteurs sur scène et en tournée. Puis Darren est arrivé et le projet a pu se développer.

-          Concernant le départ de Ronnie Mancuso et le retour de Greg Chaisson, si je peux dire ça. Que s’est-il passé ?

-          Ronnie avait autre chose à faire que de refaire un album avec nous. C’est tout ce que je peux dire le concernant. Quant à Greg, je le connais depuis longtemps, c’est un ami personnel, il était déjà dans Badlands avec moi et Eric Singer en ‘91. Mais il nous a quitté depuis, donc on a un nouveau bassiste qui se nomme Anthony Esposito, et qui est accessoirement notre producteur…

-          En 2019, Red Dragon Cartel pourrait être l’évolution de Badlands de 1991, non ? Ce son zeppelinesque est un peu devenu ta marque de fabrique.

Jake sourit gentiment, il a l’air satisfait de la comparaison avec Led Zeppelin.

-          J’aime surtout ce genre de musique. Donc, c’est un peu normal de retrouver cette sonorité « zeppelinesque » comme tu dis, dans ma musique. C’est aussi celle avec laquelle j’ai été élevé.

-          Tu étais fan de Tommy Bolin, je crois, non ?

-          Je le suis toujours ! Tommy Bolin a été et reste mon inspiration première depuis que j’ai découvert la guitare vers l’âge de 13 ans. Tommy a été le guitariste de Deep Purple sur le dernier album « Come Taste The Band » en remplacement de Ritchie Blackmore en ‘75. Puis il a fait deux albums solos avant de mourir d’une overdose en ‘76. Mon tout premier groupe s’appelait Teaser, du nom du titre de son premier album solo. Je vivais à San Diego en Californie, avec ma famille quand je suis tombé dans la grande marmite du rock n’roll, il y a déjà près de cinquante ans. En fait, tout a démarré quand j’ai découvert Jimi Hendrix et ensuite Tommy Bolin, que j’ai essayé d’imiter.

Il pose sa guitare, se lève et quitte enfin son manteau, qui laisse apparaitre une chemise blanche surmontée d’un gilet en cuir noir qui le moule désavantageusement. Lors de son arrivée dans le bar ce midi, j’avais l’impression de voir une momie desséchée, alors que j’aperçois maintenant un embonpoint compressé par le gilet. Le jeune et beau garçon aux abdos seyants n’existe plus. Et les hamburgers qu’on attend ne vont pas arranger sa silhouette. Mais je crois qu’il s’en fout royalement de tout ça, désormais.

On frappe à la porte, c’est le réceptionniste, Jake ouvre et découvre qu’il est accompagné par le livreur de sandwichs : notre commande est enfin arrivée. A mon tour, je les rejoins pour payer l’addition : le séjour de Jake E. Lee à Paris est entièrement pris en charge, soit directement par sa maison de disques, soit par mon magazine qui défraie pendant l’interview.

Jake se laisse faire, prend les paquets et me laisse régler la note. Il installe tout sur la table basse de la chambre. Il en profite pour ramener le seau avec la bouteille de vin blanc qui est désormais bien fraiche. Je suis juste un peu déçu de la déguster avec des burgers et des frites. Jake fait sauter le bouchon et nous sert deux grands verres. On trinque, le vin est succulent. On croque chacun dans nos burgers, Jake est affamé, le décalage horaire sûrement. Le vin ne s’accorde pas du tout avec ce qu’on mange, mais Jake est ravi, c’est le principal.

Je reprends l’entretien la bouche pleine.

-          Désormais, c’est à mille lieues de ce que tu as fait avec Ozzy Osbourne. On a du mal à croire que tu as fait du heavy metal avec Ozzy et du hard blues avec Badlands et Red Dragon Cartel.

-          Pourtant, c’est bien moi. Mais à l’époque de « Bark At The Moon », ce n’était pas mon son non plus. D’ailleurs, je serais bien incapable de définir ce qu’est mon son, car j’ai pas mal évolué musicalement depuis que j’ai appris à jouer de la guitare. Tu sais, j’ai démarré la musique avec un groupe de funk, puis j’ai fait de la country-music, et tout un tas de trucs différents, c’est ce qui a façonné mon son. Mais celui de « Bark At The Moon », n’était clairement pas le mien.

-          Tu as remplacé Randy Rhoads en 1983, qui est décédé en mars 1982, et qui avait enregistré les deux albums solos d’Ozzy Osbourne. Comment s’est passé la transition ?

-          Oh ! Tu veux savoir ça ? Mais tout le monde le sait depuis le temps… Tu crois que ça intéresse encore quelqu’un ? Et ici en France ?

-          La majorité des lecteurs de « Rock Mag » sont jeunes et ne connaissent pas forcément ton CV, mais tout ce qui touche à l’environnement de Black Sabbath les captive. Je sais qu’ils seront passionnés par ce genre d’infos. Je crois qu’une rétrospective de ta carrière pourrait les intéresser énormément. Les Français sont toujours en retard d’un train, mais ils se passionnent pour ce genre d’histoires.

Jake mâche, fume, et arrose le tout de grandes rasades de vin : en gros, il réfléchit. La bouteille descend dangereusement d’ailleurs. On ne va pas tarder à être en manque… Il souffle un peu de dépit, il n’a pas l’air d’avoir vraiment envie de parler de son passé. 90% des demandes d’interview sont basés sur son histoire avec Ozzy Osbourne, et je comprends que ça le saoule un peu.

-          Tu sais, début ‘80, aux États-Unis, c’était difficile de passer à côté d’Ozzy Osbourne et du succès phénoménal de ses deux premiers albums. Bien sûr que je connaissais Randy Rhoads, c’était sûrement le plus brillant des guitaristes américains de l’époque. J’avais fini par déménager à Los Angeles, et j’étais un des guitaristes de Ratt… Tout le monde voulait être le nouvel Eddie Van Halen, tu peux me croire. La scène metal de L.A était obsédée par le phénomène Van Halen, pas encore par Randy Rhoads. Cependant, tout le monde jugeait Randy comme son meilleur avatar. Sans aucun doute, Ozzy avait déniché la perle rare. Il avait un talent incroyable, une technique, un groove, une dextérité dingue pour son âge, et c’était un excellent compositeur… Son décès à vingt-quatre ans, dû à cet accident d’hélicoptère pendant le « Diary Of A Madman US Tour ’82 » à Miami a été un vrai choc pour tout le monde.

Je vois que Jake réfléchit à ce qu’il dit. Il pèse ses mots.

-          J’ai remplacé Randy quasiment un an après sa mort. C’est seulement au dernier concert de la tournée « Speak Of The Devil » à l’US Festival en mai ’83, à San Bernardino, dans la banlieue de Los Angeles que j’ai officiellement été admis dans le groupe.

-          En fait, Ozzy t’a débauché de Ratt pour te prendre dans son groupe ! Comment a-t-il fait pour te connaitre ?

-          Je n’ai pas quitté Ratt pour son groupe. Non, pas du tout. A cette époque j’étais avec Rough Cutt, mais je passais pas mal de temps avec Dio... Je connaissais très bien Ronnie parce que sa femme était notre manageuse. Ronnie avait même produit la première maquette de Rough Cutt… En fait, Ronnie James Dio venait de quitter Black Sabbath et montait son projet solo, j’ai fait quelques essais avec lui.

Je marque mon étonnement, je ne le savais pas. Il rit de me voir ébahi.

-          Tu es surpris, hein ? ajoute-t-il en riant… Debut ’83, je passe une audition avec Dio, mais rien d’officiel pourtant … Donc, je suis avec Dio dans son garage à L.A, lui au chant et à la basse et Vinnie Appice à la batterie, des demi-dieux pour moi (Ndr : des ex Rainbow ou des ex Black Sabbath) … On travaillait sur un titre qui deviendrait « Holy Diver ». Je sais que la légende veut que ça soit moi qui aie composé la chanson « Don’t Talk To Strangers », mais non, ce n’est pas moi... Si tu veux savoir, j’ai juste pondu le riff, mais c’est Ronnie James qui l’a composé et Vivian Campbell qui l’a enregistré… Voilà en fait, j’ai vraiment quitté Rough Cutt pour Ozzy Osbourne.

Je vérifie mon enregistreur. Tout va bien, ça tourne toujours. Malgré que Jake parle tout le temps, il a englouti ses deux burgers et ses frites, et il n’hésite pas à piocher dans mon paquet. Et c’est quasi officiel, on va manquer de vin. Je le laisse vider la bouteille. Sans se lever de sa chaise, il se tourne vers le mini bar et en sort deux canettes de bière qu’il me demande de décapsuler pendant qu’il termine son verre.

-          Donc, je répétais avec Dio quand j’ai rencontré Dana Strum qui cherchait des guitaristes. Ce gars fut le tout premier bassiste du Ozzy Osbourne Band en ’80, bien avant Rudy Sarzo, c’est quelqu’un de confiance pour le couple Osbourne. C’est lui qui avait présenté Randy Rhoads à Ozzy, d’ailleurs… Strum m’a demandé de venir en studio pour enregistrer un morceau, n’importe quoi en dix minutes, et faire une photo. Quand je me suis pointé au studio, on était une dizaine à attendre notre tour, dont George Lynch, qui lui, était déjà en poste avec Dokken. Strum a envoyé l’enregistrement à Ozzy, et ô miracle, j’ai été sélectionné.

Jake sourit tout en se rinçant le gosier de bière Heineken. Il marque une pause qui me fait languir. Manifestement, ça l’amuse je le vois bien.

-          Et tu as eu le job ?

Il rit.

-          Pas tout à fait ! Ozzy m’a fait passer un second test, mais avec le groupe au complet. Il m’avait demandé d’apprendre deux titres, « Crazy Train » et « I Don’t Know », que j’ai un peu foirés pendant l’audition. En fait, George Lynch, qui avait été sélectionné également, était passé juste avant moi… Ozzy voulait George, c’était clair pour tout le monde, y compris pour moi : il avait été bien meilleur que moi. Je croyais qu’il m’avait fait venir juste pour être sûr de faire le bon choix. A la fin de la session, Ozzy nous a rejoints pour nous parler à tous les deux : je m’attendais à être poliment remercié. Il me regarda un long moment en silence, les mains dans les poches de sa gabardine. Finalement, il m’a demandé si je voulais « la » faire. Faire quoi ? répondis-je surpris. Faire la tournée, bien sûr ! Et j’ai simplement dit « oui ». Là, il s’est tourné vers George et il lui a annoncé que j’avais le job et qu’il était viré.

-          Ozzy a dit à George Lynch qu’il était viré ?

-          C’est exactement le mot qu’il a employé. Je peux te dire que j’étais plutôt mal à l’aise. C’était très humiliant… Bon, George ne m’en a jamais voulu, on est même devenus amis, mais c’était tendu comme situation... Dieu seul sait ce qui a pu passer dans la tête d’Ozzy ce jour-là. Yeah man ! God only knows !

Il se tourne comme une girouette sur sa chaise, il cherche quelque chose. Il s’allume une énième clope.

-          Si on faisait monter du vin ? Cette conversation m’a donné soif, pas toi ?

 

3

 

   Le réceptionniste a été plutôt efficace sur ce coup-là, les deux bouteilles de Bourgogne rouge commandées arrivent en un temps record, ce qui plait fortement à notre guitariste et grand amateur de spiritueux. Comme pour les burgers, c’est moi qui paie. J’en profite d’avoir le gars de l’hôtel sous la main pour lui demander de nous préparer en plus un thermos de café. Je lui remets un sac poubelle contenant les restes de notre repas, ce qu’il prend vraiment sans joie.

Ah ! Ces Parisiens, on ne les changera pas !

Pendant que je discute, Jake en profite pour aérer en grand la chambre qui transpire un mélange de graillon et de fumée de cigarettes. Le mois de novembre n’étant pas vraiment propice pour les aérations, ça caille et l’air humide nous refroidit en moins de deux !

Jake est plutôt raisonnable, il referme assez vite. Il ouvre la première bouteille et nous sert généreusement, trop peut-être pour apprécier ce genre de breuvage. Mais les Américains ne sont pas réputés pour leur sens de la mesure.

Maintenant qu’il est rassasié, il se sent mieux, et notre petite conversation se déroulant plutôt bien, il a envie de se lâcher un peu. Il prend sa guitare, la branche sur le mini ampli et commence à gratter pour l’accorder. J’observe chacun de ses gestes avec insistance et intérêt. Il manie son instrument tel un félin à l’aise sur son terrain de chasse. Il m’impressionne et me fascine. J’hésite puis je me laisse gagner par mon envie d’immortaliser la scène, je sors mon portable et je fais une photo. Il me sourit.

-          Je fume trop, mais je vapote aussi parfois, ça sera plus pratique et moins désagréable pour toi.

J’apprécie ce geste, moi qui ne fume pas du tout.

Il fouille dans son manteau et en sort un long tube en acier qu’il tète comme un drogué en manque de nicotine. La vapeur d’eau parfumée qui s’en dégage embaume l’espace, c’est plutôt pas mal.

-          Sur scène, je m’en sers aussi pour jouer en slide, c’est pratique !

Jake joint le geste à la parole en faisant glisser son vapot sur les cordes le long du manche de guitare. En effet, le son produit est aussi bon que s’il avait utilisé un bottleneck. Manifestement, il est très satisfait de sa trouvaille, et ça le fait rire.

Je remets en route mon enregistreur numérique, je veux absolument capter tout ce qui se passe maintenant.

-          Donc, tu as été embauché par Ozzy Osbourne après ton audition à L.A.

-          Eh non, pas encore ! On a fait une tournée de cinquante-sept dates en Europe et aux USA avant que je sois officiellement embauché.

-          Ozzy a attendu tout ce temps pour se décider ?

-          Il fallait aussi que le groupe qui allait enregistrer le nouvel album studio soit soudé, et puis, n’oublie pas que j’étais la pièce la plus importante dans le rouage : j’allais remplacer Randy, « le petit génie » …

Il prend sa guitare et joue l’intro de « Crazy Train ».

-          Tu succédais également à Brad Gillis qui avait pourtant participé au live « Speak Of The Devil », et à la tournée que tu terminais, justement.

Il sourit de plus belle.

-          Pas seulement Brad, mais aussi Bernie Tormé. Et sûrement d’autres dont on a oublié les noms. Je sais que Michael Schenker avait été approché, mais il demandait une vraie fortune, et Gary Moore a poliment refusé, ou le contraire, je ne sais plus… Tu sais, après la mort de Randy, CBS Records voulait un album live pour immortaliser la période passée, mais Ozzy ne voulait pas en entendre parler. Il était sincèrement choqué de sa disparition. Ce n’était pas le bon moment pour s’enfermer dans un studio et écouter des concerts enregistrés sur des kilomètres de bandes, et comme Ozzy contrôle tout, c’était au-dessus de ses forces.

-          Et c’est là qu’arrive le live de reprises de Black Sabbath.

-          A cette époque, Ozzy aurait fait n’importe quoi pour faire chier ses ex acolytes de Black Sabbath, dont Ronnie James Dio était encore le chanteur d’ailleurs… Black Sabbath s’apprêtait à sortir un live, « Live Evil », je crois, et Ozzy était furieux après eux. En tant que copropriétaire du nom de Black Sabbath, il aurait pu empêcher la sortie de ce live, mais cet album serait aussi une source de revenus pour lui aussi. Tout comme son album est devenu une source de revenus pour eux… Donc, puisque CBS Records était prêt pour sortir un live, Ozzy a organisé deux dates au Ritz de New York dont la setlist serait composée uniquement de titres de Sabbath. Il a donné les bandes à CBS Records qui s’est fait une joie de publier un album qui allait concurrencer celui de Sabbath chez Warner…

Jake reprend son souffle.

-          Brad Gillis s’en est très bien sorti, mais c’est normal, c’est un excellent guitariste, en plus d’être un vrai compositeur et un mec sympa. Malheureusement pour lui, il a franchement souffert de son passage dans le groupe d’Ozzy. Celui-ci le traitait plus bas que terre. Faut dire qu’Ozzy était défoncé du matin au soir, et quand il ne l’était pas, il se comportait comme un patron avec son employé, en étant tout juste correct. Brad n’est pas resté longtemps, il a quitté Ozzy sans regret à la fin de la tournée « Diary… / Speak Of The Devil Tour ’82 ». Ozzy l’aurait bien gardé, mais Brad ne voulait plus se faire maltraiter…

-          Ozzy en voulait-il toujours à Black Sabbath de l’avoir viré ?

-          Il voulait sa revanche et il était en passe de l’avoir. Tu sais bien que Black Sabbath est très célèbre, mais en fait, ce groupe n’a jamais vraiment vendu de disques aux États-Unis : ils vivent sur leur formidable notoriété. Alors que les deux premiers albums d’Ozzy ont atteint les deux millions chacun. Je ne sais pas si tu te rappelles, mais Ozzy pendait un nain du nom de Ronnie chaque soir sur scène. Tu comprends l’allusion ?

-          Oui, c’était pour se moquer de Ronnie James Dio ! dis-je en riant !

-          Et c’est dans ce contexte un peu tendu que je suis arrivé pour être à mon tour, « le petit génie ». Bien entendu, je ne savais pas ce qui s’était passé avec Brad, je ne l’ai appris que pendant la tournée qui a suivi. D’ailleurs, j’allais découvrir plein de choses, dont l’envers du décor…

Petite aparté concernant l’histoire du nain. C’était un acteur de petite taille, habillé en bouffon, qui représentait Ronnie James Dio qui avait pris sa place au sein de Black Sabbath, et qui n’est pas très grand. Ozzy pendait au bout d’une corde cet acteur tous les soirs sur scène, symbolisant sa rancœur envers son remplaçant. C’est à la fois drôle et d’une mesquinerie sans nom. Cette histoire a causé pas mal de problèmes à Ozzy, notamment de la part des personnes de petites tailles aux USA.

Jake se lève et pose sa guitare. Manifestement, il est préoccupé. Je vois bien qu’il réfléchit à la suite de l’interview. On est entrés dans « l’espace confidence » si je peux dire, et là, je sens bien qu’il va m’en faire d’autres.

Il regarde par la fenêtre, il a l’air déçu du décor parisien qui s’étale en bas du boulevard. Le quartier de Bastille/Richard-Lenoir est très agréable quand on se promène dans ses rues, mais n’a rien de spécial à offrir de mythique dont il pourrait se vanter auprès de ses amis. Il n’y a que des immeubles qui se ressemblent tous pour lui.

Jake tourne dans la chambre, il réfléchit, vapote, enfume la pièce. J’espère qu’il va continuer de s’épancher.

-          Ça marche bien ton appareil ? demande-t-il.

Je confirme que mon enregistreur fonctionne parfaitement. Sans en ajouter plus.

On frappe à la porte, c’est le réceptionniste qui apporte le thermos de café. Il arrive à point nommé pour officialiser le break qui s’impose. Je ne sais pas pourquoi, mais Jake doute de quelque chose… Cette fois-ci, c’est moi qui fais le service. L’odeur du café finit de chasser celle du fastfood qui risquait de s’incruster… Jake se rassoit, termine son verre de vin avant d’entamer son café.

-          Okay ! On continue ?

-          Dès que tu es prêt ! dis-je.

Il vapote, boit une gorgée de café, revapote. Me fait signe de redémarrer. C’est reparti.

-          Okay ! Donc, je suis embauché après l’audition. Sharon Osbourne, la femme d’Ozzy qui est aussi sa manageuse, organise une nouvelle tournée pour mettre en place le groupe avant l’enregistrement du nouvel album. La demande est telle qu’ils arrivent à booker cinquante-sept dates, dont le fameux passage à l’US Festival à L.A… Le groupe est composé de Tommy Aldridge à la batterie, Don Airey aux claviers, Don Costa à la basse, et moi-même. On part directement pour l’Europe assurer les guests de Whitesnake pour leur tournée « Saints & Sinners ’82 » … On passera par Paris d’ailleurs, on jouera sous un chapiteau de cirque, si je me souviens bien…

-          Ah oui ! Le fameux Espace Balard. Heureusement, ça n’existe plus !

-          C’était la première fois que je mettais les pieds en Europe. Et en Grande-Bretagne, on a donné sept concerts avec Whitesnake dans des salles minuscules. Je me rappelle celui de l’Hammersmith Odeon de Londres qui était une salle mythique pour moi : à peine quatre mille places dans un vieux théâtre vraiment délabré. Combien d’albums live ont été enregistrés dans cette salle ? Des centaines, sûrement, mais j’étais déçu de voir à quoi ça ressemblait. L’envers du décor qui me poursuivait…

Il rit de sa dernière phrase, pas mécontent de l’avoir trouvée celle-là.

-          C’était vraiment une très bonne idée cette tournée, parce qu’on ne jouait que quarante minutes, on ne s’occupait de rien, Ozzy était en forme et on jouait à domicile pour lui, je me sentais vraiment intégré dans le groupe, tout se passait bien. J’avais appris les morceaux et Ozzy était satisfait de mes prestations. On n’a pas vraiment pu visiter les villes où on jouait, mais c’est la vie en tournée… Dès qu’on retournerait aux États-Unis, les choses allaient se gâter. Là-bas, on était en tête d’affiche, la setlist s’était largement étoffée, les distances entre chaque date étaient plus longues, et les déplacements en bus éreintants. On dort tous dans le bus pendant le trajet pour récupérer. Ozzy devenait exécrable avec quasiment tout le monde, mais restait correct avec moi. Une forte tension entre lui et Tommy Aldridge est apparue à ce moment-là, mais je ne me rappelle plus pourquoi. Ils ne se parlaient plus sauf pour s’engueuler… Tu sais, Tommy était un ami personnel de Randy Rhoads, c’est lui qui l’avait imposé dans le groupe, et je suppose qu’Ozzy le supportait encore en souvenir de Randy…

Jake prend une forte bouffée et exhale la fumée comme un pot d’échappement.

-          Là, je suis vraiment dans le cœur d’une tournée, je découvre tout. Je suis d’ailleurs le plus jeune de la bande et le moins expérimenté… Tous les soirs, c’est la fête en backstage après le show et Ozzy ne se prive pas pour picoler comme un damné. Ce n’est pas vraiment un secret, tout le monde le sait. Heureusement, Ozzy assure sur scène dès qu’il y a mis un pied : bourré ou pas. Personnellement, je ne participe pas beaucoup à ce genre de party, ce n’est pas mon truc… Mais un jour, on faisait une halte je ne sais plus où, Ozzy a demandé à voir Don Costa en urgence à l’arrière. Celui-ci ne mettra pas plus de trois minutes pour s’y rendre. Ozzy étant facilement irritable, il s’est dépêché. Et là, Ozzy lui met un coup de boule qui lui a pété le nez. Don saignait abondamment. On était tous sous le choc de ce qu’on venait de voir.

Je suis interloqué. Je ne connaissais pas cette anecdote. Il faudra que je la vérifie d’une façon ou d’une autre. Mais j’écoute, je ne veux pas interrompre Jake.

-          On le prend en charge, ensuite je vais voir Ozzy pour tenter de savoir ce qui s’est passé. Tu sais ce qu’il me dit ? Il me dit que Don a tenté de l’embrasser. Bien évidemment, je n’en crois pas un mot, ni les autres bien sûr. On s’est tous dit que Don était viré, salement, mais viré. On essaie de parler avec Ozzy pour connaitre la suite des événements, mais celui-ci nous confirme seulement que Don fait toujours parti du groupe. On nage un peu en plein délire là. Il faudra l’intervention de Sharon Osbourne avant que les choses se décantent. Ils donneront cinq mille dollars à Don Costa pour qu’il fasse réparer son nez et qu’il la ferme. Sharon, prudente, fera signer un accord à Don afin qu’il s’engage à ne pas poursuivre Ozzy en justice pour ce qu’il a fait. Cette histoire est vérifiable sur internet, bien sûr.

-          Il a dû se passer quelque chose entre eux deux pour qu’Ozzy réagisse de cette façon, non ? C’est quand même une agression, tu ne crois pas ?

-          Franchement, je n’en sais rien. Mais Ozzy pouvait être imprévisible, son alcoolisme était démesuré à cette époque. Tu sais qu’il a pissé sur le monument du mémorial de Fort Alamo, je crois qu’il aurait pu déclencher la troisième guerre mondiale.

Eh bien ! Je suis un peu sur le cul. Je fais part de ma surprise à Jake qui acquiesce sans commenter.

-          Ce n’était pas fini avec Don Costa… On a continué la tournée, lui avec son nez cassé et nous avec un certain ressentiment. Cela dit, tout se passait bien pour moi. Le point d’orgue de la tournée serait notre passage en mai ’83 à l’US Festival à San Bernardino, près de L.A. Trois cent mille personnes devaient s’y retrouver, c’était le plus grand concert jamais organisé là-bas, durant plusieurs jours. Une sorte de Woodstock californien, quoi. Don avait invité toute sa famille à venir le voir jouer sur scène… Arrivé dans les loges, je croise Bob Daisley (que j’avais déjà rencontré, et qui tenait la basse sur les deux premiers albums studio d’Ozzy) et machinalement, je lui demande ce qu’il fait là ! Il m’annonce qu’il est notre nouveau bassiste. Don Airey et Tommy Aldridge décidèrent de ne pas s’en mêler et préférèrent se concentrer sur la prestation à venir. Bien évidemment, Don Costa a fini par voir Bob, or il savait pertinemment qui il était. Bob lui confirma qu’il venait d’être embauché à sa place. Sharon arriva pour confirmer à Don Costa qu’il était bien viré et qu’il ne jouerait pas la dernière date.

-          Si je peux me permettre de donner mon avis, ce n’était pas très sympa. Ozzy aurait pu attendre la fin du concert puisque c’était le dernier de la tournée. C’était franchement très méprisant.

Jake sourit en entendant ma réaction.

-          J’étais éberlué ! Don avait ramené toute sa famille pour le voir jouer et il a dû leur expliquer ensuite qu’il était viré comme un malpropre, seulement trois semaines après l’histoire du coup de boule.

-          Comment te sentais-tu ?

-          C’était très bizarre, mais je suis monté sur scène avec les autres, et on a donné un de nos meilleurs concerts. D’ailleurs, on n’avait pas vraiment le choix : tu sais, dès qu’on est sur scène on oublie tout ressentiment, on se concentre sur ce qu’on fait, et du mieux qu’on doit. Notre professionnalisme doit prendre le dessus sur tout. En plus, c’était filmé par les télévisions du monde entier. Le challenge était trop grand pour jouer les rebelles. Je n’allais pas tout gâcher alors que la consécration m’attendait à la fin de ce concert, justement.

-          Et là, Ozzy t’a intronisé officiellement dans le groupe ?

-          Ouais mec ! Don Airey et moi faisions partie officiellement du groupe. On était tous les deux retenus pour l’enregistrement du nouvel album. Bob et Ozzy s’entendaient comme larrons en foire, donc lui aussi en était. Et malgré les tensions permanentes qu’il y avait eu entre Ozzy et Tommy Aldridge, ce dernier était aussi confirmé. On a fait une super fête pour la fin de la tournée, tu peux me croire…

-          Tu t’es dit que tu entrais enfin dans la légende du rock ?

-          J’ai surtout pensé à ce pauvre Don Costa, et que si j’intégrais le groupe, je savais aussi que je pouvais en être éjecté aussi brutalement que lui…

Son portable sonne, c’est sa femme. Je crois qu’on va devoir interrompre notre entretien.

-          On se verra demain après-midi, si tu le veux bien. Okay ?

 

4

 

   Jake se lève et se dirige vers la fenêtre tout en parlant au téléphone, son dos me fait face. J’ai compris, il faut que je parte. Je ramasse mes affaires, j’arrête l’enregistreur numérique et je quitte la chambre sans un bruit, presque sur la pointe des pieds.

Je sors de l’hôtel. J’accélère le pas pour quitter le boulevard au plus vite.

Il faut que je fasse un débriefing. Mais avant de réfléchir sur ce qui convient de faire pour vérifier toutes les informations que Jake m’a donnée, je dois appeler mon rédacteur en chef.

Jake m’a proposé de revenir demain, mais ce n’était pas vraiment prévu au programme, et je ne sais pas si c’est vraiment utile. Notre conversation est passionnante, mais de mon point de vue uniquement, pour l’instant. Dès que j’aurai retranscrit tout ce que j’ai enregistré, je saurai si j’ai une histoire qui mérite qu’on s’y attarde. En plus, il faudra convaincre mon chef que c’est publiable et « bankable » comme il dit.

J’ai quand même passé deux heures agréables, je suis même un peu saoul étant donné tout ce qu’on a bu en un laps de temps très court. L’après-midi est bien entamé, j’espère tout de même que mon chef me répondra, c’est toujours délicat de déranger à la veille du week-end.

J’appelle mon chef qui décroche à la première sonnerie :

-          Ouais ! Répondit Michel, sèchement.

-          C’est moi ! Je sors de l’interview d’avec Jake E. Lee, ça s’est bien passé, mais on a dû interrompre en cours de route. Cependant, il est d’accord pour qu’on continue demain après-midi.

-          Ben, tu fais ce que tu veux de tes week-ends, j’ai envie de dire. Si tu veux poursuivre avec lui, c’est ton problème.

-          C’est pour le défraiement, le mag le prendra en charge ?

Il rit.

-          J’attendais ! Je me disais bien qu’il manquait quelque chose dans cette conversation… N’en fais pas trop avec lui. Ce mec est sûrement sympa, mais il est un peu has been. Ton entretien nous servira à boucher un coin, mais pas plus, j’en ai bien peur. Son album ne cassera pas trois pattes à un canard en France, et ses aficionados se comptent sur les doigts de la main malheureusement… Bon, on verra ça lundi. A plus…

Je me rends compte qu’il ne m’a pas répondu pour le défraiement, il a noyé le poisson comme d’habitude. Il me laisse faire et jugera sur le résultat : je risque d’en être de ma poche...  Franchement, j’ai envie de continuer avec Jake : cette époque me fascine et j’ai envie de savoir. Tant pis pour moi ! Ce n’est pas tous les jours qu’on peut passer un week-end avec une légende.

Je marche en direction de la station de métro la plus proche, je crois qu’il va encore pleuvoir. Je me dépêche avant de recevoir la sauce, et puis je suis frigorifié ; il faisait vraiment chaud dans la chambre d’hôtel, Jake avait dû pousser les radiateurs à fond : climat parisien à l’extérieur mais température californienne à l’intérieur. Je rentre chez moi, mais ma journée n’est pas terminée.

Aujourd’hui, ce qui est bien avec Internet, c’est qu’on peut facilement quasiment tout savoir, alors qu’en 1983, il m’aurait fallu acheter des milliers de magazines américains, que j’aurais payés une fortune à la librairie « Parallèle » ou chez le « Monsters Melodies » de Châtelet-les-Halles, j’aurais passé un temps infini à fouiller et à les dénicher dans les bacs, et ensuite à les déchiffrer, car je ne parlais pas l’anglais comme je le parle aujourd’hui. Mon anglais scolaire était plus que rudimentaire à l’époque. En ce temps-là, la France, c’était un peu la face cachée de la lune, il n’y avait rien, quasiment pas d’émissions de télé rock, même pas une salle de concert dédié. On s’emmerdait fermement, et surtout, on n’avait pas d’argent. On faisait le même circuit toutes les semaines, en espérant trouver quelque chose d’intéressant et d’abordable. J’y ai passé tous mes samedis d’ado avec mes potes, mais seuls les plus fortunés d’entre nous pouvaient se permettre d’acheter ces raretés et nous faisaient baver d’envie pendant des semaines avant de nous les prêter. C’était à la fois passionnant et désolant.

L’épisode « Don Costa » m’a sidéré, je vais rechercher en priorité des infos sur lui :

Son passage chez Ozzy Osbourne n’aurait duré que trois mois en 1982. Ensuite, il a participé à la toute première mouture du groupe WASP, mais il s’en est fait éjecter très vite avant même l’enregistrement du premier album. On le retrouve ensuite en 1983, il a fondé son propre groupe, M-80, qui n’a produit qu’un mini-album, et puis plus rien. Don Costa a très vite disparu des radars, ce qui ne veut pas dire qu’il avait quitté le milieu de la musique, mais on ne peut pas dire qu’il ait marqué son époque… Je tape dans la barre de recherche « Jake E. Lee – Don Costa », et là, je découvre un article paru dans « Ultimate Guitar » en 2011, une interview de Jake E. Lee racontant cette histoire de coup de boule et de nez ensanglanté. Donc, c’est lui-même qui propage cette histoire et depuis un certain temps déjà. Mais si cette histoire est toujours visible, c’est qu’elle est vraie. Je pourrais toujours le cuisiner, mais j’ai peur de m’éloigner de mon sujet. Après tout, c’est Jake E. Lee et non Don Costa qui m’intéresse. Cela dit, il a tenu à divulguer cette histoire comme étant un détail révélateur de ce qui pouvait se passer en tournée. Ozzy Osbourne est encore considéré par tout le monde comme un gentil clown inoffensif, alors qu’il ressemblerait plutôt à un méchant diable, un manipulateur et un calculateur froid, qui pouvait devenir violent sous l’emprise de l’alcool.

La période Rough Cutt est intéressante aussi : Jake E. Lee y est resté deux ans tout de même, il n’y a pas fait qu’un simple passage comme il semble le dire. En fait, Wendy Dio (épouse de Ronnie James Dio) était la manageuse du groupe et a contribué à faire connaitre le guitariste auprès de son chanteur de mari. Ce n’est donc pas un hasard si Jake a fait une tentative pour intégrer la première mouture de Dio (le groupe) : il n’y serait resté qu’une trentaine de jours. Quant à Ratt, Jake a participé à la première version qui se nommait encore Mickey Ratt, puis il les a quittés pour Rough Cutt : il y a d’ailleurs été remplacé par l’excellent Warren De Martini, qui y fera toute sa carrière.

Bon, mes points de contrôle sont tous vérifiés et se révèlent justes. Jake E. Lee n’est décidément pas un mytho, ce qui me donne envie d’en apprendre plus. Notamment, j’aimerais bien connaitre les raisons qui l’ont conduit à ne pas intégrer le groupe de Dio, car c’était une sacrée opportunité. C’est vrai quoi, le gars avait le choix entre les deux ex chanteurs de Black Sabbath, tous deux au sommet de leur gloire, comme un formidable challenge réservé aux meilleurs. Jake était incontestablement un futur grand guitarise, et à vingt-cinq ans, c’était une vraie pointure qui n’attendait que la reconnaissance.

Ce qui est fascinant, c’est l’interconnexion entre tous ces groupes dont on ne voit pas tout de suite ce qu’ils pourraient bien avoir en commun. Ronnie James Dio a produit deux titres pour Rough Cutt, joués par Jake E. Lee. Donc, les deux hommes se connaissaient déjà quand Jake a passé l’audition. Ensuite, quand Jake a quitté Rough Cutt, il a été remplacé par Craig Goldie, qui deviendra ensuite guitariste pour Dio en 1986. Paul Shortino, chanteur et leader de Rough Cutt, deviendra chanteur de Ratt dans les années 2000. Un petit monde quasiment consanguin quand on y pense, difficile d’accès, où les meilleurs pullulent et sont traités comme n’importe quel quidam.

En fait, la compétition est féroce. Les perdants sont impitoyablement éliminés, voire martyrisés, et les fautes se payent chères (Don Costa). L’humanité ne rentre pas en jeu dans ce cas-là. C’est un business, plaisant, magique, éblouissant, mais c’est un business avec des règles plus dures que dans n’importe quelles autres entreprises. Ce qu’on lit dans les magazines n’est que la partie émergée de l’iceberg, un topping sucré, rien d’autre. De ce point de vue-là, le « rock business » s’assimile parfaitement à l’idéologie capitaliste, ou plutôt, c’est le capitalisme qui a su s’adapter pour assimiler ce qui paraissait marginal et réservé aux marginaux.

C’est une machine à fric qui ne s’embarrasse pas de préjugés, seuls ceux qui sont vendables comptent.

Les petits groupes servent de vivier pour les grands qui y font leur marché quand ils ont besoin de personnel. Intégrer ces petits groupes connus devient une rude bataille pour les musiciens inconnus car c’est la seule façon de faire pour être repéré et incorporer les grandes formations. Beaucoup de combattants, mais très peu d’élus : là encore, c’est la loi du marché qui s’impose.

Si Ratt a finalement réussi à sortir son épingle du jeu dans les mid eighties, en devenant un des leaders mondiaux du glam-metal, ou de la vague « hair metal » californienne, avec une dizaine d’albums dont certains ont été numéro un des ventes, Rough Cutt n’enregistrera que deux disques qui ne laisseront pas une grande trace dans l’Histoire du rock. Jake E. Lee ayant quitté ces deux groupes avant qu’ils n’enregistrent quoi que ce soit, on ne saura jamais si son passage aura été bénéfique pour eux, ou s’il ne fut qu’une comète parmi d’autres.

Je regarde ma montre, il est tard. Je pourrais passer des heures à faire ces recherches. C’est un boulot rêvé tout de même, et moi aussi, j’ai dû batailler durement pour y avoir ma place.

Cependant, je décide d’envoyer un message à Jake pour officialiser notre entrevue de demain. Il m’a confié son numéro de téléphone au cas où il y aurait quelque chose à lui communiquer : je décide de m’en servir tout de suite.

« Bonsoir, Jake ! Est-ce toujours okay pour demain ? »

Si j’ai de la chance, il me répondra dans la nuit, sinon, je peux espérer une réponse cinq minutes avant de commencer, ou bien aucune. Jake E. Lee étant son propre patron, il n’a de compte à rendre à personne désormais.

 

5

 

Paris, Bastille,

Samedi 30 novembre 2019.

  Effectivement, je ne recevrai la réponse que samedi matin vers 12h, Jake me demandant de venir sur les coups de 13h.

« Okay. Apporte du café et des croissants français. Merci »

Ben voilà qui est parfait. J’aime bien la précision concernant les croissants. Existe-t-il une autre provenance que la France pour les croissants ? En attendant de dénouer cet atroce dilemme, je prépare un thermos de café. Celui de l’hôtel n’était pas mauvais, mais le mien sera meilleur, c’est certain.

Je file en deux temps, trois mouvements, pas envie de trainer.

Le métro me ramène rapidement vers le Bastille Excelsior. Avant d’y entrer, je repère une boulangerie située à deux pas et je rafle les viennoiseries qui restent à cette heure-ci. J’ai de la chance, Jake aura un panachage de ce que cette boulangerie française sait faire. J’avais le café, maintenant j’ai les croissants : si avec ça notre homme n’est pas content, il ne lui restera plus qu’à finir l’interview tout seul.

Le réceptionniste me reconnait, et m’adresse un sourire en signe de bienvenue. Il sait que je viens voir la vedette du troisième, sans vraiment savoir qui est Jake : je crois aussi qu’il s’en fout royalement… Pas le temps d’attendre l’ascenseur, je grimpe les escaliers jusqu’à son étage. J’ai hâte de commencer. Je frappe à la porte. J’attends de longues minutes. Je refrappe.

-          Une seconde, j’arrive ! grogne Jake.

Il ouvre. Il est en jeans, pieds et torse nus. Il vient de se lever, sûrement. Sa longue tignasse est défaite, mais surtout, il a le visage vieilli des lendemains de cuite. Son corps d’athlète a fondu, il ne reste plus que la charpente, cette fois-ci c’est confirmé… Je remarque que ça sent fortement le tabac froid. Bien que j’essaie de garder une face neutre, il voit que quelque chose m’indispose. On ne peut pas dire qu’il réagit au quart de tour, mais finalement, il se dirige vers la fenêtre et l’ouvre en grand. L’air frais s’y engouffre d’un coup, chassant l’odeur de clopes, la chaleur et l’air confiné qui avait dû s’agglutiner depuis mon départ. J’essaie de détendre l’atmosphère, c’est le cas de le dire.

-          Tu t’es couché tard, tu veux qu’on annule l’interview, peut-être ? 

-          Non ! Je me suis couché tôt, dit-il en riant. Vers 8h du matin. Ça ira très bien, ne t’inquiète pas.

Puis il me raconte qu’il a fait la tournée des restaurants et des bars du quartier, il a beaucoup bu, beaucoup parlé aussi, mais il est d’attaque pour continuer notre entretien… Je dépose sur la table basse le thermos de café et le paquet de viennoiseries. Pendant que je regarde s’il y a des tasses quelque part, Jake passe une chemise ainsi qu’un peignoir de bain. Il me demande s’il peut refermer la fenêtre maintenant. J’acquiesce poliment. Que puis-je bien faire d’autre que d’acquiescer ? Mais j’aime sa prévenance.

Les viennoiseries lui font envie et il ne se fait pas prier pour se servir. Il déchiquette en un rien de temps un pain au chocolat, il a très faim, me dit-il.

-          On peut faire monter des œufs et du bacon, si tu veux ?

Jake remue doucement la tête en même temps qu’il mâche. Il recharge son vapot... J’appelle la réception pour commander deux petits-déjeuners complets et des tasses, et pourquoi pas, un tube d’aspirines… Il est toujours pieds nus et déambule dans la chambre en vapotant, il semble perdu dans ses réflexions.

-          Il est bien cool ce quartier ! Vraiment ! J’ai dîné dans un restaurant de cuisine française, c’était délicieux. Puis, j’ai fini la soirée dans un bar rock, « Le Furieux », très sympa ! J’ai discuté avec plein de gens. C’est dingue comme vous parlez tous l’anglais en France ! Chez nous aux États-Unis, je ne connais personne qui parle le français, ajoute-il songeur... Ensuite, je suis parti avec des mecs et des filles, je ne sais plus où ? Mais on a beaucoup bu, ça c’est sûr… Ah si ! On est allé voir le Bataclan, j’ai fait des photos, c’était très émouvant pour moi. Peut-être qu’un jour je jouerai là ! Qui sait ?

Je l’écoute débiter son texte un peu décousu. Heureusement que je n’enregistre pas encore, parce que son phrasé est lourd et pâteux, c’est un peu pitoyable.

-          D’ailleurs, je t’ai ramené les factures de tout ça.

-          C’est pour ta maison de disque, pas pour moi… Aujourd’hui, je prends en charge tout ce qui concerne l’interview, mais c’est tout. Si mon patron paye toutes tes factures, c’est moi qui vais passer un sale quart d’heure, dis-je en riant.

Je ravale tout de même ma salive, j’espère qu’il ne va pas mal le prendre.

-          Ah ok ! répond Jake, hagard.

Le réceptionniste n’a pas lambiné, les petits-déjeuners arrivent en quinze minutes, environ. Je le laisse entrer et déposer les plateaux sur la table basse. Je fais signe à Jake que j’avais demandé des cachets contre la migraine. Il ne réagit pas, donc tout à l’air d’aller pour le mieux dans sa tête.

Il se régale et engloutit ses œufs en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le bacon croquant y passe avec la même énergie. Il a l’air content de lui, il me sourit.

-          Je ne peux rien faire si je n’ai pas démarré la journée par un bon petit-déjeuner. Celui-ci est royal. « Merci beaucoup, monsieur l’intervieweur » termine-t-il en français.

Il recharge à nouveau son vapot qu’il pompe comme un forcené. Il va essayer de ne pas fumer aujourd’hui.

Il se sert généreusement en café qu’il savoure par petites gorgées. Il prend son temps, j’ai l’impression qu’il ne faudra pas être pressé. L’interview se fera à un rythme plus lent qu’hier.

Jake prend sa guitare et me joue l’intro de « Killer Of Giants » qui était sur l’album « The Ultimate Sin ». Un titre à l’ambiance médiévale en son clair. Je vois ses doigts dévaler le manche avec une dextérité qui fait honneur à sa légende. Dire qu’il joue pour moi, je n’en perds pas une note.

-          Tu connais cette chanson ?

-          Bien sûr ! Elle est sur le deuxième album que tu as enregistré avec Ozzy Osbourne.

-          Exact !

Jake continue de jouer jusqu’au moment où le chant est sensé démarrer. Puis il s’arrête net, pose son instrument, débranche, éteint l’ampli.

-          C’est bien, tu es un connaisseur, ça me fait plaisir…

Il vient de me tester, il sait maintenant que je suis vraiment un fan et que je ne fais pas semblant de reciter mes fiches…

-          Tu as apporté ton enregistreur ?

Je sors d’une poche de ma veste mon enregistreur numérique. Jake me fait signe de l’allumer, on va commencer.

-          On en était où hier ?

-          Tu étais embauché à la suite de l’US Festival.

-          Ah oui !... Comme cadeau de bienvenue, Sharon me fait emménager dans un petit appartement à L.A… Putain ! Je viens de rentrer dans l’une des meilleures formations de heavy metal de la planète et j’ai mon appartement… Ozzy en profite pour officialiser mon nom de scène : Jake E. Lee.

-          Tu t’appelles en réalité Jacky Lou Williams (Ndr ce n’est pas un secret). Pourquoi n’avoir pas gardé ta véritable identité ?

-          Exact, c’est mon nom ! Ozzy trouvait que ça ne sonnait pas assez bien, que ça ne collait pas avec mon image très flashy, sportive et sexy à la fois. Jacky ce n’est pas assez sexy, peut-être !

Il tire sur son vapot plusieurs fois, puis avale une gorgée de café.

-          En tout cas, je m’y suis fait, j’aime bien ce nom de Jake E. Lee. Du reste, quand je ne suis pas sur scène, c’est très pratique pour redevenir incognito. Comme tu le sais, je suis descendu dans cet hôtel sous mon vrai nom. Cette transformation n’était pas dramatique en soi, d’autres musiciens ont des pseudos, c’est juste une habitude à prendre quand on t’appelle par autre chose que ton vrai nom. En revanche, je n’allais pas être au bout de mes surprises concernant les transformations à venir.

-          C’est-à-dire ?

-          Eh bien ! Désormais tous les matins, je démarrais la journée par une réunion avec Ozzy et le reste du groupe, Sharon, un avocat, parfois un mec de chez Epic (le label d’Ozzy chez CBS Records), un kiné ou un autre invité. Les objectifs du jour nous y étaient annoncés : en gros, on nous dirait ce qu’on attend de chacun d’entre nous. L’après-midi était consacré aux répétitions. Je ne voyais pas le rock n’roll aussi formaté, comme un boulot quoi ! Ça restait cool, mais rien n’était laissé au hasard, tout était planifié, organisé… Au niveau des surprises, j’avais une interdiction totale de parler aux médias. J’en avais déjà eu un aperçu durant la tournée passée, mais là, le service d’ordre était plus que renforcé.

-          Ozzy avait la pression de la part de Epic, peut-être ?

-          Ozzy avait la pression de partout. Il était attendu au tournant, il jouait le futur de sa carrière avec ce troisième album. Moi, j’avais la lourde tâche de succéder à Randy Rhoads, et lui devait fournir le meilleur de lui-même. A cette époque, il lui fallait aussi lutter contre ses démons, ce qui nous déstabilisait plutôt, et Sharon avait un œil en permanence sur lui, en plus du groupe.

-          Toi-même ressentais-tu cette pression ?

-          La seule pression qu’on me mettait, c’était celle de la créativité. J’avais des idées, mais je ne savais absolument pas comment ces idées allaient devenir des chansons, et surtout des bonnes chansons. Pendant les répétitions, tout allait bien. Le groupe était soudé, les titres qu’on jouait étaient tous rodés, et puis, on ne partait pas en tournée, aucun concert n’était prévu, on rentrait chacun chez soi le soir. C’était une routine plutôt agréable, je dois l’avouer.

-          Ce n’était pas lassant de refaire tout le temps la même chose ?

-          On était payé pour ça ! Et puis, Ozzy ne venait pas tout le temps. Bien souvent les répétions se faisaient sans lui, c’était relax pour nous. Seule Sharon s’assurait qu’on était tous en studio et qu’on répétait bien. Et de ce côté-là, on bossait vraiment nos instruments et j’avais fini par connaitre tout le répertoire d’Ozzy Osbourne, plus quelques titres de Black Sabbath. On s’amusait bien.

-          Et le nouvel album ?

Jake se lève et me demande d’interrompre l’enregistreur, il faut qu’il aille soulager sa vessie. J’en profite pour me lever aussi et m’étirer un peu.

Il revient avec le sourire conquérant, il était temps. Ce gars exprime sa personnalité naturellement, sans complexe, et c’est extrêmement plaisant. C’est bien la première fois qu’une vedette s’excuse de devoir aller aux toilettes. Sa simplicité m’épate…

-          Un jour, durant la réunion matinale, Sharon nous a demandé de commencer à faire nos bagages. Elle nous annonce qu’on va tous partir pour l’Angleterre, pour préparer ce fameux nouvel album. Le studio retenu est le Ridge Farm dans le Surrey, pas très loin de Londres, on y restera plusieurs mois avec le producteur Max Norman.

 

6

 

   Jake parle calmement comme s’il racontait ses confidences à un pote. Il ne s’occupe plus du tout de l’enregistreur qui est pourtant posé devant lui bien en évidence : il l’a oublié, semble-t-il... Ses souvenirs lui reviennent assez facilement, il est prolixe. Puis, il se lève, me déstabilisant. Il continue de parler tout en se dirigeant vers le lit, il cherche quelque chose. Je ne distingue plus clairement ses propos, Jake mâchouille dans sa barbe. Il me fait signe qu’il va revenir à la table, il cherche quelque chose. Il fouille dans la poche de sa veste et en sort une flasque.

-          Tu en veux ? C’est du whisky !

-          Euh ! Pourquoi pas.

Je fais couler une lampée qui me chauffe instantanément la cavité buccale. Même s’il est déjà plus de 13h, c’est encore un peu tôt pour moi. Jake semble être à l’aise avec ça.

-          J’aime bien un peu de whisky avec le café…

Jake se rassoit tel un sioux autour du feu de camp, il s’excuse pour le brouhaha auprès de l’enregistreur.

-          Bon ! Reprenons ! J’avais quelques idées que j’ai montrées aux autres et le travail de composition a commencé. J’ai tout de suite accroché avec Bob Daisley qui a réussi à matérialiser mes débuts de chansons. C’est comme ça qu’a démarré ce qui allait devenir « Bark At The Moon ».

-          Quel fut l’apport d’Ozzy dans le processus de création ?

-          Quasiment rien ! il se contentait de valider ou pas, les parties que Bob et moi lui montrions. Max Norman, le producteur, était le véritable chef d’orchestre. Comme je t’ai dit hier, le son de ma guitare sur cet album n’était pas le mien, mais celui que Max Norman voulait. Ce son rond, brillant presque new wave plutôt inhabituel pour Ozzy, lui qui n’aime que le son brut et mat, et le mixage plat des seventies. En revanche, c’était très moderne pour l’époque. En 1983, on allait lancer ce son hard FM qui allait être copié par beaucoup de groupes de heavy metal dans le monde.

-          Et concernant les paroles, qui les composait ?

-          Toutes les paroles de l’album ont été écrites par Bob, avec quelques ajouts par Ozzy. C’est Ozzy qui a trouvé le nom de l’album « Bark At The Moon », et qui voulait qu’une des chansons ait également ce titre. Ce qui est génial, c’est que Bob ait réussi à écrire des paroles intelligentes avec un titre aussi ridicule. Ce type est un génie, en plus d’être un bassiste exceptionnel… En fait, Ozzy ne fait pour ainsi dire rien en tant que compositeur, à part orienter le travail dans une direction ou une autre. Il sait ce qui est bon pour lui et te pousse sans arrêt jusqu’à ce que tu trouves le bon truc : il a une très bonne intuition… Je ne sais même plus s’il est à l’origine des lignes de chant ou si c’est Max Norman qui les a écrites aussi.

Jake avale une gorgée de whisky qu’il rince par une autre de café.

-          En deux mois, on avait pondu une dizaine de titres, tout se passait bien. J’ai participé à tous les titres sauf la ballade « So Tired », je n’ai rien à voir avec cette merde…

Il fait une grimace de dégout.

-          Tout le monde était satisfait sauf Ozzy qui avait du mal avec le son, mais Sharon finit par le rassurer et le convaincre. L’album fut produit officiellement par Bob Daisley, Max Norman et Ozzy, mais je ne sais pas ce que ce dernier a réellement fait.

Jake met en doute les crédits qui figurent sur l’album. C’est bien la première fois que j’entends parler de cette histoire : Ozzy n’aurait quasiment rien fait sur son troisième opus. De toute façon, c’est une interview, pas une biographie, il peut affirmer ce qu’il veut.

-          Donc, tout va bien au Ridge Farm Studio, le troisième album est enfin là. La pression a dû retomber d’un coup, non ? repris-je.

-          Pas vraiment. Si la partie artistique se passait bien, la partie personnelle, c’était autre chose. Dès la fin de l’enregistrement, les tensions entre Ozzy et Tommy Aldridge réapparurent. Tommy finit par quitter le groupe dès que ses parties de batteries furent en boîte… Mais surtout, personne n’avait son contrat. On les réclamait sans cesse à Sharon qui nous répondait qu’ils étaient en cours de rédaction. Nous, on lui faisait confiance, mais Bob s’inquiétait quand même un peu.

-          Que faisaient-ils avec ces contrats ?

-          Dès que l’album fut en boîte, on les a eus, et là j’ai compris pourquoi Bob s’inquiétait : Ozzy s’était approprié la totalité des droits d’auteur des chansons figurant sur l’album.

-          Comment est-ce possible ? Max Norman le producteur, aurait pu confirmer que tu étais bien l’un des compositeurs des chansons, tout de même ?

-          Oui sûrement, mais ce n’était plus de son ressort. Désormais, c’était entre nos mains et celles des avocats d’Ozzy. Je me souviendrai toujours de ce qu’Ozzy m’a dit quand j’ai essayé de négocier : « c’est à prendre ou à laisser ! », car en échange de l’abandon de nos droits, on a été super bien payés. Donc, soit j’acceptais, soit je quittais le groupe, alors que je n’étais même pas certain d’être payé pour les deux mois que j’avais passés, car je n’avais signé aucun contrat avant d’entrer en studio. Bob accepta sans broncher de perdre ses droits, mais moi, je l’avais en travers de la gorge, pour rester poli.

-          Tu veux dire qu’Ozzy est propriétaire de 100% des droits de cet album, paroles et musique ?

-          Oui, c’est ça !

Jake E. Lee n’avait pas eu d’autres choix que d’accepter, en fait. Il était coincé. Ozzy l’avait sorti du néant et lui donnait sa chance d’entrer dans la légende du rock n’roll, mais le ticket d’entrée coûtait cher. Une poursuite en justice n’aurait sûrement abouti à rien, sinon anéantir la jeune carrière de Jake définitivement.

Après vérification, les dix titres de l’album sont bien crédités uniquement sous le nom d’Ozzy Osbourne. En 2008, Zakk Wylde, successeur de Jake au sein du groupe, est tombé en disgrâce auprès du Prince des ténèbres, qui a pensé le remplacer en imaginant un retour fracassant de Jake E. Lee. Celui-ci a alors exigé comme condition préalable, la reconnaissance de ses droits sur l’album « Bark At The Moon ». Ozzy ne répondit jamais, le retour ne se fit pas, et c’est le guitariste américain d’origine grecque : Gus G. qui remplaça Zakk Wylde.

-          En quoi la reconnaissance de ces droits était importante pour toi ?

-          C’était la reconnaissance de mon existence en tant qu’auteur. Là, je n’étais qu’un exécutant. Mon rôle au sein du groupe y était diminué, je n’étais pas tout à fait le successeur de Randy Rhoads, seulement un guitariste de plus… Mais à partir du moment où je signai ce contrat, on n’en parla plus. Okay, je l’avais dans le cul ! Plus la peine de le chanter sur les toits. Une nouvelle tournée allait se mettre en place, il fallait aller de l’avant.

L’album « Bark At The Moon » sortit en décembre 1983, les critiques furent excellentes dès le départ, quant aux singles « Bark At The Moon » et à la fameuse ballade « So Tired », ils se classèrent très vite et très bien partout dans le monde. L’album cartonna aux États-Unis où il grimperait jusqu’à la 19ème place du Billboard 200. L’album sonne vraiment différemment des deux premiers, donc l’apport de Jake E. Lee est une évidence comme le nez au milieu de la figure.

Ozzy apparait en loup-garou sur la pochette. Jake se pince le nez pour me signifier qu’il a trouvé ça ridicule à l’époque alors qu’aujourd’hui, il s’en fout totalement.

C’est sous ces excellents auspices que la tournée européenne démarrera. Le remplaçant de Tommy Aldridge à la batterie sera le très chevronné Carmine Appice, ex beaucoup de monde, mais surtout ex Rod Stewart. (Ndr, il a participé au tube « Da Ya Think I’m Sexy » par exemple, un titre très éloigné du heavy metal).

Ozzy Osbourne passera deux fois en France pour promotionner cet album, une fois sous le chapiteau de l’Espace Balard avec Y & T en première partie, et une autre fois au Breaking Sound Festival dans la banlieue parisienne. C’est une grosse tournée européenne qui se déroula dans une Europe occidentale non encore réunifiée : donc principalement en Angleterre, RFA et Europe du Nord... Jake tirera son épingle du jeu en devenant la principale attraction du concert : son style flashy, très énergique, son jeu flamboyant et sa jeunesse, électriseront le public venu voir le groupe à ne surtout pas rater. Seulement, si tout se passe bien pour Jake, les tensions réapparaissent dans le groupe avec Carmine Appice cette fois-ci. En effet, celui-ci est un vieux briscard du rock, qui se fout complètement des sautes d’humeur d’Ozzy, ou de ses injonctions. Bien évidemment, ça ne va pas durer longtemps.

-          Comment se passe la tournée européenne ?

-          Bien pour moi. On a défini un jeu de scène, j’ai de l’espace pour m’exprimer. Je dois avouer qu’Ozzy avait eu raison concernant le son de l’album car s’il passait bien sur le disque, il se transformait en bouillie sonore sur scène. Les nouvelles chansons, particulièrement « Forever » qui est speed, devenaient inaudible. Il faut dire aussi que les salles où l’on jouait, n’étaient pas vraiment adaptées au rock et l’acoustique était souvent médiocre, ce qui rendait le tout catastrophique. Mais les critiques et les fans étaient ravis. Donc, ça allait bien !

-          Et concernant Carmine Appice ?

Il éclate de rire :

-          Je m’entendais bien avec lui. C’était un musicien extraordinaire, à la carrière déjà non moins extraordinaire, mais il n’en faisait qu’à sa tête. S’il avait décidé qu’un passage méritait d’être transformé, il le faisait, sans demander l’approbation d’Ozzy, par exemple. Or dans ce groupe, tout était sous contrôle exclusif du patron sous peine de sanction.

-          Ozzy l’a viré ?

-          Carmine Appice a été remercié à la fin de la tournée européenne comme c’était sûrement prévu dans son contrat, qui ne fut pas prolongé. Il n’embarqua pas avec nous pour les États-Unis.

-          Et Tommy Aldridge réapparait !

Il rit de nouveau.

-          Ouais, il est toujours là quand on a besoin de lui. C’est un excellent batteur, et puis, il avait participé à l’enregistrement de l’album, c’était un bon appui sur scène pour moi.

-          Il n’y avait plus de tensions entre Ozzy et lui ?

-          Je suppose qu’il y avait un bon chèque pour Tommy, surtout.

Là, Jake me fait signe d’arrêter l’enregistreur numérique. Et devant mes yeux ébahis, il ramasse les assiettes et couverts, puis essuie la table du revers de la main. J’ai des scrupules à le laisser faire. Il me sourit.

-          Je t’ai dit que je n’étais pas une rock star. Je suis un mec normal, comme toi, sûrement. Je ne me force pas, je trouve logique de débarrasser la table, tu as bien apporté du café de chez toi, non ? I’m fuckin’ no slave, man !

Je me contente de sourire en guise de réponse.

-          On fait une petite pause, d’accord ?

Il s’allume une clope qu’il coince dans le coin de la bouche, puis prend sa guitare, la branche sur l’ampli, met le son pas trop fort, puis me joue l’intro de « Havana » son nouveau single. Il pompe sur sa clope sans y toucher, ses mains étant déjà occupées, laissant s’échapper une fumée qui brouille la pièce. Jake ânonne en guise de chant : il n’est vraiment pas chanteur, malgré tous ses talents.

Le téléphone de la chambre sonne : c’est le réceptionniste qui demande à ce qu’on baisse le volume, des voisins se plaignent. J’informe Jake, qui tout en faisant un rictus je-m’en-foutiste, me demande de commander une bouteille de vin blanc, n’importe quoi mais du blanc.

Jake finit par débrancher sa guitare, mais il a encore envie de jouer. Je reconnais « Dreams In The Dark » de son deuxième groupe Badlands, puis un bout de « Voodoo Child » de Jimi Hendrix, et enfin « Teaser » de Tommy Bolin dont il ne fera que l’intro.

Le réceptionniste apporte enfin le vin dans un seau et nous rappelle qu’il est interdit de fumer dans tout l’hôtel. Sans un mot, Jake se lève pour aérer. Il repose sa guitare et prépare son vapot. Il s’excuse auprès du réceptionniste pour le dérangement pendant que je règle la note des petits-déjeuners et du vin.

 

7

 

   Jake revient à la table, sort le vin du seau et scrute l’étiquette. Je ne sais pas s’il est fin connaisseur, ou consommateur avisé, ou juste un vulgaire buveur d’alcool… Enfin, ça n’a pas vraiment d’intérêt de savoir ça, c’est une juste une question que je me pose en le voyant manier la bouteille.

-          Tu sais, ma famille vit à San Diego et entre ma ville et Los Angeles, s’étale la route des vins californiens : c’est un endroit magnifique couvert de vignes à perte de vue, on se croirait dans le Sud de la France.

-          Tu es déjà allé dans le Sud de la France ?

-          Non, du tout, me dit-il en éclatant de rire.

Je marque mon étonnement. Je suis déjà allé plusieurs fois à Los Angeles, mais je n’aurais jamais pensé qu’un bout de France avait atterri dans le Sud de la Californie, j’enregistre son info… On trinque, le vin est bon. Je passe un moment agréable avec une star…

Jake me fait signe de redémarrer mon enregistreur.

-          Euh ! Après la tournée européenne fin ‘83 vint la tournée US début ‘84. Si Don Airey et Ozzy sont britanniques, Bob Daisley australien, moi et Tommy Aldridge, nous sommes américains, et on est enfin de retour chez nous, quoi… Ça veut dire aussi que tout y est plus grand, les salles, les scènes. Et les distances entre chaque ville. La tournée « Speak Of The Devil ’82 » n’avait même pas été un avant-goût de ce que j’allais connaitre avec celle-là. Tout y fut démesuré !

-          Avec Mötley Crüe en première partie…

-          Ouais mec ! Ozzy tenait absolument à les avoir en première partie. Il a le nez fin pour dénicher ce qui va marcher. Ils venaient de sortir leur deuxième albums « Shout At The Devil » qui commençait à fonctionner dans les charts.

-          Est-ce vrai que tu avais auditionné pour devenir leur guitariste aussi ?

-          Oui, brièvement ! Tu sais Mick Mars voulait être l’unique guitariste du groupe et le claironnait à chaque nouvel arrivant… On n’aurait fait que s’engueuler. On est tous les deux des compositeurs avec de fortes personnalités, ça n’aurait pas marché. J’ai lâché l’affaire. Franchement, il s’en sortait très bien tout seul. On est devenus potes pendant la tournée, c’était aussi bien comme ça.

Effectivement, le ticket gagnant de l’année 1984 sera la tournée conjointe Ozzy Osbourne / Mötley Crüe emmenant les deux groupes vers le firmament. C’est cette tournée qui fera de Mötley Crüe des stars. Elle est aussi réputée pour ses délires orgiaques en tout genre, auxquels ne participèrent ni Jake E. Lee, ni Mick Mars d’ailleurs. Ratt succèdera à Mötley Crüe sur une petite portion de la tournée américaine : encore des amis de Jake !

Le point d’orgue de la tournée sera le concert de Salt Lake City qui sera filmé et enregistré.

-          Sais-tu que la VHS « Live At Salt Lake City ‘84 » a été remastérisée et va ressortir dans le commerce ?

-          Hallelujah ! Je vais peut-être toucher des royalties là-dessus étant donné le changement de support. La VHS ressort sûrement en DVD, non ?

-          Oui, sûrement !

En fait, je n’en sais rien, mais je fais comme si !

-          Je ne savais pas qu’Ozzy s’était enfin décidé à ressortir ce concert. On est en 2019, mec ! Il était temps ! Fuckin’ waste of time !

Il souffle de dépit, je vois qu’il est déçu.

-          Ce concert aurait pu sortir en CD aussi. Un album live s’imposait à l’époque, mais non, Ozzy n’a pas voulu, ou je ne sais qui d’autre ! Quel gâchis !

-          Il y avait toujours cette histoire de live avec Randy Rhoads dans les cartons, peut-être ?

-          Ouais, sûrement…

-          Cette tournée fut un franc succès, tu es reconnu par les fans, c’est une grande victoire pour toi ?

-          Oui, j’avais au moins cette satisfaction, celle d’être accepté par les fans. On ne peut pas toujours plaire à tout le monde, mais ça c’était clairement gagné pour moi.

-          Quels sont tes souvenirs marquants de cette tournée ?

-          Il y en a sûrement des milliers, mais les premiers qui me viennent sont : les concerts au Japon, car comme tu le sais ma mère est d’origine japonaise et c’était très important pour moi de me produire là-bas. Et puis, des rencontres incroyables, des musiciens du monde entier, participer aux festivals des Monsters Of Rock de Donington et de Karlsruhe… un petit tour du monde.

Silence… Jake réfléchit à ce qu’il va dire, il cherche ses mots, on dirait.

-          Tu sais, avant d’être dans ce groupe, je pensais qu’en tant que guitaristes, on faisait tous partie d’une sorte de confrérie, qu’on était tous des potes quoi ! Or j’ai découvert que ça n’existait que dans ma tête ! En réalité, il y avait de la compétition entre nous, pas mal de branleurs qui se prenaient pour des musiciens, beaucoup de prétendues stars qui ne voulaient que t’entuber et profiter de ton talent. Ce soi-disant star-system n’était pas pour moi du tout. J’ai compris tout ça en très peu de temps et ça m’en a dégouté pour la vie.

-          Y compris aujourd’hui, avec ton groupe actuel ?

-          Les mecs de Red Dragon Cartel ne sont peut-être pas des pointures pour certains, mais ils sont humainement au top, et ça compte beaucoup pour moi.

Jake pompe sur son vapot comme un forcené, les yeux dans le vague, il est songeur, là.

-          Après le concert de San Diego, je voulais présenter ma famille à Ozzy. J’appréhendais le moment étant donné ce qui s’était passé avec celle de Don Costa, mais fort heureusement tout s’est bien déroulé : Ozzy a même été charmant.

-          Justement, quelles étaient tes relations avec lui pendant la tournée ?

-          Elles étaient cordiales, sans plus. Juste « bonjour / bonsoir ». On se voyait cinq minutes avant de monter sur scène, c’était suffisant pour lui, je présume… Le show était rodé et en place. Comme on refaisait chaque soir la même chose, la routine réglait pas mal de problème. Dès le concert terminé, c’était la fête dans la loge d’Ozzy avec les mecs de Mötley Crüe. Je participais de temps en temps, sans plus… Tu sais, Ozzy est la personne la plus adorable qui soit quand il est sobre. Il est drôle, caustique, cool, mais dès qu’il est sous l’emprise de drogues ou d’alcool, il est juste insupportable et franchement pas marrant du tout. On peut dire qu’il a l’alcool méchant. Donc, je préférais éviter les beuveries d’après show. On ne se voyait que le lendemain dans le tour-bus où chacun restait dans son coin.

-          Pourtant, Ozzy était dithyrambique dans la presse sur votre complicité, non ?

-          C’était juste du bla-bla, rien d’autre. Tu sais, je suis plutôt réservé comme mec, je n’aime pas forcément qu’on se focalise sur moi : Ozzy pouvait bien raconter n’importe quoi dans les médias sur notre relation, je m’en foutais complètement. Et puis c’était juste pour alimenter les fans en fantasmes rock’n’roll, il ne disait jamais de mal non plus… J’avais bien plus de relations avec Sharon qu’avec lui.

-          Et avec Sharon, comment ça se passait ?

-          Franchement, très bien ! Ozzy passe son temps à la transformer en sorcière. Mais attention, c’est un jeu entre eux, parce qu’elle fait vraiment bien son boulot. Elle fait ce qu’elle a à faire, comme elle doit le faire. Au moins les choses étaient claires avec elle, alors qu’avec Ozzy, c’était toujours embrouillé.

Dès la fin de la tournée US, Ozzy redébarqua en Europe pour une tournée d’été, ils participaient notamment aux festivals des Monsters Of Rock, itinérant cette année-là. Le groupe se produira à Castle Donington, Nuremberg, et à Karlsruhe avec Dio à l’affiche. En attendant, l’album « Bark At The Moon » avait atteint les trois millions de copies vendues, ce qui en faisait un énorme succès définitif.

-          Dio était aussi à l’affiche des Monsters Of Rock de Karlsruhe. Aviez-vous pu vous revoir ?

Il rit.

-          Bien sûr ! Ronnie James Dio était un type charmant, je n’avais aucun problème avec lui. Ozzy et lui se sont rencontrés d’ailleurs, et ce fut courtois. Remarque, l’égo d’Ozzy devait planer très haut car Dio ouvrait le festival, alors que nous étions presque en tête d’affiche. C’était symbolique, mais ça a dû arranger la discussion entre les deux ex chanteurs de Black Sabbath. Et puis, « Holy Diver » qui était quasiment sorti en même temps que « Bark At The Moon », n’avait pas autant cartonné. Ozzy devait se sentir supérieur ce jour-là.

Ndr : Ozzy avait un mépris absolu pour Ronnie James Dio, malgré le talent de ce dernier. Ozzy ne se priva pas de lui faire des crasses tout au long de sa carrière. La dernière en 2006, fut d’interdire d’utiliser le nom de Black Sabbath lors de la reformation finale du groupe version Ronnie James : ce qui obligea ses membres à se métamorphoser en changeant le nom du groupe en Heaven & Hell. En guise de représailles, Dio refusa d’interpréter les titres de l’ère Ozzy pour priver ce dernier de revenus. Sans oublier le nain « Ronnie » qu’Ozzy pendait tous les soirs pendant la tournée « Speak Of The Devil ‘82 ». La haine a été tenace entre les deux chanteurs, l’anglais et l’américain.

L’album de Dio « Holy Diver » ne franchira la barre du million d’exemplaires vendus quasiment après un an d’exploitation, en atteignant péniblement la 61ème place au Billboard 200, alors que l’album d’Ozzy était déjà certifié platine plusieurs fois.

-          Tu t’es dit que tu avais fait le bon choix en refusant l’offre de Dio ?

-          Franchement, non ! En fait, c’est surtout que Ronnie James n’aimait pas mon style de jeu… Et puis, l’offre d’Ozzy était alléchante, financièrement et artistiquement parlant, c’était difficile de la rejeter. Le travail de Viv (Ndr Vivian Campbell) a été remarquable, c’est un excellent guitariste, mais il a dû batailler durement pour faire valoir ses idées, parce que Ronnie James Dio, en plus d’être un excellent chanteur, est un excellent parolier, un excellent compositeur, et c’est aussi le producteur. Donc, il avait toujours le dernier mot… Le fait qu’Ozzy ne composait rien, était de ce point de vue une bonne chose pour moi, ça me laissait plus d’opportunité pour créer. Alors que Ronnie contrôlait absolument tout, encore plus qu’Ozzy… Le peu que j’ai connu de lui fut vraiment intéressant, mais je pense que je n’aurais pas eu assez d’espace pour m’exprimer. Cela dit, je peux me tromper, puisqu’on n’a rien fait ensemble. Craig Goldie qui fut mon remplaçant au sein de Rough Cutt, a joué ensuite avec Dio pendant plusieurs années, il ne s’en est jamais plaint, et je connais très bien Craig, tu peux me croire.

Jake me fait signe de la main de passer à la question suivante, le thème sur Dio est semble -t-il révolu et a l’air de l’ennuyer. Je ne saurai jamais vraiment les raisons qui l’ont fait choisir Ozzy plutôt que Ronnie, mais il n’a pas envie d’en parler manifestement, et je ne veux pas m’appesantir sur cette question non plus. Cependant, je sais que Ronnie James Dio recherchait un guitariste avec une sensibilité plus européenne, alors que Jake n’était encore qu’un des nombreux sosies d’Eddie Van Halen, ce qui déplaisait fortement au chanteur…

-          Quand la tournée s’est-elle terminée ?

-          Fin janvier ‘85 au festival Rock In Rio au Brésil : on était l’une des têtes d’affiche avec Whitesnake, AC/DC, et Queen. Une fin de tournée en forme d’apothéose : je n’avais jamais encore joué devant une telle foule, bien plus qu’à l’US Festival. Ce serait aussi la dernière fois que je jouerais avec Don Airey, Tommy Aldridge et Bob Daisley. 132 concerts donnés sur toute la planète : on ne peut pas faire mieux comme expérience formatrice, tu ne crois pas ?

J’acquiesce mollement, car je suppose qu’il a raison, ne connaissant pas du tout la vie en tournée.

-          Comment envisageais-tu l’avenir en ce début d’année ’85 ?

-          Tranquillement ! Je suis parti en vacances, mais à mon retour dans le groupe, des choses allaient changer…

 

8

 

   Dès la fin de la tournée, le 19 janvier 1985 à Rio de Janeiro, il était clair que tout le monde avait besoin de prendre des vacances, notamment Ozzy qui était littéralement sur les rotules. Son addiction à l’alcool était telle, qu’il ne pouvait plus envisager de continuer comme ça : il lui fallut donc profiter d’un break pour partir en sevrage au Betty Ford Center en Californie, et ce pendant plusieurs mois.  

En 1985, Jake E. Lee avait sans aucun doute accédé au statut de star mondiale du rock. Il était devenu impossible de ne pas associer son nom à celui d’Ozzy Osbourne, son mentor. Si la tournée « Bark At The Moon ’83 – ‘85 » et l’album du même nom avaient été un succès colossal, il restait au duo à confirmer ce succès pour assoir définitivement son emprise sur le monde du heavy metal, voire de la variété internationale.

Bien évidemment, la route allait être encore longue et semée d’embuches. Jake pourrait compter sur Ozzy pour complexifier encore les choses.

On est toujours confiné dans la chambre d’hôtel, Jake a quasiment descendu la bouteille de vin blanc tout seul, et me demande d’en commander une autre. Il a toujours envie de parler, mais il a besoin de carburant pour rester concentré sur son sujet. Jusque très récemment, il ne parlait plus de cette époque nulle part, convaincu que ça n’intéressait plus personne, et aussi parce que seul son projet actuel avait de l’intérêt pour lui. Red Dragon Cartel est son futur et il compte bien continuer avec ce groupe.

-          Comment as-tu vécu le succès phénoménal de « Bark At The Moon », tu y étais vraiment pour quelque chose, non ?

-          Oh ! C’était génial ! Tout d’un coup, toutes les portes s’ouvraient partout. Je n’étais connu que dans le milieu du heavy metal, mais ma réputation a commencé à dépasser les frontières de ce milieu à ce moment-là. J’étais respecté en tant que musicien par mes amis et ma famille, le top quoi !

Il sourit en voyant arriver la nouvelle bouteille de vin blanc. J’ai pris soin de commander des amuses gueules avec. Ce n’est pas aujourd’hui que son embonpoint disparaitra, mais ça permettra de lui délier la langue plus facilement.

-          Seulement, je n’avais pas acquis ce respect au sein du couple Osbourne, et il fallait y remédier au plus vite.

-          C’est-à-dire ?

-          C’est-à-dire, que j’ai demandé un nouveau contrat garantissant mes droits d’auteur et le paiement de mes royalties sur les prochains albums.

Je marque mon étonnement.

-          Sharon enregistra ma demande, mais tant qu’Ozzy était en cure de désintox, elle ne pouvait soi-disant rien faire. Donc, je lui ai dit que tant que je n’avais pas de nouveau contrat, je ne composerais rien. Je n’étais pas dupe, je savais qu’elle voulait gagner du temps, mais qu’elle serait pressée par Epic pour régler le problème au plus vite… En plus, Sharon était en train de recruter du personnel pour le nouvel album, donc soit j’obtenais gain de cause soit j’étais viré, mais je savais que j’avais le soutien du label sur ce coup-là. Donc, j’avais de sérieuses chances de l’emporter.

Il rit. Manifestement satisfait du déroulement des événements.

-          J’ai vu revenir Bob Daisley, et un nouveau batteur du nom de Jimmy De Grasso (Ndr : futur Y & T, et ensuite Megadeth), avec lesquels j’ai commencé le travail d’écriture des nouvelles chansons. Très vite Bob a réclamé un nouveau contrat lui garantissant les mêmes droits que moi.

-          Et tu as obtenu gain de cause ?

-          Moi oui, mec ! Mais pas Bob. Et finalement, Bob n’a pas été confirmé comme bassiste du nouveau groupe, mais seulement comme parolier : il a donc participé aux nouveaux titres.

Bob Daisley qui a été floué sur le dernier album, veut aussi un contrat lui garantissant le paiement de ses droits d’auteur à venir. Malheureusement pour lui, il ne fait plus partie des projets futurs d’Ozzy. Celui-ci voulant régénérer son équipe avec un personnel plus jeune, c’est Phil Soussan qui sera recruté. Quant à Jimmy De Grasso, il sera très vite remplacé par Randy Castillo (ex Lita Ford). Plus tard, c’est Bob Daisley qui révèlera à la presse qu’Ozzy s’était arrogé les droits de l’album « Bark At The Moon » en poursuivant en justice son ancien patron. A ce jour, Bob Daisley a perdu tous ses procès.

-          C’est Phil Soussan qui remplace Bob Daisley à la basse et Randy Castillo succède à Tommy Aldridge. Cette fois-ci, c’est un sacré coup de jeune, non ?

-          C’est vrai que le nouveau groupe est taillé pour l’aventure. D’ailleurs, c’est durant une de ces auditions que j’ai fait la connaissance de Greg Chaisson, qui deviendra mon bassiste chez Badlands… Chris Tsangarides était pressenti pour produire l’album, mais c’est Ron Nevison qui fut retenu… Cependant Ozzy était toujours en cure de désintox en Californie, donc le travail avançait lentement. Comme pour « Bark At The Moon », le style de son retenu pour ma guitare et le son global de l’album, n’avaient rien à voir avec moi. Ce style heavy metal purement américain m’a été imposé, et j’ai dû faire avec.

-          Quand Ozzy est-il réapparu ?

-          Ozzy est revenu de cure juste à temps pour répéter avec les gars de Black Sabbath qui se reformait pour pouvoir participer au Live Aid à Philadelphie en juillet.

Jake fait une moue dubitative.

-          Ça sentait mauvais pour nous ce concert. Il y avait une forte rumeur qui annonçait une reformation définitive de Black Sabbath. On ne savait pas sur quel pied danser. Ce qui était énervant, c’est qu’Ozzy laissait planer le doute sur sa réintégration permanente. En fait, Black Sabbath était un peu dans la merde et aurait accepté n’importe quoi pour qu’Ozzy revienne. Mais celui-ci n’y avait pas vraiment intérêt : ses trois albums studio avaient cartonné alors que Black Sabbath ne vendait rien : lui était au top et eux dans le trou. Je crois, mais je n’en mettrais pas ma main au feu, qu’Ozzy a laissé planer le doute pour se venger de ses anciens acolytes qui l’avaient viré en ’79.

Dès la prestation du Live Aid terminée, Ozzy retourna à sa carrière solo et démarra l’enregistrement du nouvel album sans jamais expliquer les raisons qui auraient empêché son retour dans Black Sabbath. Il faudra attendre treize ans de plus, en 1998 pour qu’enfin, Ozzy accepte l’idée d’une tournée. Mais étant rancunier, je suis d’accord avec Jake : il est fort possible qu’il avait fait semblant de vouloir cette reformation en 1985 pour se venger.

-          Comme pour « Bark At The Moon », vous êtes retourné en Europe pour l’enregistrement de l’album ?

-          Oui, tout à fait. À l’Air Studio de Londres pour la musique, et au Studio Davout à Paris pour les vocals. On est resté en Europe jusqu’à la fin de l’année’85.

-          Comment s’est déroulé l’enregistrement ?

-          Ce fut long et douloureux ! Mais le processus de création est toujours parsemé d’embuches, c’est comme ça… Ron Nevison est un producteur méticuleux, qui avait produit entre autres : Led Zeppelin, Thin Lizzy, Survivor, et pas mal de groupes de variété rock. C’était en quelque sorte, un nouveau challenge pour lui. En plus, ce nouveau son heavy metal déplaisait à Ozzy. Bref, c’était laborieux. Il nous fallut plusieurs semaines pour pondre huit titres seulement.

Jake fait la grimace, il me fait signe d’arrêter l’enregistreur. Il se lève tel un vieux lion et se rend à la fenêtre pour fumer. J’en profite pour détendre mes jambes et m’étirer. Je regarde l’heure : ça va, ça ne fait que quelques heures qu’on discute, on a bu deux bouteilles de vin blanc, du whisky, deux litres de café, c’est assez raisonnable, aucun de nous n’est saoul. J’en profite pour appeler la réception et renouveler les consommations, plus une bouteille de Badoit très pétillante pour moi.

Je me rends compte qu’il fait une chaleur estivale dans la chambre : cette fois aussi, Jake a dû pousser les radiateurs à fond. On est fin novembre, et j’ai l’impression que je vais ressortir bronzé tellement j’ai chaud. Enfin, le réceptionniste frappe à la porte, Jake fume frénétiquement jusqu’au mégot, puis jette précipitamment ce qui reste de la clope par la fenêtre : on dirait un môme pris en flagrant délit. Ses mimiques me font rire gentiment, mais pas vraiment l’employé qui dépose bruyamment le plateau sur la table basse. On a compris le message : cigarettes interdites. Jake promet de ne plus l’oublier.

On reprend l’interview :

-          Donc, on avait huit titres en boîte, mais l’album était un peu court. Phil proposa à Ozzy un titre de sa composition : « Shot In The Dark », mais la version originale et les paroles ne lui convenaient pas vraiment. Il fallut tout refaire, mais la chanson était pas mal, elle provenait de l’ancien groupe de Phil : Wildlife.

Il sourit.

-          Et là, on a eu un nouveau psychodrame comme seul Ozzy sait en provoquer.

-          C’est-à-dire ?

-          Le titre finalisé était différent de l’original, ça c’était sûr, mais ça restait une composition de Phil Soussan. Et plus la production du titre avançait et plus Ozzy et Ron furent convaincus qu’ils tenaient un tube en puissance. Ils décidèrent que ça serait le premier single extrait de l’album, qui avait pour titre de travail « Killer Of Giants ». Et Ozzy proposa à Phil 50% des droits sur le titre, mais pas plus.

-          50% des droits sur un titre qui lui appartenait déjà à 100%, je vois bien la polémique. Comment avez-vous démêlé le problème ?

-          Cependant, Phil n’était en désaccord que pour ce titre, il n’y avait aucun problème pour les huit autres. Moi, je n’étais pas concerné, j’étais juste exécutant sur ce titre. Mais je n’allais pas tarder à me sentir floué aussi… Le single est sorti début ’86, juste avant l’album, avec en face B « Rock n’Roll Rebel », titre qui était sur l’album précédent « Bark At The Moon » dont Ozzy détenait déjà 100% des droits… Et comme lui et Ron Nevison le pressentaient, le single cartonna.

-          Il est souvent question d’argent dans ce groupe, c’est curieux ?

-          L’argent est le nerf de la guerre, même si personnellement, je m’en fous. Mais je ne trouve pas normal de me faire rouler pour autant. Et l’argent est un problème récurrent chez Ozzy.

Effectivement, le titre « Shot In The Dark » atteindra la 68ème place au Billboard 200, et la 10ème au Mainstream Rock Charts. Du coup, Ozzy réclamera 100% des droits sur le titre, ce qui lui donnera 100% des droits sur le single, étant donné qu’il les possédait déjà pour la face B. Jake fut floué sur les royalties du single, mais les autres musiciens aussi, dont Phil Soussan.

-          Malgré tout, ce succès était de bon augure concernant la sortie de l’album, n’est-ce pas ?

-          Oui ! Au moment de confirmer le titre de l’album, Ozzy changea celui-ci pour « The Ultimate Sin », je n’ai jamais su pourquoi. J’aimais bien « Killer Of Giants ».

Un autre psychodrame survint concernant la sortie de l’album : Ozzy n’aima pas du tout la production finale et se sentit trahi par sa femme Sharon, qui n’aurait pas respecté ses consignes, et lui aurait menti sur le travail effectué lors de ses absences pour cause de rééducation au Betty Ford Center. Dans un accès de colère, Ozzy manqua de l’étrangler : il fut brièvement arrêté par la police, et il fallut que Sharon retire sa plainte pour qu’il soit libéré.

Je suis épaté par ce que je viens d’apprendre : ça me fait rire et en même temps, je trouve ça pathétique. J’ai l’impression d’être dans la série « Dallas » …

-          Au final : que penses-tu de cet album ?

-          J’aime toujours quelques chansons, mais je n’aime pas le son. Ce son heavy metal où ma guitare sonne synthétique, très brillant, aiguë, presque pop, calibré pour les radios rock américaines, n’est pas mon truc. Cependant, les titres passèrent mieux sur scène que ceux de « Bark At The Moon » … J’ai rejoué le titre « The Ultimate Sin » sur scène avec Red Dragon Cartel lors de la première tournée, les fans me la réclamaient. Mais c’est fini. Maintenant, je ne jouerai plus aucun titre de la période Ozzy, sauf si Ozzy demande à en jouer sur scène avec moi… La pochette était juste hideuse, pire que celle de « Bark At The Moon », et la fille sur la pochette est sensée être moi. Remarque, Ozzy est en monstre gluant, ce n’est pas mieux. Je ne crois pas avoir vu plus laid. Dire que tout ça a été décidé en réunion avec des gens hyper compétents en marketing : ça laisse songeur.

 

9

 

   L’album « The Ultimate Sin » sortira fin février ’86 et atteindra la 6ème place du Billboard 200, la plus haute place jamais atteinte par un des albums d’Ozzy. Ce second effort sera le dernier pour Jake E. Lee au sein du groupe d’Ozzy Osbourne. Effectivement, la pochette est la plus ratée de toute la carrière du madman. Si l’album se vendit très bien, les critiques le descendirent en flames.

Sharon Osbourne mit en place une énorme tournée mondiale qui se déroula tout le long de l’année ’86 et se termina au tout début ’87. Cette fois-ci, la tournée européenne fut réduite à son minimum, soit les deux Irlande et le Royaume-Uni, avec Ratt en première partie. Les Osbourne décidèrent d’axer la future campagne sur les États-Unis et délaissèrent le reste du monde. Si le ticket gagnant de ’84 avait été la tournée Ozzy Osbourne / Mötley Crüe, celui de ’86 sera incontestablement la tournée Ozzy Osbourne / Metallica qui se tiendrait sur le sol américain pendant une bonne partie de l’année et à guichets fermés.

-          Comment était l’ambiance au sein du groupe ?

-          En ce qui me concernait, elle était bonne avec Randy Castillo et John Sinclair (clavier sur scène), pas géniale avec Phil Soussan, avec qui je ne m’entendais pas vraiment, et quasi inexistante avec Ozzy. Je ne sais pas si c’était d’avoir obtenu ce contrat qui me permettait de toucher mes royalties qui grippait nos relations, mais Ozzy se montrait on ne peut plus distant.

-          Et entre Phil Soussan et Ozzy ?

-          Tant qu’on était sur scène, tout allait plus ou moins bien entre eux. Ils arrivèrent à tenir tant bien que mal jusqu’à la fin de la tournée. Phil n’était pas assez rigoureux sur scène et faisait pas mal d’erreurs. Je lui ai sauvé la mise plusieurs fois quand Ozzy voulait le virer. Tant qu’il accepta encore de m’écouter.

-          Pourtant, vous ne vous entendiez pas ?

-          Non ! Phil Soussan est ce qu’on appelle un intrigant, qui essaie toujours de se placer. Moi, je lui sauvais la mise, pendant que lui suppliait Ozzy de me virer, pour qu’il soit le seul compositeur pour l’album suivant. Quel enfoiré ! This guy is a real dick !

L’interview me semble plus relaxe à mesure qu’on quitte les rivages de l’époque d’Ozzy Osbourne. Jake détend ses jambes, empoigne souvent sa guitare pour gratter tout en parlant. Ce qui devrait s’entendre sur l’enregistrement et qui m’empêchera sûrement de retranscrire correctement ensuite. Mais ce n’est pas grave, cette conversation me plait, je n’en espérais pas tant.

-          Si je peux me permettre de donner mon avis. C’est quand même dingue cette histoire d’appropriation des droits, car cette chanson existait déjà avec le groupe Wildlife, donc Ozzy n’avait aucune chance de gagner le procès, non ?

Jake souffle la fumée de son vapot dans ma direction, avec l’air de dire « je n’y peux rien, mec ! ».

-          Jusqu’au dernier moment, Phil a espéré qu’Ozzy changerait d’avis, il a essayé de l’amadouer. Mais quand Ozzy a décidé de ne pas te payer, rien ne le fera changer. Qu’importe que tu aies raison ou pas. Donc, le clash fut inévitable et Phil fut viré trois mois après moi… Tu vois, intriguer ne lui aura servi à rien. Leur relation s’est définitivement détériorée après son limogeage, quand Phil a accroché la plainte auprès d’un tribunal compétent aux États-Unis, suite au non versement des royalties sur le single « Shot In The Dark ».

-          Et toi, pourquoi n’as-tu pas essayé de te défendre en justice ?

-          Parce que je savais bien que je m’étais fait entuber, mais je m’étais fait entuber légalement. J’avais signé un contrat, j’étais jeune, j’aurais pu refuser le gros chèque, mais j’ai accepté. Donc point final !... Bob Daisley a choisi les tribunaux et il a perdu… Et à cette époque, si je l’avais fait, j’aurais été grillé partout. Plus personne n’aurait voulu m’engager. Un mec qui se défend est un mec dangereux, et les stars veulent du glamour et des paillettes, pas des casse-couilles.

Jake me fait signe d’enchainer.

-          Il devait régner une drôle d’ambiance pendant la tournée ?

-          On ne se parlait pas, c’est tout. Dès que le show était terminé, on regagnait nos chambres d’hôtel ou le tour-bus, et voilà. Ozzy faisait la fête de son côté, sauf quand Sharon était dans les parages. Sinon tout se passait bien.

-          Et avec les mecs de Metallica ?

-          Eux ? Ils étaient charmants. On se connaissait déjà : je les avais rencontrés ici en France, lors d’un petit festival (Ndr le Breaking Sound Festival de Brétigny sur Orge en 1984). Kirk Hammet était un fan vraiment très respectueux. Rien à voir avec les mecs de Mötley Crüe qui passaient leur temps défoncés… Bon, les mecs de Metallica ne suçaient pas de la glace non plus, mais ils étaient toujours hyper pros… Ça fait bien longtemps que je n’ai pas eu de leurs nouvelles.

Concernant le fameux contrat que Jake E. Lee aurait signé : le montant du chèque pour le dissuader de réclamer ses droits sur l’album « Bark At The Moon » s’élèverait à 250 000 $. Nous sommes en 1983, donc la valeur en serait sûrement doublée en 2019. Une sacrée somme quand on se remémore le contexte... Jake E. Lee était un inconnu, certes talentueux, mais toujours inconnu, et il aurait perçu cet argent en plus de son salaire. Lors de la sortie de cet album, personne ne pouvait savoir qu’il cartonnerait autant, donc Ozzy prenait un risque également car pour dégager un tel profit, il faut en vendre, des disques ! Combien de bons albums n’ont pas marché et ont fini dans les oubliettes de l’histoire du rock ? Sûrement des milliers. La façon de faire d’Ozzy est franchement discutable, mais pas si injuste. D’ailleurs, Jake n’a jamais poursuivi Ozzy en justice, ni en 1983 ni en 2008 lors de son éventuel come-back dans le groupe. Jake E. Lee a révélé lui-même ces informations dans divers médias tout au long de sa carrière.

L’histoire des droits de Phil Soussan est plus rocambolesque. Comme le personnage est un peu douteux, il est fort possible qu’il ait bénéficié d’un arrangement comme Jake E. Lee. Mais il aurait senti lui aussi, que sa chanson « Shot In The Dark », pouvait cartonner, et qu’elle était susceptible de lui rapporter bien plus que l’arrangement.

Le temps de la justice n’est pas le même que celui des hommes, c’est bien connu, et la plainte de Phil Soussan a été longue à être instruite. Mais elle a eu des effets immédiats, car Ozzy était sûr de perdre. Comme dit plus haut dans l’interview : la chanson existait depuis plusieurs années et avait été enregistrée originellement par le groupe Wildlife. Pour limiter le reversement de royalties, Ozzy fit supprimer de son catalogue tous les supports contenant le titre dès 1992. Zakk Wylde en fit les frais indirectement, puisque les deux albums live sortis depuis qu’il était dans le groupe, « Just Say Ozzy » et « Live & Loud », furent aussi supprimés. Quant à l’album « The Ultimate Sin », il subirait un sort quasi similaire car de 1992 à 2002, l’album ne fut quasiment pas réédité avant d’être finalement supprimé, privant Jake E. Lee de revenus de 1992 jusqu’à la republication de celui-ci en 2019.

A ce jour, Ozzy Osbourne a perdu tous les procès concernant son litige avec Phil Soussan. Cependant, la ressortie de l’album live « Live & Loud » ainsi que celle de « The Ultimate Sin » indique clairement qu’un accord a été trouvé entre les deux parties. Les informations concernant Phil Soussan sont très limitées et ne permettent pas d’affirmer en quoi et comment le contentieux a été réglé.

Mais revenons sur la tournée « The Ultimate Sin US Tour ‘86 » qui s’annonçait triomphale.

-          L’album cartonnant, la tournée promettait d’être énorme ?

-          Tout à fait : 128 dates uniquement sur le continent nord-américain, un show hollywoodien, une tournée démesurée. Donc autant que la précédente, mais concentrée sur un même endroit et en moins de temps également.

-          Ça fait quasiment un concert tous les trois jours. Faut avoir une sacrée santé pour assurer autant de dates ?

-          A l’époque j’étais très athlétique, je ne me défonçais pas et je ne buvais quasiment pas d’alcool.

Je souris à l’évocation de son glorieux passé physique, il fit celui qui ne remarquait rien. Je repris :

-          Le point d’orgue de la tournée a été le concert de Kansas City enregistré le 1er avril 1986 pour une VHS live, « The Ultimate Ozzy Live’86 », qui n’a été distribuée qu’aux Royaume-Uni et aux USA. Qu’est devenue cette VHS ?

-          Elle a été supprimée du catalogue en même temps que les autres supports qui contenaient le titre « Shot In The Dark ». Encore une autre victime collatérale du problème avec Phil Soussan. Ce concert est le seul témoignage de la tournée « The Ultimate Sin » où j’étais d’ailleurs dans une forme éblouissante... Je crois qu’on en trouve des extraits sur YouTube : la qualité n’est pas très bonne, mais c’est tout ce qu’il y a.

-          Tu as donné ton dernier concert le 23 février 1987 pour un gala de charité.

-          Oui, c’est exact !

-          Est-ce là où tu as reçu ce fameux télégramme ?

Il éclate de rire. Il en profite pour tirer sur son vapot et boire un coup de Badoit à même la bouteille. Mais, il semble subitement irrité par la question.

-          Cette histoire est de la pure connerie. Je n’ai jamais reçu de télégramme de ma vie, je ne sais même pas à quoi ça ressemble. Je me doute bien qui a pu propager cette rumeur que j’ai été viré par télégramme.

-          Je vais te dire. Un soir, Sharon Osbourne m’invite à dîner dans un super restaurant dans Los Angeles. Tout se passait bien, on parlait de la pluie et du beau temps, rien de spécial. Juste plusieurs fois, elle m’annonce qu’elle avait quelque chose à me dire. Donc, j’attends qu’elle me parle, mais sans me douter du sujet. La conversation restera cool toute la soirée. Puis, elle me raccompagne chez moi, et c’est tout… Une fois chez moi, je reçois un coup de fil de Randy (Castillo) qui m’appelle depuis le Rainbow Bar et me demande « si je vais bien, et si j’ai bien encaissé la nouvelle ! » Je lui demande « quelle nouvelle ? » Et il me répond que Phil lui a dit que j’étais viré ce soir-là.

Jake me rejoue la scène avec les mimiques du type paniqué qui apprend que la fin du monde est arrivée. Je n’interviens pas, je le laisse parler.

-          Je rappelle Sharon dans la foulée et lui demande des explications…

Il imite la voix de crécelle de Sharon, son air pincé de milady californienne.

-          Et c’est là qu’elle me dit que c’était de ça qu’elle voulait me parler. Elle était franchement gênée, mais elle m’a confirmé que j’étais bien viré… Tu vois, il n’y a pas eu de télégramme dans cette histoire…

En faisant mes points de contrôle pour vérifier cette info, je m’apercevrais que c’est encore Jake qui l’a révélée. Je n’ai pas retrouvé la trace de celui ou celle qui aurait propagé la rumeur que Jake avait été viré par télégramme interposé.

-          Ozzy avait attendu la fin de la tournée pour te virer du groupe. Ce n’est pas très fairplay de sa part. Vous étiez fâchés ?

-          Tu sais, on ne se parlait vraiment pas beaucoup. Et puis, lors des répétitions pour notre troisième album ensemble, aucune de mes idées ne lui plaisaient. Personnellement, j’en avais marre de ce style heavy metal, je voulais essayer autre chose, mais lui ne voulait que des trucs comme « Crazy Train », éternellement… Donc, à partir de là, mon avenir au sein du groupe était plus que compromis.

-          Est-ce que tu penses que Phil Soussan est pour quelque chose dans ton éviction ?

-          No comment !... Je n’en sais rien !

Je laisse tomber et j’embraye.

-          Pourtant, tes deux albums avec Ozzy avaient franchement cartonné. Son attitude manquait profondément de gratitude, tu ne trouves pas ?

-          On ne le saura jamais, je n’ai pas revu Ozzy Osbourne depuis février ’87… Mais dans la presse rock de l’époque, Ozzy ne s’est pas privé de justifier mon départ parce que j’étais soi-disant, la personne la plus impossible à supporter : ce genre de conneries. Je sais que le label Epic voulait que je reste, mais Ozzy a eu le dernier mot… Nous autres les musiciens, sommes peu de chose, finalement…

Il soupire.

-          Avais-tu rencontré ton successeur ?

-          Oui, une fois ! On s’est présentés. Tu sais, en plus d’être viré du groupe, j’ai été obligé de quitter l’appartement qu’Ozzy me louait, car Zakk Wylde allait l’occuper. Je me souviens d’un jeune homme frêle à l’allure sympa. Il avait dix-neuf ans, il ressemblait à un Randy Rhoads qui aurait été croisé avec Ted Nugent. Je lui ai souhaité bonne chance. C’est tout ce qu’on s’est dit.

-          Que penses-tu de Zakk Wylde comme guitariste ?

-          Je m’attendais à cette question… Comme mec, je ne le connais pas, il a l’air sympa et il ne m’a jamais craché dessus dans la presse, bien au contraire. Comme guitariste, il fait le job plutôt bien. Je n’aime pas sa façon de jouer « Bark At The Moon », mais personne ne la joue correctement. Cela dit, c’est sa version et elle lui va bien. Il a un style très personnel même s’il utilise trop son pinch harmonic, mais il est reconnaissable immédiatement : c’est un grand guitariste, sans aucun doute.

Jake se détend, je vois bien qu’il a saisi la perche pour tenter d’amadouer les lecteurs potentiels.

-          Tu as écouté les albums d’Ozzy où il joue ?

Il rit de plus belle.

-          Bien sûr ! Je n’ai écouté que les deux premiers, mais franchement, « No More Tears » est un grand album : le travail de Zakk est remarquable d’un bout à l’autre.

-          Je crois qu’on en a fini avec la période « Ozzy Osbourne ». As-tu des choses à rajouter, des regrets, des souhaits ?

Jake à l’air surpris par cette question. Là aussi, je vois qu’il réfléchit à ce qu’il va dire.

-          Ah, enfin ! On va pouvoir parler de choses sérieuses… Sincèrement, j’en ai marre de ressasser toujours les mêmes souvenirs. Je ne l’ai fait que parce que tu es un mec sympa et que je n’ai rien d’autre à foutre, mais sinon, c’est terminé, je ne veux plus, et je pense que tu seras le dernier… J’ai eu les boules d’être viré après avoir tant fait pour le groupe, mais j’ai pu réaliser autre chose également. Même si j’avais fait un album supplémentaire, je ne pense pas que je serais resté bien longtemps avec Ozzy Osbourne. Niveau création, j’étais déjà au bout du truc. D’ailleurs, c’est aussi une tactique d’Ozzy que de te presser comme un citron puis de te jeter quand tu n’as plus de jus. Donc, ni regret, ni rien à foutre...

 

10

 

   On marque une pause. Jake me dit qu’il veut se changer. Il se lève tel un lion rouillé et se dirige vers la salle de bain. Là, j’entends le bruit distinctif de la brosse à dent qui frotte frénétiquement. Je l’entends qui recrache l’eau du rinçage dans l’évier. J’aimerais faire une photo pour immortaliser la scène, mais je me dis que même si c’est une rock star, ce n’est pas un animal de foire pour autant. Faut que j’arrive à respecter cette intimité. J’ai la chance de vivre cette proximité, ne gâchons pas tout.

J’arrête l’enregistreur.

En attendant de savoir si on reprendra, mon cerveau commence à réagir à ce que j’ai appris aujourd’hui. Je recompose mentalement le puzzle : entre ce que je savais déjà et ce que je viens d’apprendre, les informations se recoupent.

Jake E. Lee a été viré du groupe d’Ozzy Osbourne alors en plein succès. Je me souviens du désarroi des fans quand la nouvelle fut connue. Mais son remplaçant, Zakk Wylde, fut une sacrée révélation qui fit oublier très vite le beau Jake : on n’y perdait pas au change, bien au contraire. Sa légère ressemblance avec Randy Rhoads, son goût prononcé pour le son « Black Sabbath », lourd, mat et puissant, ont vite conquis les hordes de fans à travers le monde. Cela dit, Jake E. Lee et Zakk Wylde sont les deux seuls guitaristes que les fans reconnaissent, hormis Randy Rhoads, bien entendu. Ceux qui ont suivi ensuite ont été complètement oublié. Qui se souvient encore de Joe Holmes ou de Gus G, voire de Jerry Cantrell ?

Malgré l’énorme succès de leurs deux albums, Jake E. Lee n’aura pas imprimé son style à la musique d’Ozzy Osbourne. Si on devait définir un seul titre emblématique de cette époque, nul doute que la chanson « Bark At The Moon » serait la plus représentative. C’est d’ailleurs le seul titre toujours joué en concert depuis 1983, alors que le reste a disparu des setlists. « Shot In The Dark » est rejoué depuis un certain temps et « Killer Of Giants » est réapparue une fois ou deux, mais seul « Bark At The Moon » persiste. Ce titre représente la quintessence du style « Jake E. Lee » dans la discographie d’Ozzy, reconnaissable entre tous, et définitivement associé au guitariste flamboyant d’origine japonaise.

Jake n’aura pas eu de chance avec ces deux albums non plus, puisqu’avec l’un, ses droits n’ont pas été reconnus et que le second fut supprimé du catalogue. Cependant, « The Ultimate Sin » se sera vendu à plus de trois millions d’exemplaires en moins d’un an, et si le procès de Phil Soussan n’avait pas arrêté sa fulgurante ascension, les ventes auraient sûrement été plus importantes. Cela dit, les royalties ont quand même dû être très intéressantes pour notre guitariste jusqu’à ce que l’album fût finalement bloqué en 1992.

Il est regrettable aussi, que l’argent soit toujours au centre des préoccupations du groupe. En tout cas, c’est carrément le sujet qui fâche, quasi omniprésent, et la musique est tout le temps relégué au second plan.

Ozzy et Sharon formeraient un couple infernal, une équipe de choc, un duo gagnant qui dirige d’une même main de fer : aucun état d’âme ne semblerait les gêner. Pourtant, la générosité d’Ozzy est légendaire : alors, que croire ? Jake n’a pas été plus mal traité que les autres. Je constate que lorsque Zakk Wylde a été viré en 2008 à cause de son alcoolisme, il a simplement souhaité bonne chance à son successeur, comme l’avait fait Jake pour lui. Le discours officiel est toujours positif. Le ressentiment est largement ravalé par tout le monde, plus encore par Jake qui ne dit jamais de mal de personne. Les deux guitaristes se respectent et ne se sont jamais invectivés par presse interposée, mais ils ne se sont jamais parlés, et ne se seraient jamais rencontrés, du moins officiellement. Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qui pouvait bien les en empêcher ? Je me doute que Jake ait un peu plus de ressentiments. Cependant, il a toujours rechigné à s’exprimer librement. (Ce qui est intéressant dans un sens, mais suspect dans un autre).

Jake m’a confié avant de clore ce chapitre « Ozzy Osbourne » qu’il a lancé dans les médias, il y a quelques temps, une invitation à Zakk Wylde pour faire une tournée ensemble. Les deux guitaristes légendaires sur une même scène, ça aurait de la gueule. Sauf que Zakk n’a jamais répondu. Comme si sa réponse pourrait sceller son sort au sein du groupe où il jouait à nouveau. Je ne peux m’empêcher de pense que sans autorisation d’Ozzy, rien ne pourrait se faire. Et pourquoi se servir des médias pour quelque chose d’aussi simple ? C’est juste révélateur des problèmes qui persistent entre Jake et Ozzy… Pour des gens qui se considèrent comme des rebelles, ça fait bizarre… En fait, Jake a l’air de faire pénitence pour une trahison qu’il aurait commise il y a longtemps et qu’il paiera toute sa vie. Encore faut-il savoir ce qu’est une trahison pour Ozzy Osbourne ?

Bon, on le sait maintenant : Zakk Wylde a définitivement remporté le titre de remplaçant officiel de Randy Rhoads, puisque celui-ci a enregistré cinq albums studio et deux albums live. Cependant, Jake reste une comète, une torche incandescente, un musicien hors pair, et un génie sous-estimé à jamais respecté par les fans. En tout cas, c’est aussi mon point de vue.

Malheureusement, Jake E. Lee n’aura été qu’un brillant intermède dans la carrière d’Ozzy Osbourne. Mais ça, je ne suis pas sûr de l’écrire dans la retranscription de mon interview. Il y a des choses qu’on peut penser mais pas toujours dire…

Jake réapparait dans mon champ de vision : j’ai l’air bête à l’attendre comme ça. Il s’assoit en face de moi pour enfiler ses chaussettes. Puis chausse une paire de bottes en cuir noir. Il a changé de chemise et remis son gilet en cuir noir à lacets qui le serre bien, voire trop, à la taille. Il s’est aussi plus ou moins coiffé : les cheveux tenus en arrière par une pince, les franges de devant sont repoussées par une paire de Ray-Ban qu’il a posés sur le front. Sa métamorphose m’amuse tout d’un coup, car s’il ne se considère pas comme une rock star, il en a subitement l’air.

-          Faudra que je sorte tout à l’heure, je n’ai presque plus de clopes.

J’opine du chef en silence.  Jake recharge son vapot. Je ne sais toujours pas si on peut reprendre l’entretien.

-          Okay ! il faut qu’on termine cette interview, hein ?

Voilà ce que j’attendais : je ressors l’enregistreur que je redépose sur la table. Il reste du café, il se ressert : sa simplicité m’émouvrait presque.

-          Donc, tu es viré en janvier ’87 et le premier album de Badlands n’est sorti qu’en juin ’89. Qu’as-tu fait entre ces deux moments assez longs ?

Il sourit.

-          Je me suis reposé un peu, puis j’ai commencé à réfléchir. Voulais-je rejouer dans un groupe connu ? Voulais-je monter mon propre projet ? Dans quelle direction musicale voulais-je me diriger ? Tu vois, ce genre de questions qui ont l’air simple mais qui m’ont pris un temps infini pour en trouver les réponses… J’ai reçu pas mal d’offres pour jouer dans des groupes clones de celui d’Ozzy. Donc, ça c’était clairement non !

-          Je suppose que musicalement, tu étais également associé au heavy metal.

-          Ouais ! Mais entretemps, le heavy metal avait muté en thrash metal avec des groupes comme Metallica, Anthrax ou Sepultura. Ils étaient à des milliers de kilomètres de ce que je pouvais et de ce que je voulais faire. Or, les maisons de disques ne voulaient plus que ça. Je n’étais pas un has-been, mais il ne fallait pas trainer. Mon nom était encore synonyme de quelque chose pour eux, mais je sentais bien que ça n’allait pas durer toute la vie.

-          Comment as-tu rencontré les futurs membres de ton groupe ?

-          Ça, ce ne fut pas très difficile ! Les maisons de disques sont là pour ça aussi, elles ont des catalogues avec des centaines de noms, il n’y a plus qu’à choisir : c’est comme pour les acteurs pornos... A mon niveau, le plus dur est de rencontrer les bonnes personnes, plus que des bons techniciens. Des bons musiciens, il y en a des milliers, mais ceux qui adhèreront parfaitement à ton projet, là c’est plus compliqué. J’ai aussi beaucoup d’amis…

Il me regarde. Fait durer le suspense, on dirait.

-          J’ai été mis en contact avec Ray Gillen, qui venait de quitter Black Sabbath… courant ’88. Je ne sais plus quand exactement… Ray voulait monter un groupe avec moi et comme je cherchais un chanteur, je me suis dit, pourquoi pas.

-          Encore dans la nébuleuse Black Sabbath ! décidément, après Ozzy Osbourne et Ronnie James Dio, un autre ex-chanteur de Sabbath.

Il rit…Il a vu que l’astuce ne m’avait pas échappée.

-          C’est exact ! Mais Ray n’avait fait que finir la tournée « Seventh Star » en remplacement de Glenn Hughes. Il n’avait pas encore sorti d’album avec eux. En fait, il était en studio avec eux pour l’enregistrement de ce qui deviendrait « Eternal Idol », et ça ne collait pas du tout. Ray était un bon parolier mais il était assez limité comme compositeur, et Tony Iommi est plutôt exigeant, au point que même Ozzy ne le supporte pas... Du coup, devine qui est venu leur donner un coup de main ?

Là, j’avoue que je donne ma langue au chat très vite. Je cale !

-          Notre ami et homme à tout faire : Bob Daisley.

Je suis surpris. Il est partout celui-là.

-          Mais dès ses parties vocales terminées, Ray a quitté le groupe, emmenant avec lui le batteur, Eric Singer.

-          Je ne savais pas que Ray Gillen avait finalement enregistré un album avec Black Sabbath ?

-          Le chant a été entièrement refait par Tony Martin, le remplaçant de Ray. La version de Ray existe en pirate dans le marché parallèle.

(Ndr : Quand je ferais mes points de contrôle sur cette période, je découvrirais que la version de « Eternal Idol » avec Ray Gillen est sortie sur la version Deluxe, en disque bonus avec la version officielle chantée par Tony Martin, mais trente ans après avoir été enregistrée. Ce qui est incroyable, c’est que le chant de Tony Martin colle note pour note à celui de Ray Gillen : la version officielle est une copie de la version originale).

Jake sourit, il semble ravi de parler de Ray Gillen.

-          Donc, Ray et moi avions les mêmes points de vue quand on s’est rencontrés. Il m’a présenté Eric Singer, le batteur, puis je me suis souvenu d’avoir connu un excellent bassiste lors d’une audition pour « The Ultimate Sin », c’est-à-dire : Greg Chaisson. Voilà, le groupe était en place, restait plus qu’à créer la musique. Aucun de nous quatre ne voulait faire du heavy metal et on s’est dirigé assez vite vers un tempo hard blues à la Whitesnake / Led Zeppelin.

-          Ça veut dire que le processus de création a duré plus d’un an ?

-          Oui et non ! D’abord, il nous fallait un label qui nous supporte, et ce ne fut pas si facile que ça à trouver. Donc, nous avons produit une démo pour montrer ce qu’on savait faire et ensuite, nous avons pu démarcher.

-          Y compris chez Epic ? dis-je en riant.

-          Bien sûr !... Tu sais, le label d’Ozzy n’est ni mieux ni moins bien que les autres. Si vendre ma mère pouvait leur rapporter de l’argent, ils la vendraient tous sans aucun remords.

Je m’attends à ce que Jake me dise que le label qui abritait la discographie d’Ozzy n’était pas vraiment le meilleur endroit pour s’épanouir. Mais non ! Comme à son habitude, il ne dit pas de mal d’eux, même s’ils ne l’ont pas signé. Je sais qu’ils ne voulaient pas qu’Ozzy se sépare de Jake, mais suite au succès des albums avec Zakk Wylde, il n’était peut-être plus vraiment une priorité pour Epic.

-          On a signé avec Atlantic Records, (Ndr : distribué par Warner Music, le concurrent de CBS Records) le label de Led Zeppelin, entre autres. Nous fûmes fortement invités à nous diriger vers ce style d’ailleurs. Notre démo était dans ce sens, elle avait plu, il ne manquait plus que de matérialiser nos idées sur un album digne de ce nom.

-          Qu’est-ce que ça veut dire d’être signé par un label ?

-          Ça veut dire qu’on est soutenu financièrement, logistiquement et techniquement. C’est important pour pouvoir composer et exister. Atlantic est un gros label, ils ont de gros moyens, des studios, des producteurs, et c’est un réseau mondial gigantesque. Et puis, Black Sabbath était chez Vertigo, qui est aussi un label distribué par Warner Music. Tu vois, tout se recoupe. Le transfert de Ray et d’Eric d’un label à l’autre a pu se faire facilement. Pas de problème de contrat non plus.

Je note que cette partie, plus technique, n’a pas échappée à Jake. On est arrivé sur un territoire bien plus sympathique pour lui, ça se sent, il s’est relâché d’un coup. La période Ozzy Osbourne est derrière lui désormais. Même trente ans plus tard, il peut s’épancher tranquillement, du moins pour l’instant.

Jake nous ressert en café, sans oublier une petite lichée de whisky dans nos deux tasses. Ce détail m’amuse.

-          Tu as passé toute l’année ’88 à composer et à enregistrer ?

-          C’est ça ! Une année entière. A partir du moment, où on était soutenu, on a pu travailler comme on voulait.

-          Comment s’est passé l’enregistrement ?

-          Tu sais, c’est toujours un mix entre difficultés et facilités. Ray était un vrai chanteur, avec une vraie voix, donc, c’était plus facile…Aucune lutte d’ego, que du bonheur !

L’allusion à Ozzy Osbourne, dont la voix est plutôt limitée, est à peine masquée. Moi je lui souris, mais lui reste impassible.

-          Et puis, on formait une véritable équipe. Niveau créativité, j’ai pu enfin exprimer ce que je valais. Paul O’Neill, qui était notre manager, a aussi coproduit l’album avec nous, et on a bossé à L.A. et à New York, fini les escapades en Europe.

-          Tu as coproduit l’album, comme Ozzy et Dio en leur temps ?

Jake a compris l’allusion. Il me fait un rictus moqueur.

-          Il est évident que dans ce genre de business, tu te dois de contrôler les choses. Ou du moins d’avoir un œil sur tout. Je n’ai jamais dit que j’avais vécu le contrôle artistique d’Ozzy ou de Ronnie James Dio comme un problème…

Un point pour lui dans cette manche.

-          Comment l’album « Badlands » a-t-il été reçu par Atlantic ?

-          On a eu un accueil mitigé au départ. Certains chez Atlantic, auraient voulu du sous Ozzy Osbourne, mais c’était pourtant clair dès le départ qu’on n’en ferait pas. Et d’autres, ont été plutôt enthousiasmés. Je crois qu’ils avaient peur d’avoir un album de musiciens, réservé à une élite. Car si artistiquement, c’est génial, c’est aussi invendable.

-          Vous étiez un peu dans la même lignée que Whitesnake qui venait de cartonner avec « 1987 ». Ça a dû vous aider ?

-          Sûrement ! Et puis, le style « Led Zep » accroche toujours aux États-Unis. Seulement, va savoir pourquoi. Atlantic a décidé de nous « vendre » sous le style « glam metal / hair metal ». Ça nous mettait dans la même catégorie que Poison, Cinderella, ou Ratt qui étaient à la mode et qui vendaient des disques par palettes entières. Alors que sur l’album, tu peux entendre tous les styles qui vont du hard rock au jazz, au blues, en passant par le rock psychédélique et la country-music. Mais du glam metal, franchement je ne vois pas !

Jake mime, il remue la tête comme quand il avait son imposante tignasse. Ray Gillen arborait une chevelure très longue également, à cette époque. Donc, peut-être que ceci explique cela.

-          Pourtant, la pochette de l’album vous montre bien tel que vous étiez vraiment. Des gars encore jeunes, mais plutôt matures. Et puis la musique était carrément moins légère que celle de Poison, par exemple. C’est bizarre de vous avoir mis dans cette catégorie ?

-          Personnellement, je m’en foutais un peu de cette étiquette… On nous voit sur la pochette sans look extravagant, fini les concepts fumeux et ridicules. On était des mecs normaux qui jouaient de la musique avec leurs tripes. Dès qu’Atlantic a pu extraire un titre pour en faire un single : « Dreams In The Dark », on a été lancés dans la course. Qu’importe ensuite sous quelle étiquette on était vendus. Les stratégies commerciales ne m’intéressent pas du tout. Je n’en ai rien à foutre, je ne fais pas de la musique pour l’argent.

-          Ton passé avec Ozzy a pu te servir, du coup ?

-          Eh oui, mec ! Le clip vidéo a accroché l’airplay de MTV. Ce qui nous garantissait une bonne rotation sur la chaine musicale.

-          Et l’album a cartonné !

Jake se lève et reprend sa guitare. Il me joue l’intro de « Dreams In The Dark » en version électro-acoustique. Il chantonne dans sa barbe, il a l’air habité, passionné.

-          Vous avez démarré par une tournée japonaise. C’était déjà la consécration ?

-          C’était une bonne façon de se roder, et ce fut une bonne campagne avant d’attaquer les choses sérieuses aux États-Unis. Et puis, là-bas, l’album a très très bien marché, j’y ai des fans acquis à ma cause quoi que je fasse : du fait de mes origines sûrement, ça rapproche. C’est un pays merveilleux, avec les meilleurs fans du monde…

 

11

 

   Effectivement, Badlands et l’album du même nom impressionnèrent beaucoup à leurs sorties. Mais inévitablement, deux clans de fans se formèrent : ceux qui ne voulaient entendre que du sous Ozzy Osbourne, et ceux qui adoptèrent le nouveau style. Beaucoup des déçus finirent par adhérer, mais pas autant que Jake l’aurait voulu. Le chemin parcouru avec Ozzy Osbourne était à refaire, semblait-il… En tout cas, je retrouverai facilement des traces des critiques lors de mes points de contrôle qui confirmeraient ce que j’écrirai lors de la mise en forme de l’interview… L’album a atteint la 57ème place du Billboard 200, ce qui est plutôt pas mal. Les deux singles extraits : « Dreams In the Dark » et surtout le très zeppelinesque « Winter’s Call », se placèrent plutôt bien dans les charts. L’avenir s’annonçait radieux.

Les premières dissensions qui allaient gripper la machine arrivèrent, un peu comme si la fatalité finissait toujours par avoir le dernier mot. Si l’entente Jake / Ray marchait bien, des tensions sont apparues entre le groupe et Eric Singer, le batteur.

-          Vous êtes assez vite partis en tournée US après la tournée japonaise, non ?

-          Il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud. Des millions de groupes tournent aux USA, en permanence. C’est très difficile de s’y faire un nom, alors quand c’est ton tour, tu fonces.

-          Des dissensions sont apparues entre le groupe et Eric Singer. Pour quelles raisons ?

Il soupire.

-          Tu connais mon histoire sur le bout des doigts, on dirait ? dit-il en riant. On ne peut rien te cacher.

Je lui souris seulement, je ne veux pas lui répondre, pour ne pas interférer. Je veux connaitre son point de vue.

-          Comme beaucoup de mecs dans ce milieu, il est allé aux plus offrants, c’est tout. Je ne lui en veux pas, c’est comme ça ! Eric débutait une carrière professionnelle qu’il avait commencée avec Black Sabbath, puis il a atterri chez nous, mais ce n’était pas le même statut. Il a eu l’opportunité de participer à la tournée solo de Paul Stanley (leader de Kiss) qui l’a ensuite engagé comme batteur du groupe Kiss, en remplacement d’Eric Carr quand celui-ci est tombé malade… Tu vois, c’était une chance à saisir.

-          Pourtant, Eric Singer a quitté assez vite votre groupe, en 1989, je crois ? Et Eric Carr a été remplacé en 1991.

Jake est étonné de ma question.

-          Et alors ? Eric a quitté le groupe pour jouer avec Paul Stanley. Je ne connais pas ses raisons profondes et je m’en fous, actuellement.

(Ndr : Finalement, je finirai par attraper un bout de vérité. Eric Singer cherchait à se placer, voilà tout. Badlands n’étant pas assez fort ni sûr pour lui… Avant t’intégrer Kiss, il a fait un intérim chez Alice Cooper, avec qui il nouera des liens d’amitiés. Pourtant, le premier album de Badlands était plus que prometteur, puisqu’il atteindra les 400 000 unités vendues).

Face à Jake, je laisse tomber ce point pour revenir sur les concerts.

-          Comment s’est déroulée la tournée US ?

-          Vraiment bien ! On avait tout à prouver. Même si j’étais le seul membre vraiment connu du groupe, Badlands devait se faire un nom sur scène après l’album. Donc, rien de mieux qu’une bonne tournée des clubs pour s’affirmer et confirmer.

-          J’ai eu l’occasion de vous voir à Los Angeles durant cette première tournée, et je t’avais trouvé différent. Beaucoup moins démonstratif qu’avec Ozzy. Pourquoi ce changement ?

Il sourit. Il est manifestement content d’apprendre que je l’avais vu sur scène à cette époque.

-          Oh ! Tu étais venu nous voir ? C’est génial, ça ! Avais-tu apprécié le show ?

J’acquiesce. Je n’ai pas vraiment d’autre choix. En tout cas, Jake est ravi de la nouvelle.

-          Je vois ce que tu veux dire, par « différent » ! En fait, je n’étais plus dans le truc « guitar-hero », plus du tout dans le spectaculaire comme avec Ozzy…

-          Mais tu es un guitar-hero !

-          Franchement, non ! Je n’ai jamais été dans ce trip. Je préfère être dans un groupe génial que d’être un guitariste génial. Tu sais, combiner les deux, c’est très rare. J’adore un mec comme Jeff Beck, qui est un vrai guitar-hero pour moi, et j’adore Jimmy Page qui jouait dans un groupe génial. Mais même si j’adore Jeff Beck, je préférerais être Jimmy Page, parce qu’il a créé des chansons géniales avec Led Zeppelin, et finalement, c’est lui le vrai guitar-hero.

-          Quand je vous ai vus, j’ai senti une réelle liberté sur scène. Greg Chaisson faisait son show de son côté, toi de l’autre, Ray au centre haranguant le public. Le groupe me paraissait libre de ses mouvements, rien à voir avec une quelconque chorégraphie. Est-ce que je me trompe ?

Jake rit, il jubile même.

-          Waouh ! C’est rare de remarquer ça ! Merci, mec ! A partir du moment où tu connais ton boulot sur le bout des doigts, tout roule. Avec Ozzy, il y avait une partie chorégraphiée, des choses à faire et à ne pas faire. Chacun devait rester à sa place. Là, on s’en foutait ! On jouait dans de petites salles, on n’allait pas en plus, se comporter comme si on donnait un show démentiel comme à Las Vegas, ça n’aurait pas eu de sens. Et puis, quand tu es sur scène, tu joues et tu t’éclates, c’est tout. Et si le public réagit favorablement, alors c’est gagné.

Jake remue ses grands bras quand il parle. S’il est d’origine japonaise, il pourrait être tout aussi bien d’origine latine car il s’exprime plutôt avec passion et exubérance. Sa gouaille est plaisante à voir et à entendre… Je crois aussi que l’alcool le chauffe un peu. Je me demande s’il ne faut pas faire une pause…

Je lui fais signe qu’on peut faire un break, mais à mon étonnement, il décline d’un geste de la main.

-          J’ai rendez-vous avec des gens de mon label ce soir : Frontiers Records et le distributeur PIAS. Ils passeront me prendre vers 20h. Donc, ça nous laisse du temps, mais si tu veux qu’on parle de toute ma carrière, il ne faudra pas trainer, dit-il en souriant.

-          Okay ! On continue…

Frontiers Records est un label italien spécialisé dans le heavy metal, qui a dans ses écuries des groupes comme Whitesnake ou Pretty Maids. On ne peut pas dire que ce label regroupe la crème actuelle de ce style de musique, mais plutôt des séries « B » voire des has-beens. Ainsi donc, Red Dragon Cartel a signé chez eux. Quant au distributeur, c’est un des gros « petits distributeurs », basé en Belgique, plutôt axé sur le punk rock et le rock alternatif. Je suppose qu’eux aussi, ont décidé de se diversifier en vendant des groupes de heavy metal... Bon, pourquoi pas ! Et puis, ça fait longtemps que le milieu du rock n’est plus l’apanage du monde anglo-américain.

Jake pompe frénétiquement sur son vapot, je vois bien qu’il commence à être en manque de nicotine. Je suppose que ses liquides ne sont pas assez chargés en nicotine justement, ou qu’il a besoin de plus fort.

Toutefois, après chaque bouffée, il ingurgite une lampée de café, comme si les deux actions combinées pouvaient combler le manque. Je m’aperçois que le thermos est presque vide. Je lui propose d’en recommander.

-          Ah oui, du café ! Bonne idée. En revanche, j’arrête l’alcool, sinon je vais passer une mauvaise soirée avec mes amis du label.

-          Pourquoi, ils ne boivent pas ? demandé-je en riant.

-          Si, justement ! Mais je ne peux pas démarrer la soirée complétement KO. Je peux la finir, mais pas la démarrer. J’ai des obligations, tout de même.

J’appelle la réception qui me confirme que le café arrivera dans une brève demi-heure. Je leur demande de rajouter quelques petits trucs à grignoter, Jake étant friand des franchouardises que les hôtels ajoutent à chaque collation. Ces petits trucs à manger lui font plaisir et lui délient la langue d’autant plus.

On reprend l’interview en attendant que le café arrive :

-          Tu es donc passé d’Atlantic à Frontiers. On n’est plus dans la même sphère, là ?

-          Et alors ?

-          Et alors ! Je me dis qu’un label comme Frontiers n’a pas les mêmes moyens qu’un label comme Atlantic. Qu’il doit être plus facile d’exister chez l’un que chez l’autre.

-          On a demandé un budget et on l’a obtenu, c’est tout ! Donc, le reste ce sont des considérations qui ne me touchent pas…

Jake laisse un blanc, noyé dans un nuage de vapeur, comme si j’avais commis une faute de lèse-majesté.

D’ailleurs, Jake, la plupart du temps jovial, devient sérieux et presque irascible. Cette partie de son caractère m’avait échappé, mais maintenant que j’y pense, ça me saute aux yeux. Il sait ce qu’il veut et il se fout de l’avis des autres… Bon, ok ! je le saurai pour la prochaine fois où j’aurai une question qui pourrait sembler déplacée.

-          Euh, ok ! Donc, en ’89, vous êtes en tournée pour promouvoir l’album. Après le Japon et les USA, vint l’Europe, non ?

-          Ouais, si on peut dire ! On n’a joué qu’en Angleterre, et dans des salles encore plus petites que celles dans lesquelles j’avais joué avec Ozzy. On jouait devant un public conquis d’avance et déchainé, mais uniquement dans des clubs ou des théâtres. Pourtant l’album s’était bien classé dans les charts britanniques. Bizarre !

-          En fin de compte, cette tournée n’a pas duré bien longtemps ?

-          De toute façon, je n’aime pas passer ma vie sur la route. Trois mois, c’est déjà pas mal, après j’en ai marre. It’s a bit boring !

-          Oui mais là, ce fut court ! Surtout pour promouvoir votre premier album.

Je me mords la langue. Ai-je posé une question interdite ? Je ne vais pas tarder à le savoir, me dis-je. Je sens le regard inquisiteur de Jake qui me fixe.

-          En fait, Ray est tombé malade, il a chopé une pneumonie, qui nous a obligé à écourter la tournée. Voilà la raison.

-          Juste pour que les choses soient claires entre nous. Je sais de quoi est mort Ray Gillen, on en parlera plus tard, je pense. Mais je ne savais pas qu’il avait eu une pneumonie à cette époque.

Jake se contente d’acquiescer d’un signe de tête, l’air plus grave.

Je sais que le temps libéré par a été utilisé Eric Singer de jouer avec Paul Stanley, par exemple. Jake et Greg, eux, ont commencé à composer de nouveaux titres… Ce n’était vraiment pas de chance. L’album grimpait dans les charts, mais le groupe ne pouvait plus se produire du fait que Ray Gillen était immobilisé sur un lit d’hôpital.

 

12

 

   Le réceptionniste a fini par nous apporter le café, dégelant la situation. Il a joint un pot de bonbons au chocolat et divers snacks qui ravissent Jake et le font sortir de sa torpeur. On dirait un gamin, il choisit ceux qui lui plaisent le plus pendant que je nous sers en café. Cette fois-ci, il n’y rajoutera pas de whisky. Quand c’est non, c’est non !

-          Donc, vous avez mis à profit ce temps libre imposé pour composer de nouvelles chansons ?

-          Ouais, mec ! Mais de toute façon, Atlantic voulait un second album rapidement, et nous promettait un budget conséquent pour faire une grosse tournée… Quand Ray est sorti d’hôpital, il s’est attelé à l’écriture des paroles et tout est allé assez vite. On foisonnait d’idées, ça s’enchainait naturellement.

-          Entretemps Eric Singer vous a lâchés, non ?

-          Eric n’a pas participé à l’élaboration des nouveaux titres. Mais on a pu travailler rapidement avec un nouveau batteur.

-          Comment avez-vous connu Jeff Martin ?

-          Jeff était un ami personnel de Greg (Chaisson, le bassiste). C’est un mec cool, très sympa, vraiment impliqué dans ce qu’il fait. Greg nous l’a présenté et ça a collé tout de suite.

Jeff Martin a donc été recruté au poste de batteur en remplacement d’Eric Singer courant ’90. Jeff a la particularité d’être à la fois un excellent batteur, (il a joué avec le Michael Schenker Group ou UFO), mais d’être aussi un excellent chanteur, qui s’est produit avec Racer X ou Surgical Steel, par exemple. C’est assez rare qu’un musicien puisse passer de la batterie au chant, et qu’il soit efficient dans les deux rôles, pour ne pas le noter.

Jake poursuit :

-          Si tu veux une anecdote sympa ! Durant l’enregistrement de l’album, tu sais qui était mon technicien guitare ?

Là, je cale, une nouvelle fois. J’ai horreur de ces devinettes qui me mettent en porte-à-faux. Comme si je pouvais lire dans ses pensées…

Il rit.

-          Un certain Joe Holmes !

Oh ! Je vois où il veut en venir : mes neurones se reconnectent subitement. Joe Homes a été guitariste d’Ozzy Osbourne en 1995 pendant la tournée « Ozzmosis » en remplacement de Zakk Wylde. Il fut aussi l’élève de Randy Rhoads quand ce dernier donnait des cours avant de rejoindre Ozzy Osbourne. Il a aussi joué avec Greg Chaisson dans le groupe Terriff. Décidément, que ce monde est petit dans ces États-Unis pourtant grands comme un continent ! Si on voulait le faire exprès, on n’y arriverait pas !

-          Indubitablement, l’ombre d’Ozzy te poursuivait ?

-          On peut voir ça comme ça.

-          Vous avez fait écouter les bandes à Atlantic. Comment ont-ils réagi aux nouveaux titres ?

-          Vraiment très bien ! Ce qui allait devenir notre second album, « Voodoo Highway », a été superbement bien accueilli par notre label.

L’album « Voodoo Highway » a été enregistré à Los Angeles, produit par James Ball et Jake E. Lee : il sortira en juin 1991. Les critiques seront plutôt dithyrambiques, jugeant l’album bien supérieur au premier. Une seule faute de goût, la pochette : un dessin de style « western » plutôt ratée. Quatre singles en seront extraits, aucun ne fonctionnera, malheureusement…

Atlantic mettra le paquet pour le promouvoir : clips vidéo, interviews, tournées, mais rien n’y fera, l’album ne rencontrera pas son public. Il grimpera péniblement jusqu’à la 140ème place du Billboard 200 avant de disparaitre des classements. Jake E. Lee voulait faire oublier son passage chez Ozzy Osbourne, et on peut dire qu’il aura réussi, malgré lui.

Une des raisons de cet échec, est un évènement imprévisible qui allait boucher l’horizon de nombreux groupes de hard rock et de heavy metal de cette époque : Nirvana et le mouvement grunge en provenance de Seattle allaient tout remettre en question. Les groupes issus de la scène glam metal / hair metal de Los Angeles, passèrent tous à la trappe. Badlands étant vendu sous cette étiquette, le groupe se prit la vague en pleine face. Néanmoins, la qualité musicale du groupe était tout autre que celle des groupes comme Ratt ou Poison.

Cependant, Jake, qui est aussi un guerrier, n’avait pas encore dit son dernier mot. Le groupe partit en tournée pour soutenir ce second album. « Voodoo Highway » cartonna au Japon, bien sûr !

-          Comme pour le premier album, vous êtes parti directement au Japon ?

-          Ouais mec ! On a fait une superbe tournée là-bas. L’album a bien marché, ça faisait plaisir.

-          Ensuite, la tournée nord-américaine ?

-          Ouais, mais encore dans des clubs, on n’arrivait pas à percer, malgré les excellentes critiques qu’on récoltait partout.

-          Je vous ai vus à Montréal en juillet ’91 pendant cette seconde tournée.

Jake marque une pause, encore une fois interloqué par cette information.

-          Waouh ! Tu es probablement le seul Français que je connaisse à nous avoir vus en concert. Et tu nous as vus deux fois avec Badlands ?

-          J’étais en vacances à Montréal. C’est un pur hasard si j’ai pu vous voir en concert. J’étais de sortie dans un club rock de la ville quand j’ai appris que vous y passiez.

Il se ressert une large tasse de café. Il doit avoir un taux de caféine qui doit défier toute concurrence. Il vapote en même temps, savourant le moment.

-          Je ne me rappelle pas particulièrement de ce concert, mais je crois que la salle était très petite.

-          Je ne sais plus quelle était le nom de cet endroit non plus, mais le groupe Metal Church était en première partie du concert. Ça je m’en rappelle très bien.

-          Waouh ! Tu as une excellente mémoire, parce que moi je ne vois pas… Qu’importe ! Tu y étais, nous aussi, c’est cool ! Awesome, man ! Awesome !

Jake rit de sa dernière tirade.

-          C’est dommage de n’avoir pas immortalisé un concert de cette tournée sur une vidéo.

-          Oh, mais oui, ça existe ! Atlantic Vision Entertainment avait commercialisé une vidéo intitulée « Dag The Giblet », avec des extraits de concerts, des interviews de tous les membres, des making of des clips. Je dois avoir ça chez moi dans mes archives.

(Ndr : Après vérification des points de contrôle de cette période, il existait bien un documentaire vidéo mis en circulation en son temps par Atlantic Vision Entertainment, filiale d’Atlantic Records, filiale qui n’existe plus aujourd’hui. Pour retrouver ce document, il allait falloir que je fouille ma chaine You Tube de fond en comble, en priant qu’un fan l’ait posté).

Le succès se construisait petit à petit quand, comme l’amoncellement de nuages noirs annonce la pluie, des tensions sont apparues entre Jake et Ray, compliquant les choses définitivement.

-          La tournée nord-américaine terminée, ils ne vous restaient plus qu’à débarquer en Europe pour votre seconde visite du vieux continent.

-          Oui, mais pas tout de suite car Ray est retombé malade. En fait, il maigrissait à vue d’œil et son état général n’était pas assez satisfaisant pour tenir physiquement toute une tournée… Tu sais, une tournée, c’est comme un marathon, et un concert, c’est comme un match de foot : ça ne dure que deux heures, mais c’est deux heures à fond. Il faut une hygiène de vie correcte, et s’entretenir un minimum. Je ne surveillais pas son alimentation non plus. S’il préférait se défoncer au lieu de manger, je n’y pouvais rien. Tant que sa voix et ses prestations sur scène étaient bonnes, rien à dire… Mais, c’est allé plus loin, puisqu’il était tout le temps fatigué.

-          Vous ne parliez pas de ses problèmes de santé ? Je veux dire, entre vous ?

-          Dans ce milieu, tout le monde picole et / ou se défonce à quelque chose : ça fait partie du trip rock n’roll. Je pensais que Ray avait des problèmes de drogue, c’était tout. Je n’ai jamais eu à donner des leçons de morale à qui que ce soit sur ce sujet.

Il marque une pause.

-          Moi-même, j’ai pris de la coke à un moment et du speed, mais rien d’autre.

-          Donc, si Ray n’était plus en mesure d’assurer sur scène, aviez-vous envisagé de le remplacer ?

-          Moi, non ! Jamais !... Mais, j’ai essayé de le raisonner. Sans succès.

Il soupire.

-          Et Atlantic nous harcelait pour qu’on se bouge. On a mis à profit le temps de récupération de Ray pour composer et enregistrer une démo pour le futur troisième album… Ray pouvait chanter en studio, ce qui était déjà ça.

-          Puis vous avez débarqué en Europe au printemps ’92.

-          Ouais, Ray allait mieux, mais Atlantic nous avait organisé une tournée en Angleterre seulement. Toujours rien sur le reste du continent européen. Sur scène Ray était d’attaque, tout se passait bien. Cependant, nos relations ont continué à se dégrader.

-          Si tout allait bien entre vous, qu’est-ce qui a fait éclater votre bonne entente ?

-          Notre manager Paul O’Neill est venu foutre son grain de sel. Paul faisait un boulot correct, mais là, il a dépassé les bornes.

Jake prend un air plus grave. Je sais ce qu’il va me dire, j’ai pu le lire maintes fois dans la presse spécialisée, mais là je vais l’entendre en direct.

-          Un jour, Paul demande à me voir en privé. Il m’explique que la situation ne peut plus durer comme ça, qu’Atlantic tape du poing sur la table, qu’il va falloir virer Ray. Je ne suis pas d’accord, alors il m’annonce qu’il va devoir révéler la vérité sur la santé de Ray aux pontes d’Atlantic. Moi, je suis surpris, je lui demande « quelle vérité ? » et il m’annonce que Ray a le sida, et qu’il a en des preuves.

-          C’était une information lourde de conséquences à l’époque. Comment as-tu réagi ?

-          C’était une possibilité vu la maigreur qu’affichait Ray… Du coup, j’appelle Ray et je lui demande de m’expliquer ce qui se passe. Je lui pose la question : as-tu le sida, oui ou non ? Il me répond que non, que Paul O’Neill est un connard et que c’est lui qu’il faut virer. Moi, je suis pris entre deux feux, mais effectivement, il y en avait un des deux qui ne peut plus rester.

Si Paul O’Neill, en tant que manager, avait pu voir le dossier de Ray, il ne fait aucun doute que ce dernier était au courant de sa situation quand Jake lui a posé la question. Ce qui me trouble, c’est qu’à cette époque, en 1992, un malade du sida devait mentir pour garder sa place quelque part. Même dans le milieu du rock, la vie était impitoyable… Cette information me rend triste. En tout cas, je n’aurai aucune raison de ne pas le mentionner dans la retranscription, d’autant que si j’ai eu du mal à dénicher les articles concernant cette histoire, on en trouve encore. Paul O’Neill avait effectivement des preuves de la contamination de Ray Gillen, car il avait eu accès au dossier médical de ce dernier quand il était hospitalisé lors de sa pneumonie. Du moins, c’est ce qu’il affirma lors d’une interview.

Jake croyant Ray sur parole, refusa de le virer, mais annonça à Paul que Badlands se séparerait de lui à la fin de la tournée anglaise. Sur ce, Paul menaça Jake de révéler à Atlantic la maladie de Ray. Rien n’y fit : Paul fut remercié comme prévu et celui-ci mit ses menaces à exécution. La riposte en provenance d’Atlantic ne se fit pas attendre longtemps : ils exigèrent que Ray soit débarqué du groupe. Là, les relations, déjà tendues entre Ray et Jake se tendirent encore plus.

Cependant, la tournée anglaise se déroulait bien, et le 2 juillet, le groupe joua à l’American Music Festival à l’Astoria de Londres. Le groupe délivra ce jour-là, une de ses meilleures prestations. Tellement bonne que les organisateurs du festival décidèrent de sortir un album live de ce concert. Malheureusement, c’est un album live non officiel, donc, très difficile à trouver, mais ce « Live At The Astoria’92 » existe bien.

-          Finalement, tu n’as pas hésité à te séparer de Paul O’Neill ?

-          Cet enfoiré avait essayé de me faire chanter pour garder sa place. Ça ! Ce n’était tout simplement pas acceptable. Je fus plus surpris de la réaction du label.

-          Comment était l’ambiance dans le groupe après cet épisode ?

-          On ne se parlait plus du tout. J’avais quand même le sentiment que Ray m’avait menti et on ne faisait plus que s’engueuler. Mais la scène étant sacrée, tout se passait bien durant nos prestations. D’ailleurs, je me rappelle que les organisateurs du festival à l’Astoria, avaient eu peur que le groupe n’implose avant notre passage, tellement la tension était palpable entre nous, mais comme tu le sais, le concert fut un des meilleurs de notre courte carrière. Le stress, sûrement, y fut pour beaucoup.

-          Cependant, comment pensais-tu que cette crise allait tourner ?

-          Mal ! On a donné notre dernier concert le 15 juillet ’92, puis Atlantic nous a coupé les vivres… Cette fois-ci, il fallait réagir rapidement. De toute façon, on ne s’entendait plus du tout avec Ray, donc la suite était déjà écrite dans le ciel, comme on dit. J’ai annoncé à Atlantic que j’avais finalement accepté de virer Ray.

-          Était-ce suffisant pour effacer la brouille avec le label ?

Jake fait une moue de dépit.

-          J’ai dû recruter un nouveau chanteur en un temps record, John West, que j’ai même réussi à leur présenter, mais c’était trop tard, Atlantic ne voulait plus de nous et ils nous ont rendu notre contrat. Et sans contrat, plus de salaire et donc plus de groupe.

Effectivement, le limogeage de Ray Gillen ne changea plus rien au résultat : Badlands ne vendait pas assez pour avoir une seconde chance. « Voodoo Highway » ne dépassa jamais les 100 000 unités vendues dans le monde. John West ne resta pas assez longtemps pour enregistrer quoi que ce soit. Badlands, c’était fini…

 

13

 

   Mes points de contrôle confirment tout ce qu’a dit Jake. Cependant, je suis très surpris de la réaction du label Atlantic : Ray Gillen était atteint du sida et la seule considération qu’ils prirent en compte, fut de sauver leur placement. Car Atlantic avait investi dans Badlands, et il ne fait aucun doute qu’ils croyaient dans le potentiel du groupe. Malheureusement, les mauvaises ventes du second album n’avaient pu confirmer ce retour rapide sur investissement qu’ils attendaient de pied ferme. Mais en aucun cas, Atlantic n’a envisagé de faire un geste en faveur de Ray Gillen.

En 1992, être malade du sida vous condamnait à une mort certaine, à plus ou moins brève échéance, étant donné qu’il n’y avait pas encore de traitement. Mais aussi, à un ostracisme qui ne parait pas concevable en 2019… Pour l’instant, je ne sais pas si je peux donner mon avis sur ce sujet car il s’agit de considérations qui étaient en vigueur à cette époque. Je ne peux pas juger la façon de penser des gens de 1992. Faudra que j’y réfléchisse lors de la retranscription.

Pendant le repos forcé du groupe, celui-ci avait enregistré des demos qui auraient dû devenir le troisième album de Badlands. Pour d’autres obscures raisons, Atlantic ne fut pas satisfait des chansons et les rejeta. Donc, il est fort possible que l’éviction du groupe ait été envisagée bien avant la découverte de la maladie incurable de Ray. Ce qui me fait penser que la raison de la séparation du groupe avec le label n’a peut-être rien à voir avec Ray Gillen, mais ça, je ne peux pas le prouver et je ne sais pas encore si je pourrai l’écrire lors de la mise en forme de l’interview.

Pendant ce temps, Ray Gillen participait au nouvel album solo de George Lynch, ex Dokken (Ndr le fameux concurrent de Jake pendant l’audition pour le nouveau groupe d’Ozzy Osbourne en 1982), pour lequel il enregistra les voix sur un seul titre « Flesh & Blood » sur l’album « Sacred Groove » … Malgré son état chancelant, Ray s’associera ensuite avec le guitariste Al B. Romano pour former le groupe Sun Red Sun. Comme un clin d’œil, le nom de ce groupe était aussi un des nouveaux titres de Badlands. Ironie du sort, Ray ne put enregistrer quoi que ce soit avec ce groupe et ce fut John West, qui l’avait déjà remplacé dans Badlands, qui prit sa place.

John West a fait ensuite une brillante carrière au sein du groupe Royal Hunt, entre autres.

Ray Gillen mourut du sida le 1er décembre 1993 dans un hôpital de New York, il avait 34 ans, il était marié et avait une petite fille de 11 ans lors de son décès… Il a probablement contracté la maladie lors d’un échange de seringues. Ray était certainement un utilisateur occasionnel car il n’est mentionné nulle part qu’il était addict a une drogue quelconque. Cette probabilité a été révélée par Jake lui-même lors d’une interview récente. La mort du chanteur condamna définitivement le groupe Badlands puisqu’aucune reformation ne serait désormais possible.

Du coup, les bandes de ce qui devaient être le troisième opus furent oubliées un temps jusqu’à ce qu’un label veuille bien les sortir. Si certains titres provenaient des sessions du premier album, d’autres venaient du second, d’autres encore étaient de vraies nouveautés. En l’état, les chansons devaient être toutes retravaillées et réenregistrées avant de pouvoir devenir un album digne de ce nom. Mais Jake réussit à les faire publier telles quelles et posthumément par un label japonais : Pony Canyon Records, en 1998. L’album s’intitule « Dusk » et est devenu le troisième disque officiel du groupe. Ce qui est frappant, c’est la qualité musicale, le son, et l’orchestration quasi parfaite des titres. On n’ose imaginer ce qu’aurait donné l’album s’il avait été correctement produit : sûrement une vraie bombe. A mi-chemin entre Whitesnake, Led Zeppelin ou The Cult.

Pourtant, « Dusk » ne fut classé nulle part et ne suscita aucun engouement particulier du public : en 1998 Badlands avait déjà sombré, et la carrière de Jake E. Lee avec, malheureusement. Mais je m’égare, revenons plutôt à l’interview.

Jake affiche un regard triste, la déception se lit sur son visage à l’évocation de ce passage de sa carrière. Cette fois-ci, il ressort sa flasque de whisky, s’en prend une gorgée, ne m’en propose pas.

-          Quel gâchis ! Si au moins j’avais su que Ray était malade. On n’aurait pas passé nos derniers temps à s’engueuler.

-          Pourtant Paul O’Neill te l’avait dit. Donc, tu le savais, non ?

-          Ray ne m’a jamais dit qu’il était malade, jamais ! Quand je lui ai posé la question, il m’a affirmé qu’il n’avait pas le sida… On n’était plus des enfants, mec ! Si Ray me dit qu’il n’est pas malade, je le crois. Point !... Quant à Paul O’Neill, je m’en foutais de ce mec.

Je réfléchis à mes prochaines questions, je sens bien qu’une tension souterraine bout en lui. Même si j’ai compris que Jake n’est pas capricieux, j’ai envie de savoir et de finir cet entretien.

-          Quel était ton état d’esprit après la fin de Badlands ?

-          Comme un champ de bataille après la défaite ! C’était un peu mon Waterloo, dit-il en souriant.

Jake se redresse sur son siège, il se ressaisit, manifestement.

-          A la fin de Badlands, Greg Chaisson m’a proposé de le rejoindre dans le groupe Terriff, mais ça n’a pas collé. Personnellement, je crois que j’en avais marre d’être dans un groupe. Je n’y croyais plus. Tout le charme que ça pouvait avoir quand j’étais ado avait disparu. Il n’y avait plus rien de magique, plus rien d’excitant : juste du fric, des ambitions et de la prétention, tout ce que je déteste. Je voyais plus mes avocats que mon producteur…

-          Tu avais envisagé de mettre un terme à ta carrière ?

-          Sincèrement ? Ouais, tout à fait !... Je suis retourné chez moi à Las Vegas, la queue entre les jambes, dégouté de tout ce système. Je ne savais plus ce que je voulais faire. Il m’a fallu du temps pour recommencer à composer.

-          Tu n’habitais plus à Los Angeles ?

-          Fort heureusement, non ! L.A., c’est génial pour travailler, mais pas pour y vivre. Las Vegas est un endroit spécial, mais j’y suis tranquille, j’ai pu me reconnecter avec la réalité. Et puis, la femme de ma vie y habite.

-          Combien de temps t’a-t-il fallu pour retrouver l’envie de refaire de la musique ?

-          Environ deux ans ! Tu sais, j’ai gagné pas mal d’argent avec Ozzy et même avec Badlands, donc, j’avais de quoi tenir un bon moment. Mais, même si j’avais envisagé de ne plus être professionnel, je n’ai jamais arrêté de jouer. Je joue de la guitare et du piano également, depuis mon adolescence : la musique est ma passion. Cet échec n’était pas la fin du monde non plus. Une étape importante, sûrement, mais pas la fin.

-          C’est à ce moment que tu as rencontre Mike Varney ?

-          Oui, dans ces eaux-là.

Mike Varney est un producteur américain et le patron du label Shrapnel Records, spécialisé dans la production de disques de guitaristes de heavy metal, uniquement instrumentaux. C’est aussi un découvreur de talents, notamment le guitariste suédois Yngwie Malmsteen, et Joe Satriani, entre autres.

-          Mike m’a convaincu que je pouvais faire autre chose de mon talent. Je n’avais plus envie de jouer en groupe, donc j’ai accepté sa proposition, mais à condition de m’occuper de tout. C’est-à-dire, de jouer de la guitare bien sûr, mais aussi de la basse, du synthé, et de faire la programmation de la drum machine. Il a accepté et il m’a laissé le temps de créer comme j’en avais envie.

-          Tu as travaillé directement avec lui ?

-          Non ! J’ai commencé chez moi, puis en ’95, j’ai rejoint le studio de « mon ami » Juan Croucier, batteur de Ratt.

Jake mime les guillemets en prononçant les mots « mon ami ». Manifestement, ce n’est plus le cas du tout, même aujourd’hui.

-          Seulement au bout de six mois d’enregistrement, on s’est pris la tête tous les deux et il a fallu que je refasse tout chez Mike Varney, finalement.

-          Et cet album est enfin sorti en 1996. « A Fine Pink Mist », n’est-ce pas ? Donc, toi qui ne te considérais pas comme un guitar-hero, tu as finalement fait un album de guitar-hero, non ?

Jake rit !

-          Les critiques ont été unanimes, mec ! C’était un disque extraordinaire, aussi bon que le « Surfing With The Alien » de Satriani, sauf que le mien n’a pas marché. J’avais fait un disque de musicien pour les musiciens sûrement, mais aussi un peu pour les mélomanes. Je ne suis définitivement pas dans le truc « guitar-hero », je te l’ai dit, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas le melon assez gros pour ça.

-          Pas aussi gros que celui de Yngwie Malmsteen, peut-être ?

Jake éclate de rire.

-          Ah ! Je vois que tu es aussi au courant de cette fausse polémique, hein ?

-          Tu veux en parler ?

-          Bof !

Jake agite ses grands bras, se gratte la tête, ça ne l’intéresse pas de ressasser, mais ça lui permettra de se justifier encore une fois. Je l’encourage du regard.

-          Je n’ai jamais dit que Yngwie Malmsteen était un guitariste de merde. J’ai juste dit qu’il était arrogant et prétentieux. Je ne me permettrais jamais de juger son travail, mais lui oui, sans problème. C’est sûrement le plus grand guitariste actuellement sur le marché, personne ne lui arrive à la cheville, mais est-ce une raison pour se foutre de la gueule des autres ?

-          Vous vous êtes rencontrés ?

-          Oui, une fois et il m’a pris de haut… Bon, il m’avait vu sur scène avec Ozzy en Suède au tout début en ‘82. C’est-à-dire, lors du deuxième concert de la tournée européenne, où je l’avoue, j’avais été catastrophique.

Oh ! je note qu’au début de l’interview, il avait dit qu’Ozzy était satisfait de ses prestations et que tout se passait bien, alors qu’en fait, les deux premiers shows avaient été un désastre pour Jake, il n’était tout simplement pas encore en place. Sa mémoire lui jouerait-elle des tours volontairement ?

-          Il m’a toisé parce qu’il avait vu un mauvais concert, mais je suppose que lui aussi en fait des mauvais, parfois ! En tout cas, tout le monde fait des erreurs dans ce monde, ça ne veut pas dire qu’on doit être condamné à vie pour un truc qui s’est passé il y a plus de dix ans, quand même.

-          C’est vrai que vous êtes difficilement comparables, ajouté-je.

-          C’est un formidable technicien, mais il manque cruellement de feeling. Pour moi, un guitariste comme Joe Perry (Aerosmith), ou Ace Frehley (Kiss) ou bien évidemment Jimmy Page (Led Zeppelin), sont bourrés de feeling et je me sens plus proche de ces mecs. Tu as ensuite des techniciens hors pair comme Uli Jon Roth ou le génial Johnny Winter, qui sont tous les deux des musiciens d’exception, parce qu’ils ont le feeling et la technique. Malmsteen, lui, n’a que la technique, et le résultat est froid comme la pierre… Je le répète, je n’ai jamais dit qu’il était un guitariste de merde…Je sais qu’il est triste de n’être pas reconnu comme le grand guitariste qu’il pense être, mais il devrait dégonfler son melon, et ça pourrait s’arranger…

Jake rit de sa tirade finale.

-          Ensuite, il semblerait que tu sois entré en hibernation, puisqu’on ne te retrouve qu’en 2005, soit près de dix ans après ton album solo. Que s’est-il passé ?

-          Rien ! Justement ! Je suis resté tranquillement chez moi à essayer des trucs, à enregistrer de la musique pour moi, à jouer avec des potes, juste pour le plaisir, c’est tout. J’étais totalement hors circuit.

-          Des rumeurs disaient que tu étais plus ou moins en dépression. Tu veux en parler ?

-          Ouais, je sais ! Des rumeurs ont dit que je trainais dans les caniveaux, que je passais mon temps à boire, que je faisais la fête avec untel ou untel tous les soirs, etc… Je m’en fous de ces rumeurs. Rien à foutre même !

A priori, on s’en tiendra là pour cette question.

-          Donc, en 2005, tu as sorti un nouvel album sous ton nom, « Retraced », dans un style plutôt hendrixien, toujours chez Shrapnel, le label de Mike Varney. Tu voulais casser cette image de guitar-hero pour ado ?

-          Ouais, peut-être, mec ! C’est un album de reprises de mes chansons favorites, celles qui m’ont fait devenir fan de rock quand j’étais ado. Des reprises de Procol Harum, de Free, de Montrose, Mountain, etc… mais cette fois-ci avec un vrai groupe et un chanteur. J’aime bien cet album, même si celui-là aussi, n’a pas marché, mais c’était plus une recréation qu’autre chose. J’aurais bien ajouté des titres de Santana ou « La Grange » de ZZ Top, mais on n’avait pas eu le temps, dommage !

-          Puis, tu as fait un autre album de reprises en 2007 « Guitar Warrior », qui deviendra « Runnin’ With The Devil » en 2008, mais à part le titre qui change, ce sont les mêmes disques, en fait.

-          Ouais ! J’ai fait ça pour payer le loyer, comme on dit. Ça n’était pas compliqué à faire, c’était bien payé, et puis, je jouais avec des potes : Stephen Pearcy (Ratt), Lemmy (Motörhead), par exemple. Je trouve que notre version de « It’s A Long Way To The Top » d’AC/DC, avec Lemmy au chant est plutôt pas mal.

-          On y retrouve aussi six titres de Ted Nugent. Tu n’avais jamais mentionné que tu étais fan ?

-          Le type est infréquentable aujourd’hui à cause de ses prises de position politiques plutôt extrémistes, mais dans les seventies, c’était excitant comme musique et j’aimais bien ce qu’il faisait, et puis c’est toujours aussi bon à jouer.

-          Mais tu ne composais plus rien alors, pourquoi ?

-          Si, je composais toujours, mais je n’avais pas envie de le montrer à qui que ce soit. Et puis, passer du temps en studio, n’est jamais du temps de perdu pour moi.

 

14

 

   Jake E. Lee est un guitariste époustouflant, au talent incroyable, mais qui accumule les déboires, pour ne pas dire les échecs. Pourtant, il égrène ses souvenirs sans pathos particulier : ça m’épate, et en même temps je trouve ça étrange.

Je l’écoute, je l’observe, j’aime sa gestuelle et sa façon d’être, désormais à des millions de kilomètres des poses des posters qui étaient accrochés sur les murs de ma chambre. Je me dis qu’il n’a pas pu changer autant, ce n’est pas possible. Ce qui veut dire que son image des années Osbourne ’83 – ’87, était surfaite, trafiquée, jouée, et ça me déçois. Mais ce n’est pas le propos de cet interview, et Jake a raison, c’est ce qu’il fait aujourd’hui qui est important, son passé existe, mais c’est loin derrière lui, maintenant.

Sur mes points de contrôle de ses albums solos parus sous nom, les critiques sont unanimes : c’est un brillant guitariste et un interprète qui transcende la musique. « A Fine Pink Mist » est un album exclusivement instrumental, plutôt réservé aux musiciens, et un peu hermétique. Alors que « Retraced » nous replonge dans le hard blues des seventies, d’une part par les chansons qui en proviennent toutes, et d’autre part par le son, où l’on sent l’influence de Tommy Bolin, Johnny Winter, Jimi Hendrix etc. Si je ne n’avais pas su que cet album a été enregistré en 2005, j’aurais pu jurer qu’il l’avait été en 1971 par exemple, tellement l’ambiance nous y invite. Ça sent la marijuana, la sueur, la contestation, la bande son des GI’s au Vietnam. Ce disque aurait pu séduire la génération rebelle actuelle, mais non, ce fut un flop. Mais un flop silencieux, même pas retentissant. Sur la pointe des pieds, Jake continuait de disparaitre.

Sur les rumeurs de dépression, je ne trouverai rien. Notre homme ne s’est jamais épanché dans les médias sur ce sujet, donc, on ne peut que spéculer et je n’en ai pas envie. Il n’est déjà pas très bavard alors raconter sa vie, n’est pas vraiment son genre. Et puis, il se sert des médias pour ce qu’ils sont : un moyen de communication. Quand il a besoin de faire de la promotion, il sait nous trouver, sinon il est aux abonnés absent la plupart du temps.

Jake a balayé d’une main ces rumeurs et je ne rechercherai pas plus. La seule chose que je pourrais dire c’est qu’il a un léger penchant pour l’alcool, mais sinon, il me semble en pleine forme et bien vivant.

Si « Retraced » était de qualité, il n’en va pas tout à fait de même pour « Guitar Warrior » ou « Runnin’ With The Devil ». Deux titres différents, mais il s’agit bien d’un seul et même album, l’un est sorti en 2007 et l’autre en 2008, chez Deadline Records (Ndr : au nom prédestiné, peut-être).

L’album contient des reprises d’AC/DC, Van Halen, Queen, Ted Nugent, Metallica etc., interprétées par Jake à la guitare, avec un chanteur différent à chaque fois : on retrouve Stephen Pearcy, Lemmy, Glenn Hughes, ou encore Jizzy Pearl… C’est clairement fait pour faire de l’argent et rien d’autre. Je suppose que ça doit bien fonctionner et que c’est bien payé, étant donné le nombre de projets similaires existants. De plus, pour se payer autant de stars sur le déclin, il faut quand même que le cachet soit intéressant. Car si Lemmy ne chante que sur un titre, Jake joue sur tous. Donc, ce sont des projets hautement lucratifs, sans aucun doute.

Si l’intérêt d’un tel album est discutable, l’interprétation y est magistrale. La reprise de Queen « Get Down Make Love » est la pépite du disque. La particularité de cet album ne réside pas dans le fait que c’est un album de reprises faites par Jake, mais dans le fait que tous ces titres se retrouveront dispatchés sur d’autres tribute albums des groupes repris. C’est-à-dire, sur le tribute de Queen, sur le tribute de Metallica etc...

Ce qui est excitant avec ce disque, c’est qu’on retrouve le Jake E. Lee des débuts : félin, rapide, sexy. C’est clairement ce qui nous manque, mais lui ne veut plus en entendre parler.

Je réfléchis, mais Jake me fixe, maintenant. Il faut que je reprenne le fil du sujet. Il nous ressert en café pour la dixième fois au moins, mais cette fois-ci, il reprend une goutte de whisky et laisse la flasque sur la table. Ce qui veut dire qu’il en reprendra.

-          On retrouve ta trace ensuite, en 2009 avec le groupe Enuff Znuff, un groupe de glam metal de Los Angeles. Drôle de collaboration, non ? Pas vraiment ton style ?

-          En fait, j’ai participé à l’enregistrement de l’album « Dissonance » pour la reformation du groupe. Je n’ai rien composé, rien décidé, j’ai juste joué. C’était très bien payé… Et puis, ces mecs sont sympas et ils étaient sur le label Frontiers, que j’ai pu découvrir à cette occasion. Donc, rien de particulier à en dire. J’ai fait ce qu’on m’a demandé.

-          Oui, mais le fait de te retrouver de nouveau avec un vrai groupe, a-t-il motivé ton retour ?

-          Voilà une bonne question ! C’est possible. Disons, que ça m’a permis de réfléchir un peu sur ce que je voulais faire de tout ce que j’enregistrais chez moi tout seul, depuis douze ans.

-          Si je peux me permettre, « Dissonance » est pas mal du tout. C’est même, peut-être ce que tu avais fait de mieux depuis 1995.

Jake me sourit.

-          Merci, mec ! Mais ce n’était pas mon son, ni mon style, ni mes compos. Je suis arrivé juste au moment de l’enregistrement en 2009, car les gars du groupe travaillaient dessus depuis 2006. Je suis simplement crédité en tant que musicien, il n’a jamais été question que j’intègre le groupe ou que je parte en tournée.

Concernant Enuff Znuff, hélas l’album sera aussi un flop malgré de bonnes critiques. Un hard rock jovial, très commercial, comme si les Beatles avaient rencontré Poison, et qui se prendrait pour les Sex Pistols. Sans le talent des premiers, avec le son des seconds, et surtout sans l’aura des troisièmes : pas désagréable mais pas génial non plus… Il ne sera jamais classé au Billboard 200. Mais Jake n’a fait que reproduire ce qu’on lui donnait à jouer, le point de contrôle sera facile à faire, il n’y a pratiquement rien concernant cet album.

-          Autre chose ? me dit-il.

L’heure tourne, Jake a l’air pressé, désormais.

-          On va enfin parler de Red Dragon Cartel, puisque nous sommes aussi là, surtout pour ça. Ton premier album sortira sous ce nom en 2014. Donc, cinq années se sont écoulées entre l’album de Enuff Znuff et celui-ci. On ne peut pas dire que tu nous as noyés de projets. Que faisais-tu pendant tout ce temps ?

-          Je composais ! J’ai pris mon temps pour faire ce que j’avais envie de faire, comme je voulais le faire, sans contrainte d’aucune sorte.

-          Comment est venue l’idée d’enregistrer avec plusieurs chanteurs ?

-          En fait, je n’avais pas d’idée précise de ce que je voulais représenter. Evoluer sous mon nom ou faire partie d’un groupe ? Je n’en savais rien… C’est venu au fur et à mesure que le travail avançait. Frontiers Records m’a laissé carte-blanche, mais entre la composition, les répétitions et l’enregistrement, il est devenu évident qu’il me fallait un groupe. Donc, j’ai recruté Ron Mancuso à la basse et Jonas Fairley à la batterie.

-          Et le chanteur ?

-          Là, Frontiers m’a soumis une idée : enregistrer chaque titre avec un chanteur différent. Pourquoi pas ?

-          L’album est sorti sous le nom « Jake E. Lee’s Red Dragon Cartel », c’était clair qu’il était axé sur toi et sur ce que tu représentais, mais en t’associant à des chanteurs connus, il y avait une chance que le disque marche et attire le public. Frontiers voulait être sûr de capitaliser, peut-être ?

Il rit.

-          Ça c’est du business et ça ne m’intéresse pas… Quand Robin Zander (de Cheap Trick) est venu chanter sur « Feeder », j’ai compris que c’était une bonne idée. L’album est très varié, et chaque chanteur est à sa place. Et puis, il y avait aussi Maria Brink (de In This Moment) dont le titre ne pouvait être chanté que par une femme, selon moi. Paul Di’Anno (ex Iron Maiden) est venu aussi, et puis Darren James Smith aussi (ex Harem Scarem), qui a fait le second album également. C’était clairement le genre de projet qui pouvait me plaire et me faire redémarrer dans un groupe.

-          L’album a été produit par Kevin Churko qui avait travaillé sur les derniers Ozzy Osbourne. L’ombre du madman plane toujours sur toi, on dirait.

-          J’ai joué dans le groupe d’Ozzy, mais on n’était pas mariés pour autant. Il n’y a pas de fatwas qui interdisent de jouer avec moi, non plus. Ozzy s’entoure toujours des meilleurs, moi aussi : on a encore au moins ça en commun…

Je ne l’avais pas vu venir celle-là, Jake s’envoie des fleurs maintenant. Il rit de sa tirade.

-          L’album impressionne dès le départ avec le titre « Decieved », qui fait immanquablement penser à « Bark At The Moon ». Ton jeu explose à chaque titre, tu es impressionnant de dextérité.

Jake lève sa tasse et me porte un toast, que je prends pour un remerciement.

-          A l’époque, avais-tu pensé à le défendre sur scène ?

-          Disons que je n’avais pas imaginé qu’il marcherait aussi vite. Le démarrage a été très fort, et donc Frontiers voulait mettre en place une tournée, mais comment faire avec tous ces chanteurs différents ? Darren s’est imposé comme une évidence.

-          Pas tant que ça puisque tu as démarré la tournée avec Chaz West (ex Foreigner et ex Lynch Mob).

Jake balaye l’argument de la main.

-          Chaz est un chanteur formidable mais il n’était pas fait pour compléter la formation. Il est impliqué dans plusieurs projets en même temps, alors je ne vois pas comment il aurait pu rester avec nous. Cela dit, je l’aurais bien gardé, mais lui en a décidé autrement. Et puis, Darren est revenu rapidement et il est toujours là, il me semble.

Bon, Jake doit travailler une certaine mauvaise foi parce que d’autres chanteurs comme Michael Beck, Paul D’Eth et Shawn Crosby auraient été recrutés brièvement avant que Darren Smith ne revienne. Il semblerait que Jake ait testé plusieurs chanteurs sur scène avant de se fixer sur celui qui enregistrerait ensuite le deuxième album, mais je ne l’asticoterai pas plus sur cette question.

L’album « Jake E. Lee’s Red Dragon Cartel » est une vraie réussite, qui surprend au début par les changements de chanteurs sur tous les titres, mais on s’y fait très vite. On comprend pourquoi Jake a mis autant de temps pour composer toutes les chansons, tellement les styles sont variés, tellement la complexité des morceaux est ahurissante, tellement sa technique explose magistralement. Les autres musiciens ne chôment pas non plus. Ron Mancuso assure à la basse et produit l’album, et Jonas Fairley soutient le tout à la batterie.

La production, très actuelle, semble pourtant intemporelle, faite pour traverser des décennies. Rien à voir avec Badlands et encore moins avec Ozzy Osbourne : Jake a définitivement tourné la page et c’est tant mieux. Quant à la chanteuse Maria Brink, sa présence s’impose comme une évidence : Jake devrait sérieusement réfléchir lors du choix d’un autre chanteur si Darren partait, car elle est réellement excellente et tout à fait à sa place.

L’album s’est hissé très vite à la 57ème place du Billboard 200, mais n’est pas allé plus loin, et a disparu très vite des classements. Cependant, ce démarrage a permis de mettre en place une grosse tournée, qui a débuté par le Japon, puis les USA et enfin par une vraie tournée en Europe.

 

15

 

   « Jake E. Lee’s Red Dragon Cartel » a obtenu d’élogieuses critiques partout dans le monde, ce qui renforcera l’idée qu’il était temps pour Jake E. Lee de remonter un groupe digne de ce nom… 124 concerts furent organisés pour la tournée mondiale, dont un en France en 2014, au Forum de Vauréal près de Cergy-Pontoise, concert auquel je n’avais pas pu assister.

D’ailleurs, il me pose discrètement la question, dès fois que j’aurais réussi l’exploit de l’avoir vu comme pour Badlands.

-          Tu étais aussi au concert qu’on a donné en France lors de la tournée européenne ? me demande-t-il, narquois.

-          Non, pas cette fois-ci.

Je reste évasif, je ne veux pas lui dire que je n’étais même pas au courant que Red Dragon Cartel donnait un concert en France à cette époque. La publicité concernant cet évènement avait été plus que succincte, malgré une salle pleine à craquer de fans.

-          Tu vois, c’était en 2014, je crois. On a joué ici, dans votre pays, et on a donné des interviews. C’était une vraie promo, pas comme cette-fois-ci où il n’y a que toi et moi. Tu ne filmes même pas pour You Tube ? C’est rare de nos jours de n’avoir pas d’interviews filmées.

-          Tu auras sûrement la réponse en posant la question ce soir aux gens de Frontiers, puisque tu les vois. Quant à l’enregistrement vidéo, ben non, je ne filme pas, parce que c’est moins pratique pour faire la retranscription audio.

Jake ne relève pas, il se contente de me regarder en faisant une moue qui révèle qu’il ne peut pas tout contrôler dans le monde du show business.

Il reprend la flasque de whisky et en boit directement une gorgée au goulot.

-          Autre chose ? me dit-il.

-          Vous avez débuté la tournée par le Japon. La setlist était composée pour moitié de titres de la période d’Ozzy Osbourne.

-          Ouais mec ! C’était un peu mon cadeau pour tout le soutien que le public japonais me donnait depuis des années. J’ai réduit drastiquement ensuite… Durant la tournée US, je ne jouais plus que « Bark At The Moon », « Shot In The Dark » et « The Ultimate Sin ». Parfois, un titre en plus pour remercier le public qui réclame toujours ces chansons, mais c’est tout. Et puis, c’était pratique pour étoffer la setlist : quelques titres d’Ozzy d’autres de Badlands et puis les miens au final.

-          Ron Mancuso a quitté le groupe pendant la tournée, pourquoi ?

-          Ron n’avait plus envie de tourner, il a préféré se consacrer à son autre passion, la production… Voilà, bonne chance, Ron ! lance-t-il.

-          Puis Greg Chaisson, qui avait joué avec toi dans Badlands est arrivé pour le remplacer.

-          Greg est un de mes meilleurs amis et c’est un formidable musicien. Il fut parfait pendant la tournée. Malheureusement, il n’a pas pu rester dans le groupe, un cancer lui a été diagnostiqué…

Jake marque une pause. Manifestement, les mauvaises nouvelles se sont enchainées durant sa carrière, s’il a une croix autour du cou, il en porte une autre invisible, comme une sorte de malédiction qui le poursuivrait inexorablement… Greg Chaisson irait toujours bien en 2019, malgré sa maladie : il est devenu coach sportif dans sa ville de résidence. Il participe de temps en temps à la vie d’un groupe musical, mais ne tourne plus du tout.

-          Et finalement, tu as embauché Anthony Esposito (ex Ace Frehley) à la basse.

-          Une des meilleures choses que j’ai pu faire ces derniers temps. Anthony n’est pas seulement bassiste, il est aussi producteur comme Ron Mancuso. A croire que je ne recrute que des bassistes-producteurs…

Il rit sous cape.

-          C’est un excellent compositeur aussi. Il est capable de me dire objectivement si le solo de tel titre est bon ou s’il faut encore le travailler. Il ne me vénère pas parce que je suis Jake E. Lee, et je n’ai pas besoin de ça non plus : mon ego va bien, merci ! Mes musiciens sont tous des amis, mais je veille aussi à ce qu’ils soient tous des musiciens accomplis et d’excellents techniciens, et à ce qu’ils se donnent toujours à fond pour le groupe, c’est important… Anthony possède aussi son propre studio d’enregistrement, ce qui facilite les choses car on peut travailler autant qu’on veut sans se soucier du tarif horaire. Et puis, cerise sur le gâteau, son fils Tyler est ingénieur du son et travaille pour le studio d’Anthony. Tu vois, on ne peut pas faire mieux !

-          J’ai lu quelque part que lorsque tu avais rencontré Ron Mancuso, tu avais des dizaines de disques durs remplis de musiques.

-          Tu en es sûr ? Je n’étais pas plutôt en train de fumer du crack dans un caniveau ?

Jake rit de nouveau. Manifestement, les mauvaises rumeurs ne le gênent pas, mais l’agacent un peu, quand même.

-          Tu vois, durant tout ce temps où j’avais disparu des radars, c’était pour composer de la musique chez moi, tout seul, avec mon ordinateur. Quand j’ai rencontré Ron et Kevin Churko, effectivement, j’avais des tonnes de choses à faire écouter. Selon eux, il était temps que ça sorte, que je revienne vers la lumière, que je m’expose au monde !

-          Frontiers a mis le paquet pour la promotion de ce premier album, étant donné la tournée qu’ils ont mis en place. Depuis quand n’avais-tu pas tourné comme ça ?

-          Depuis très longtemps, c’est sûr. On a fait une grosse tournée mondiale, y compris en Europe, où je n’avais pas joué depuis l’époque d’Ozzy Osbourne. Et encore, pour « The Ultimate Sin Tour ‘86 » on n’avait joué que dans les îles britanniques. Donc, je n’étais pas venu à Paris depuis 1984, soit il y a trente-cinq ans. C’est-à-dire, une paye, mec !... Tu crois que j’avais manqué à quelqu’un ?

-          Le concert de Vauréal était plein, en tout cas, même si c’était une petite salle, c’était plein comme un œuf. Je n’ai pas pu y venir, mais tes fans étaient là. Il fallait faire le lien entre Red Dragon Cartel et ton nom pour savoir que c’était ton groupe, mais cet album fut une réelle bonne surprise. On t’attendait un peu comme le messie, on n’y croyait plus, finis-je en riant.

-          C’est vrai que je suis resté trop longtemps en retrait, mais c’était nécessaire. Si je ne l’avais pas fait, je n’aurais jamais pu produire la musique que vous entendez aujourd’hui. En règle générale, je n’aime pas être dans les projecteurs ni dans les médias, et quand je n’ai rien à dire, ben je ne dis rien… Et je n’avais rien de spécial à dire pendant tout ce temps.

Jake marque une pause dans son discours, il réfléchit.

-          J’ai été vraiment surpris de voir qu’il y avait toujours des fans qui appréciaient ma musique : comme au Japon, en France, aux États-Unis, en Amérique du Sud, partout dans le monde, quoi ! Franchement, ça m’a fait plaisir, cet engouement pour mon nouveau projet… Maintenant, ça s’est fait sous certaines conditions. Hors de question de revivre la folie de l’époque d’Ozzy Osbourne, ou de supporter les pressions de l’époque de Badlands. La pression qu’on subit aujourd’hui est normale, on joue, on fait la promo, on voyage, mais je ne ferais pas quarante concerts en quarante jours, et je ne visiterais jamais trente-sept pays en deux semaines. Plus possible de faire ça. Je ne cours pas après l’argent ni après la notoriété, je n’ai besoin ni de l’un ni de l’autre.

-          Pourtant aux États-Unis, les concerts se sont enchainés les uns derrières les autres, non ?

-          Oui mais le pays s’y prête. Je ne joue encore que dans des clubs voire des bars, pas de stades. On peut rouler cinq cents kilomètres en van entre chaque étape, ce n’est pas un problème. Il y a plus de petites villes que de grandes et elles sont aussi plus proches. C’est plus compliqué en Europe parce que vous avez des frontières entre chaque état et qu’en tant que citoyen américain, je dois passer à la douane, ça prend du temps, c’est chiant. Mais ça me fait plaisir de voir cette diversité de cultures quand je passe d’un pays à un autre.

-          Comment se fait-il que vous ne fassiez pas plus de premières parties de groupes connus ?

-          Il fallait qu’on se fasse connaitre, qu’on rode le groupe : je pense que ça viendra avec le temps. Je n’ai pas de plan de conquête du monde non plus, je joue comme j’en ai envie.

Dehors, la lumière décline, la nuit va bientôt tomber, mais on a encore du temps avant que les gars de Frontiers et de PIAS prennent la relève. J’aimerais bien continuer à suivre Jake dans Paris, mais on approche du dénouement, je verrai bien comment ça finira.

-          Peut-être que tu n’as pas de plan de conquête, mais Frontiers en a sûrement pour toi, puisque vous faites de la promo, et des clips qui sont fort réussis, comme celui de « Shout It Out », très direct, avec le groupe live sur scène. Ou celui de « Decieved » qui est très percutant également.

-          Merci, mec ! Le fait que Frontiers soit un label européen y contribue sûrement… je ne sais pas… Ils ont une mentalité différente de celle des Américains, ça c’est sûr. Le patron est italien et c’est un passionné de musique, de heavy metal et de hard rock, mais il aime sincèrement ce qu’il fait. Moi, j’aime qu’on soit efficace en tout. Et là, j’ai de l’efficacité et de la passion. Ils font ce qui doit être fait en tenant compte de mon avis, je ne suis pas qu’une référence sur un catalogue. De mon côté, le groupe fait tout pour réussir, c’est donnant-donnant ! Mais avec Anthony, Darren ou Phil (Varone, qui a remplacé Jonas Fairley sur le second album) on est toujours à fond… Les clips de « Shout It Out » et de « Decieved » sont plutôt sympas, je suis d’accord avec toi.

-          On sent une certaine continuité avec Badlands, et plus du tout avec Ozzy, c’est voulu ?

Il rit.

-          Oui, bien sûr que c’est voulu ! Avec Ozzy, je ne décidais de rien et mon avis comptait pour des prunes. Avec Badlands ou avec Red Dragon Cartel, je suis mon propre boss, mais j’écoute les autres aussi. L’avis d’Anthony est important parce qu’il produit tout ce qu’on fait, mais Phil et Darren ont leur part. Frontiers a investi dans le groupe, on a un budget et on fait tout ce qu’il faut pour que ça marche. Ensuite, je ne peux pas obliger les gens à venir à nos concerts et à acheter nos disques !

-          Pourquoi Jonas Fairley a-t-il quitté le groupe ? Tout allait bien avec lui me semble-t-il ?

-          Entre la sortie du premier album et celle du second, il s’est écoulé quasiment quatre ans, je ne pouvais pas entretenir un groupe à disposition, voilà tout. Jonas n’était plus libre lors de l’enregistrement du second…

Je crois qu’il faudra que je me contente de cette réponse : ça sent un peu trop l’évidence, mais je ne peux pas douter de tout ce qui ne me conviendrait pas non plus. Jonas Fairley était un bon batteur mais il a été très bien remplacé…

 

16

 

   Le premier album éponyme aura laissé un bon goût dans la bouche et un bon souvenir qu’il fallait bien confirmer un jour. Or, le second album mettra quasiment quatre ans à arriver, une éternité dans ce monde pressé et avide de nouveauté. Celui-ci s’intitule « Patina » et est sorti en novembre 2018. Le premier single et vidéo-clip « Havana », affirme tout de suite que le groupe est revenu et qu’il est en pleine forme.

-          Comment s’est déroulé le processus pour « Patina » ?

-          Très lentement ! Je me suis enfermé dans le studio d’Anthony en Pennsylvanie, et on a composé pendant près de 18 mois. Le processus fut long et lent, mais j’aime le résultat. « Patina » reflète exactement mon état d’esprit et le résultat est exactement ce que j’espérais. Et comme tu as pu t’en apercevoir, Darren était là et bien là, sur tous les titres.

Cette fois-ci, c’est moi qui ris.

-          Et donc, Phil Varone (ex Saigon Kick et ex Skid Row) a repris les baguettes derrière les fûts de Jonas.

-          Oui, c’est un sacré professionnel et un batteur exceptionnel. Et un mec cool…

-          Il aurait eu aussi une carrière parallèle dans le porno… N’est-ce pas trop éloigné du milieu musical ?

-          Je n’en ai rien à foutre. Avec Red Dragon Cartel, il joue de la batterie et il y est excellent. Si tu veux savoir des choses sur ce qu’il a fait en dehors du groupe, tu peux toujours lui demander.

Ah ! Voilà une question qui ne passe pas, je ravale ma langue et j’enchaine sur autre chose. D’ailleurs, Jake regarde sa montre et me fait signe d’accélérer.

-          Pas moins de quatre clips ont été réalisés pour cet album. « Havana », « Bitter », « Speedbag » et « Crooked Man ». Les trois premiers sont des clips où vous êtes en formation live, alors que « Crooked Man » est un montage d’images plutôt politiques, puisqu’on y voit une association entre Adolf Hitler et Richard Nixon, par exemple. C’est nouveau ce thème chez toi, non ?

-          Ça explique bien les paroles, je trouve. De plus « Crooked Man » est un de mes titres préférés sur cet album. J’adore le thème musical, Darren chante parfaitement bien dessus, elle rend bien sur scène en plus. Le clip est okay, je n’ai rien d’autre à en dire. Ce clip n’a pas déclenché les foudres de la censure, donc tout va bien. On a passé l’âge de mettre des pin-ups qui se trémoussent sur la plage de Malibu, et ça ne correspond en rien à ce qu’on veut faire.

-          Justement, quel est ton titre préféré ?

-          C’est incontestablement « Ink & Water », l’intro est jazzy, mais c’est un morceau très hard rock, très roots, à l’ancienne quoi ! La diversité qu’on peut trouver sur cet album devrait plaire à un plus grand nombre. La qualité est là aussi. J’adore le boulot qu’on a fourni sur ce titre et sur l’album, vraiment.

-          Sur les trois premiers clips tu arbores un look un peu négligé, barbu, hirsute, une coupe de cheveux à la doggy style, très loin du look sexy des débuts, non ?

Jake se redresse sur son siège et me fait une grimace, comme s’il allait prendre la mouche. Manifestement, ça ne lui plait pas. Il me montre ses dents. J’affiche ma surprise :

-          Et mes dents, elles te plaisent ? Elles sont bien alignées ? Quoi d’autre pour te plaire ? Du rouge à lèvre peut-être ? Ou un lifting ? Quel profil te plait, le gauche ou le droit ?

-          C’est juste une question concernant ton look, c’est tout.

-          Franchement, on s’en fout. En tout cas, moi je m’en fous. Je n’ai même pas envie d’en discuter.

-          Les clips sont visibles sur Internet et c’est aussi là-dessus que les fans jugent le groupe, tu ne crois pas ?

-          Non !

La réponse est sans appel et m’oblige à changer de registre. Je sais que Jake n’est pas un homme capricieux, mais il peut se montrer très borné, ce qui dévoile une bonne partie de son caractère : ce n’est pas un gars facile. En revanche, ça confirme ce qu’il disait plus haut : il ne fera rien qui ne serait pas en accord avec ses convictions. Les compromissions sont de l’ordre du passé, désormais.

Je sens bien que l’interview touche à sa fin, Jake n’est plus aussi concentré qu’hier, et ce qui l’amusait commence à l’ennuyer, c’est flagrant. Sa nervosité est presque palpable.

J’aimerais faire une pause prolongée pour pouvoir faire des points de contrôle. Je sais que je trouverais facilement des choses concernant l’album, mais aussi ce que je ne devrais pas savoir… « Patina » a été très bien accueilli par la presse rock du monde entier, et notamment en France, l’album fut bien noté. Anthony Esposito a fourni un excellent travail de producteur, mais il fut bien secondé, puisque c’est le grand Max Norman qui a coproduit l’album avec lui, celui-là même qui avait produit « Bark At The Moon ». Si le premier album avait une production très moderne, « Patina » en a une très orientée dans les seventies et eighties. D’ailleurs le titre de l’album vient de là : cette patine, correspond à ce que devrait devenir le bon vin, voire le bon whisky quand il arrive à maturation. Cette maturité est flagrante : Jake est toujours le grand guitariste qu’il a été depuis qu’on le connait, et son jeu est toujours aussi flamboyant à 61 ans.

Cependant, si les premiers titres impressionnent, le tempo ralentit en même temps que l’inspiration, dirait-on. Ce second effort est bon, mais moins intéressant que ne l’était le premier. Je ne suis pas le seul à le ressentir puisque malheureusement, cette déception s’est concrétisée assez rapidement par des ventes très faibles. L’album n’est même pas classé au Billboard 200, ce qui est un signe incontestable : les fans du premier album n’ont pas suivi et le groupe n’en a pas gagné de nouveaux.

Quant à la tournée, elle a été très courte, à peine vingt-cinq dates, uniquement aux États-Unis. Ce qui explique peut-être que Jake soit seul pour répondre à mes questions aujourd’hui à Paris.

-          Autre chose ?

-          Euh oui !... Vous avez fait une tournée assez courte en 2019 ? Comment se fait-il ?

-          C’est comme ça ! De toute façon, je n’aime pas partir en tournée trop longtemps.

-          Et en 2020 ?

-          Pour le moment, nous avons une seule date prévue le 1er mai 2020 en première partie d’Accept à New York. Mais d’autres dates sont à l’étude. On révèlera plus tard ce qui a été retenu.

-          Est-ce que ça fera partie des sujets que vous aurez à discuter avec les gens de Frontiers ce soir ?

-          Sûrement ! Entre autres choses.

-          Concernant le concert raté que vous avez donné au Whisky-a-gogo de Los Angeles dernièrement. Vous n’aviez pas l’air d’être en forme ? Que s’est-il passé ?

Jake remue sur son siège, il ne tient plus en place, là.

-          Qui te dit que ce concert était raté ? Qui te dit qu’on n’a pas joué comme on voulait ? Moi, je dis que c’était un très bon concert et qu’on y a fait ce qu’on devait y faire.

Selon les points de contrôle que j’avais effectués pour élaborer mes questions, j’avais trouvé quelques éléments qui expliquaient le flop du concert au Whisky. C’était la troisième date de la tournée et le groupe ne s’était pas assez préparé, semble-t-il. En fait, Darren n’était pas en voix, mais Jake s’est énervé dans les médias à chaque fois qu’on lui en a parlé. J’ai droit également à un rejet, mais assez soft.

Bon, c’est la troisième fois qu’il s’énerve en cinq minutes, va falloir que je change de tactique ou qu’on termine, mais si on termine, je veux que ce soit sur une note tranquille.

-          Autre chose ?

Je réfléchis à toute vitesse à une question subsidiaire.

-          Y aura-t-il un troisième album avec Red Dragon Cartel ?

Jake se décontracte et se rassoit plus confortablement dans son siège. Il a laissé tomber le vapot, il s’allume une clope. Cette fois-ci, c’est lui qui réfléchit à ce qu’il va dire.

-          Il y aura un troisième album que si je juge opportun d’en faire un troisième. Je contrôle ce projet d’un bout à l’autre : c’est mon projet. Personne ne peut me dire ce que je dois faire avec Red Dragon Cartel. Aujourd’hui, je suis avec Anthony, Darren et Phil, mais demain je ne sais pas qui sera encore là. Ces musiciens sont également libres de participer ou pas, personne n’est attaché à ce groupe, sauf moi.

-          Ton style de jeu a considérablement évolué depuis la période avec Ozzy Osbourne, non ?

-          C’est même une évidence ! Je ne comprendrais jamais les gens qui font toujours la même chose. Comme je te l’ai déjà dit, quand j’ai été viré de chez Ozzy, j’ai reçu un nombre incalculable d’offres pour intégrer telle ou telle formation, mais pour y faire la même chose qu’avec Ozzy… Quand j’ai démarré la guitare, mon premier groupe était un groupe de funk, avec saxo, trompettes, congas etc. J’ai adoré jouer ce style ! Ensuite, j’ai découvert Carlos Santana, c’était diffèrent, mais ça ouvrait des perspectives musicales incroyables pour moi. Le vrai choc, fut Jimi Hendrix bien sûr, mais c’est quand j’ai vu Black Sabbath sur scène (avec Ozzy donc) au début des seventies, que j’ai su que je voulais en faire mon métier : je voulais faire ça ! répète-t-il en pointant du doigt la table. C’était tellement cool, tellement fort, c’était hallucinant pour l’époque…

Jake écrase négligemment sa clope dans le cendrier, et rallume son vapot.

-          Quand je revois ces groupes qui voulaient que je joue avec eux, je me dis qu’on n’était vraiment pas sur la même longueur d’ondes. Pourquoi refaire ce que j’avais déjà fait ? Ce que j’ai créé avec Ozzy, je l’ai fait et bien fait ! Je ne regrette rien, j’en suis fier, mais c’était une conjonction de plusieurs facteurs qui ont fait que c’était possible à ce moment-là… Personne ne réalise indéfiniment les mêmes choses toute sa vie ! Alors, pourquoi devrais-je continuer dans un style que je n’aime plus ? Mon style et mes goûts sont en constantes évolutions, comme tout le monde sur cette Terre. Je ne suis pas une exception. Enfin, je ne crois pas, termine-t-il en riant.

-          Mais tu es quand même uniquement répertorié dans le hard rock / heavy metal, c’est un peu ta marque de fabrique. On ne te connait même dans aucun autre style, non ?

-          J’aime quand la guitare hurle, quand le son est très fort, quand tes oreilles explosent, c’est pour cette raison que je fais ce style. A l’inverse, je n’aime pas du tout la guitare acoustique, je n’en ai jamais possédé et je n’en joue jamais non plus. À part « Killer Of Giants » sur le second album que j’ai fait avec Ozzy, où l’intro est jouée en électro acoustique. Il n’y a aucun autre enregistrement de ce genre-là… J’aime tous les styles de musique, vraiment tous, c’est vrai que je joue majoritairement du hard rock, mais tu retrouveras des éléments de jazz, ou de blues, ou de funk, ou de rock dans toutes mes chansons.

-          La plupart des gens continuent dans le même style pour l’argent ou par peur de ne plus plaire, ne crois-tu pas ?

-          C’est une erreur ! Tu crois que Jimi Hendrix s’intéressait à son compte en banque ? Bien sûr que non !... Okay, il s’est fait arnaquer, ça tout le monde le sait, mais il ne s’intéressait qu’à son œuvre, qu’à sa musique, et qu’à la musique qui était en constante évolution. Moi, j’ai des gens compétents qui s’occupent de mes affaires, et j’ai un œil sur eux quoi qu’il arrive, mais je ne laisserai jamais ce business me bouffer la vie, jamais ! Je ne prendrai jamais en considération l’avis d’un directeur artistique ou commercial, sauf si ça va dans mon sens… J’ai travaillé avec des grands artistes et j’ai travaillé avec mes propres groupes. J’ai connu toutes sortes de pressions, mais désormais, seules les pressions que je maitrise sont acceptables… C’est pour ça, je te le redis, il n’y aura un troisième album que si ça en vaut la peine, et pas parce qu’il faut en faire un autre pour durer.

Je propose à Jake de terminer l’interview sur cette note positive. Il me sourit et manifestement, c’est le bon moment pour arrêter.

Il fouille dans ses poches, son paquet de cigarettes est vide. Il me regarde avec des yeux de chat battu, presque implorant.

-          Tu sais où je pourrais en trouver dans ce quartier ?

-          Bien sûr ! Si tu veux, je t’accompagne…

 

17

 

   Pendant que nous nous préparons à sortir, je repense à tout ce qui s’est dit durant ces dernières minutes. Jake m’a paru légèrement excédé par certaines questions, surtout celles qui concernaient les défaillances. Pourtant, je pense avoir été correct là-dessus. Ce qui m’intéressait, était de pointer les bonnes comme les mauvaises choses : je n’avais pas l’intention de tirer sur l’ambulance, comme on dit. Seulement, on ne peut pas raconter une histoire qui ne serait cousue que de fils roses, ça n’aurait pas de sens, et ça sonnerait faux. Jake me l’a assez rabâché, il n’est pas une rock star et ne se comporterait jamais en tant que telle. Une chose que je peux confirmer et affirmer, c’est qu’effectivement, Jake E. Lee n’est pas une rock star en 2019. On dirait un ado américain de 61 ans qui joue encore de la guitare et qui n’aurait pas encore décidé d’entrer dans l’âge adulte. Je ne sais pas encore comment je pourrai transcrire ça, car je vois bien le raccourci que certains lecteurs pourraient faire en disant qu’il n’est pas une star du tout. Et il faut bien que mon article reste intéressant et excitant pour pouvoir le publier.

Bon, « Patina » n’a pas marché malgré d’évidentes qualités. Dix-huit mois après sa sortie, il n’est plus possible de douter, c’est cuit. Si on était encore dans les eighties, soit le groupe aurait enregistré un autre album rapidement, soit ils auraient été éjectés de leur label tout aussi rapidement. Bien sûr, depuis ce temps, le marché a changé, tout le monde le sait, et la durée de vie d’un album n’est désormais plus que de deux mois avec deux choix possibles : soit il marche soit il ne marche pas. Les critères de qualité n’existent plus, seuls les chiffres dirigent ce business. On ne peut plus tergiverser avec eux : les tendances, les chapelles (rock, punk, thrash, metal etc.) ou les rattrapages sur scène n’y peuvent rien : ça passe ou ça casse !

Pourtant, l’album est bon, les chansons sont bonnes, les clips sont superbes, et le groupe est au top. Cependant, le concert raté du Whisky-a-gogo à Los Angeles aura révélé que le chanteur Darren Smith pouvait devenir le maillon faible de la formation. Si Anthony Esposito, le bassiste, et Phil Varone, le batteur, sont des recrues de choix, Darren est souvent en manque de voix, ce qui peut fragiliser et décrédibiliser l’ensemble… Je l’avais déjà vérifié sur You Tube, les fans postant de nombreux extraits de concert. Ce qui est dommage, c’est que Darren a l’air d’un gars plutôt sympa qui s’accorderait bien avec le groupe. Mais s’il doit y avoir une suite aux deux premiers albums, il a intérêt à faire des progrès ou à laisser sa place…

Ce qui ne va plus non plus dans le paysage rock d’aujourd’hui, c’est l’âge canonique de tous les membres du groupe. Ils ont tous la cinquantaine passée, voire plus pour Jake qui affiche au compteur, 61 ans bien tassés. Comme nouveauté, on a vu mieux ! Donc, ce groupe s’adresse majoritairement aux anciens fans d’Ozzy Osbourne et de Badlands, et Jake n’arriverait pas à intéresser de nouveaux fans, malgré la qualité de sa musique. Je pense que ne plus interpréter de titres de l’époque d’Ozzy Osbourne est une erreur, car beaucoup de fans viennent à ses concerts aussi pour les entendre. Mais la vérité est sûrement plus économique que stratégique ou artistique. N’oublions pas que les titres que Jake n’a pas pu signer « Bark At The Moon » ou « Shot In The Dark » ne sont pas libres de droits, et donc Jake devrait payer des royalties à son ancien patron, ce qui est un comble quand on connait l’histoire. Cependant, lors de la très courte tournée US du « Patina Tour 2019 », Jake daignait encore jouer « Spider » en fin de show. Enfin, tout ça je le pense, je ne pourrais pas l’écrire. On verra bien !

Recapitulons ! Jake n’est plus le jeune homme qu’il a l’air d’être, mais quand on sait que son ex boss, Ozzy Osbourne a 71 ans, ça ne devrait pas être un problème. La réelle différence entre les deux, ce n’est donc pas l’âge, mais le fait qu’Ozzy soit toujours une rock star respectée dans le monde entier, toujours en quête des dernières modes, alors que Jake n’est plus qu’un souvenir qui s’accrocherait à un fantasme de monde du rock qui n’a peut-être jamais existé. En tout cas, sa façon d’être et ses façons de faire n’ont pas cours en ce moment dans ce milieu, ça c’est sûr. Tout d’un coup, il me fait penser à un Don Quichotte du rock qui se battrait contre les invincibles moulins à vent des maisons de disques, qui font la pluie et le beau temps dans ce business depuis trop longtemps pour être inquiétés par une ex starlette, qui a eu son heure de gloire dans les eighties.

Cependant, à première vue, Jake n’a pas l’ambition de changer quoi que ce soit, ni même d’essayer, il veut juste jouer sa musique et ne demande aucune faveur particulière, c’est assez rare pour ne pas le mentionner. Jake n’est plus une star, mais un authentique musicien dont l’honnêteté tutoie l’âme, et c’est ce qu’il s’évertue à montrer depuis ses débuts.

Je le regarde se préparer, il me sourit, je ne résiste pas à l’envie de faire un selfie. Je lui demande si on peut immortaliser la rencontre. Il accepte, je suis ravi. Il relève ses Ray Ban qui révèlent ses yeux fatigués, m’attrape par la taille, fait un sourire forcé mais amusant en direction de mon portable : on prend la pose. C’est dans la boîte !

-          Tu sais donc où trouver des clopes ?

-          Bien sûr ! En direction de la Gare de Lyon, on trouvera sûrement un vendeur ouvert.

Jake semble étonné.

Je lui explique qu’en France, tous les magasins ferment vers 18h, au plus tard 20h, mais comme on est dans une zone touristique, on devrait bien trouver quelque chose d’ouvert... Il n’a aucune idée de la distance entre Bastille et Gare de Lyon, mais il n’est pas contre le fait de marcher un peu. Moi, je suis ravi de partager encore un moment avec lui. Je compte bien lui poser encore quelques questions, en « off » toutefois.

On dévale les escaliers jusqu’à la réception où une jeune fille récupère le pass-ouverture. A peine a-t-elle vu le numéro de la chambre qu’elle nous demande de rester un instant, elle a un message à donner à un certain « Jacky Lou Williams » ou « Jake E. Lee ».

-          J’ai un message pour ces deux personnes, c’est bien vous ?

Jake éclate de rire. Il lève la main pour se signaler, elle lui remet le papier en main propre. En attendant, j’explique en français à la gentille et plutôt jeune réceptionniste qui est ce client qui se tient devant elle si simplement. Tout comme le serveur d’hier, elle ne le connait pas du tout, ou croit l’avoir vu quelque part à la télé. En fait, elle ne sait plus, bref, elle ne sait pas.

Jake la remercie, ouvre le pli et lit à haute voix. Les gens de Frontiers Records viendront à l’hôtel sur les coups de 20h comme prévu. Jake explique à la jeune réceptionniste qu’il attend des invités, il lui demande de le prévenir quand ils arriveront. Je m’apprête à traduire en français quand la jeune fille répond directement, et dans un anglais parfait, à notre guitariste américain, qui la remercie chaudement. Je ravale ma langue et me contente de la saluer d’un sourire : ça m’apprendra à me croire indispensable.

Jake lui explique qu’il sort quelques minutes pour aller chercher des cigarettes et que si jamais ses invités arrivent plus tôt, qu’elle les fasse patienter. Elle acquiesce volontiers, moi je me tais cette fois-ci.

Nous sortons de l’hôtel comme deux amis en vacances. L’automne est bien tombé sur Paris, froid, humide et sale. Il est à peine 17h et il fait déjà presque nuit. Jake fourre ses mains dans les poches de sa gabardine, laisse ses Ray Ban sur son front et me suit… Nous marchons boulevard Richard-Lenoir jusqu’à la place de la Bastille : il s’extasie devant la colonne et ne peut pas s’empêcher de la prendre en photo. Il fait même un selfie avec la colonne dans son dos.

-          Je vais envoyer cette photo à ma femme, c’est cool !

Jake m’amuse, il n’a vraiment rien à voir avec les stars blasées de tout, lui ne découvre pas à cet instant, que le monde ne tourne pas forcément autour de son nombril. Il joue les touristes comme ceux qu’on croise sur le trottoir. Moi seul sais sur cette place, que ce type a joué devant les plus grandes foules dans le monde, mais qu’à ce moment précis, ça n’a aucune importance. Alors que son ex patron, Ozzy Osbourne ne se déplacerait jamais sans son staff et des gardes du corps, Jake vit sa liberté de mouvement tranquillement. C’est aussi ça qu’il a retrouvé en quittant le circuit du rock commercial, il est redevenu invisible mais il est libre.

Il me demande quelques minutes pour expédier le message à sa femme qui se trouve à Las Vegas. Comme on n’est vraiment pas loin de la Gare de Lyon, je lui accorde tout le temps qu’il désire, on n’est pas en retard. Il en profite pour photographier l’opéra, en long, en large et en travers. Cette séquence touristique inattendue le détend complètement. Je l’observe, je le regarde évoluer avec les autres touristes avec qui il échange quelques mots. Jake est le type le plus cool qu’il m’ait été donné d’interviewer ces derniers temps.

Après avoir fait ses photos, il revient vers moi. Je lui montre le kiosque à journaux où l’on vend des cigarettes, il s’y précipite.

La transaction ne dure que quelques minutes, il revient vers moi avec un sac en plastique.

-          Je n’ai pas trouvé ce que je voulais, mais j’ai pris des Marlboro lights, ça fera l’affaire jusqu’à ce que je quitte la France, demain.

Il me sourit.

-          Que fait-on ? me demande-t-il

-          Je vais te raccompagner à ton hôtel, dis-je résigné.

De Bastille à son hôtel, le Bastille Excelsior, c’est toujours tout droit, c’est pratique, il suffit de suivre le boulevard Richard-Lenoir, il ne pourrait pas se perdre s’il rentrait seul, mais ça me permettra de discuter encore un peu avec lui.

-          Tu as fait des photos avec ces touristes sur la place ?

-          Ouais, des touristes américains. J’imagine qu’il doit y en avoir des milliers à Paris.

-          C’est cool de pouvoir se mélanger comme ça, sans appréhension, non ?

-          Je vois ce que tu veux dire : tu sais, la célébrité est une drogue, et une drogue puissante, dévastatrice, pire que le crack ou l’héroïne. J’ai la chance de n’avoir pas été contaminé, c’est tout. Même si j’ai côtoyé les plus grandes stars, certaines n’étaient que des trous du cul sur pattes. Ne me demande pas les noms, je ne te les dirai pas… J’ai été plus que vacciné avec Ozzy, même s’il s’est plutôt bien comporté avec moi pendant ces quatre années ensemble. Alors que son entourage pue la suffisance, lui c’est un gentil dingue, marrant au début, difficile à supporter sur la longueur, mais pas méchant. Je préfère largement ma place à la sienne, actuellement.

-          Tu as pu le revoir ?

-          Eh non, mec ! Ni revu ni rien du tout depuis 1987. J’ai bien tenté de discuter avec lui, mais je tombe inexorablement sur Sharon, sa femme …

-          Il a récemment déclaré qu’il voulait remasteriser « The Ultimate Sin », qu’en penses-tu ?

-          Sans blague ! dit-il en riant. Qu’il essaie déjà de me contacter, on verra après… C’est du bla-bla tout ça, mais je n’en ai plus rien à foutre.

-          Tu as quand même des amis dans ce milieu ?

-          Très peu ! A part les mecs du groupe, je ne côtoie personne d’autre. Je ne sors pas, je ne participe jamais à rien, je préfère rester dans mon coin. Je vis à Las Vegas avec ma femme, on est heureux comme ça…

Bon, je n’en saurai pas plus, cette fois-ci l’interview est bien finie. On est finalement arrivés plus vite que prévu devant le Bastille Excelsior, je lui serre la main, il me fait une accolade à l’américaine, me remercie chaudement d’avoir agrémenté son séjour. Je lui promets de lui faire parvenir le magazine dès que l’entretien sera publié. (S’il l’est un jour, bien sûr).

Il passe la porte de l’hôtel, s’y engouffre sans se retourner…

A peine rentré à la maison, mes doigts me démangent, j’ai envie de tout reprendre depuis le début et de tout retranscrire sur mon ordinateur. Je suis pressé de voir le résultat pour pouvoir le présenter lundi… Je sais que Jake E. Lee reprendra l’avion pour Los Angeles demain matin, Paris ne sera plus qu’un souvenir parmi d’autres pour lui…

 

18

 

Paris, chez moi.

Dimanche 1er décembre 2019.

   Je me lève encore engourdi de ma séance d’hier avec Jake E. Lee. Finalement, je ne supporte pas vraiment bien l’alcool et la digestion de tout ce qu’on a ingurgité passe mal, j’ai la nausée. Aussi, je me rends compte que les vêtements que je portais hier empestent le tabac froid, et qu’il faudra que j’abuse du gel douche pour espérer quitter cette odeur. Même si le gars s’en défend, je sais qu’il a une vie plutôt excessive et que les excès font partie de la vie des rock stars. Je ne lui en veux pas du tout, c’est juste une remarque, je sais que c’est comme ça pour beaucoup de musiciens. A titre de comparaison, les jazzmen et les musiciens du classique sont loin d’être des anges, l’alcool coule à flot et la drogue est souvent sous-jacente dans leurs milieux, bien plus que dans celui du rock.

Je me mets à mon bureau, j’allume mon ordinateur, fourre mes écouteurs dans les oreilles et commence la retranscription audio de l’entretien… Bon dieu qu’il mâche ses mots et je ne l’ai plus en visuel pour m’aider. Tant pis, ça prendra le temps que ça prendra ! De toute façon, j’ai toute la journée pour écrire avant une présentation demain matin au journal.

Au bout de plusieurs heures de travail, j’ai réussi à taper une première version, mais je n’en suis pas vraiment satisfait : le peaufinage de l’article promet d’être long. Il faudra ensuite le corriger, le rendre attractif, et ce n’est pas le plus facile.

A première vue, Jake est toujours affecté par son limogeage sans raison du groupe d’Ozzy Osbourne : c’est assez flagrant pour le relever. Il est évident qu’ils n’auraient pas pu enregistrer plus d’un autre album ensemble, mais ils se seraient peut-être quittés dans de meilleures conditions. En tout cas, c’est ce que je mettrai en exergue, parce que c’est aussi ce que tout le monde attend. Malheureusement pour lui, Jake est encore avant tout catalogué comme le successeur de Randy Rhoads avant d’être le grand guitariste que l’on connait. D’ailleurs, son nom de scène lui a été attribué pendant cette période. Ensuite, il y a eu l’échec de Badlands vraiment dû à une série de malchances. Malgré une relative stabilité de personnel, le décès de Ray Gillen a terrassé le groupe. Et enfin, Red Dragon Cartel qui est le nouveau projet en route depuis 2013, peine à exister malgré de bons disques et d’évidentes qualités. Mon article doit surtout donner envie aux lecteurs de jeter une oreille à la musique du groupe, et au magazine de faire semblant de s’y intéresser, car on ne sait jamais, l’interview pourrait susciter de l’intérêt et les faire décoller en France… Bon, à l’heure d’Internet et de l’immédiateté, ce qui ne fonctionne pas tout de suite n’a pas vraiment beaucoup de chance de fonctionner plus tard, mais ça je ne le dirai pas.

Cependant, les groupes maudits ont souvent un public réservé qui se targuent de connaitre des trucs improbables, mais ça ne peut marcher que pour Badlands qui mériterait d’être redécouvert et apprécié à sa juste valeur, ne serait-ce que pour retrouver la voix zeppelinesque de Ray Gillen. Pour Red Dragon Cartel, c’est juste qu’ils ne sont pas assez connus, c’est tout. Donc, je ne peux pas les mettre dans cette catégorie des « maudits », qui les plomberait à coup sûr, et finirait de les enterrer.

Quand je pense que Jake a failli être le guitariste de Dio à la place de Vivian Campbell, c’est quand même incroyable d’avoir croisé autant de grandes stars dans sa vie. D’ailleurs, les deux guitaristes ont eu un début de carrière assez similaire, quoique plus difficile pour Campbell. En effet, ce dernier n’était payé que quatre cents dollars par semaine la première année en 1983, malgré le succès de son groupe. Lui aussi sera viré pour avoir osé réclamer une augmentation de salaire en 1986. Mais la suite de sa carrière a été plutôt fructueuse, alors que celle de Jake a plongé inexorablement. Mais comme pour Jake E. Lee, ses problèmes furent avant tout financiers et non musicaux. Sauf si on fait abstraction du chèque de 250 000 $ que Jake aurait touché pour l’abandon de ses droits sur son premier album, alors que Vivian Campbell ne composait quasiment rien et n’était, finalement, qu’un exécutant de luxe bien mal payé. Du coup, quand on soupèse bien entre Ozzy Osbourne et Dio, Jake avait bien choisi son camp car si la notoriété est une chose, elle ne vaut rien sans la reconnaissance financière dans ce milieu.

Je n’imaginais pas qu’il pouvait y avoir une lutte des classes dans le music business. En tout cas, ces gens ne sont pas tant à la noce que ça : la précarité est le lot de la plupart des musiciens, tous styles confondus. Car si certains gagnent effectivement bien leur vie, voire très bien, il y en a d’autres qui rament, souffrent et finissent très mal. Je comprends mieux les raisons des changements incessants de personnels qui empoisonnent la vie des groupes : contrairement à ce qu’on peut lire parfois, les incompatibilités d’humeurs ou musicales sont moins fréquentes qu’on ne le croit. La plupart du temps, le départ ou l’éviction d’un musicien est lié à un problème de salaire et rien d’autre.

Si la comparaison entre Jake E. Lee et Vivian Campbell est quasi évidente, il y en a une autre encore plus aisée à faire : celle avec Eddie Van Halen. Or, Jake n’en a presque pas parlé. Pourtant, celui-ci n’a que quatre ans de plus que lui, et il n’a eu du succès que cinq ans plus tôt. Si la mère de Jake E. Lee est japonaise, la mère d’Eddie Van Halen est indonésienne : elles sont toutes les deux asiatiques et ce sont des similitudes qui rapprochent. Bon, c’est vrai que Van Halen a changé la face de la musique rock à cette époque, mais Jake peut largement se placer en guitariste équivalent. Cependant, dans le dernier hit-parade des guitaristes établi par les professionnels du rock en 2011, si Jimi Hendrix en était le numéro un, indétrôné depuis toujours, Eddie Van Halen arrivait en huitième position. Le fameux Randy Rhoads pointait à la trente-sixième place. Aussi loin qu’on regarde dans le palmarès, Jake E. Lee n’apparait nulle part. Pourtant, sa dextérité et son talent sont reconnus par tous : fans et professionnels. Même si ce hit-parade est assez discutable, car certains n’ont vraiment rien à y faire, comme Ron Ashton des Stooges par exemple, 98% des artistes cités sont Anglo-américains et il n’y a que trois femmes.

Bon, je m’égare un peu, car en fait, depuis le début, Jake se fout complétement de faire partie de l’establishment, qui s’autocélébre et ne tient compte que de ceux qui nourrissent le système. C’est un cercle vicieux qui se dévore lui-même et auquel il est très difficile d’échapper, car les ventes peuvent justifier votre classement. Jake ne vend plus grand-chose, donc, son talent doit-être proportionnel à sa notoriété. Pour faire simple : comme Jake refuse d’être une boîte de raviolis, il est invisibilisé. Dans ce cas, j’espère que mon article contribuera à le rendre un peu plus visible pour la masse des fans de rock.

 

Ma retranscription est enfin sortie du néant, elle est brute de décoffrage, sans fioriture, et n’a aucune chance d’être publiée en l’état. Il faut que je réfléchisse à ce que je veux exprimer, mais il faut que je le fasse vite car l’heure tourne. Mais mes yeux sont lourds et mes paupières refusent de faire des heures supp. Mon cerveau ne réagit plus, j’ai trop d’informations qui se bousculent, il faut que je me repose un moment avant de reprendre. Heureusement qu’on est dimanche car une sieste s’impose.

Je me recouche, plutôt énervé. Je sais bien que je n’arriverai pas à dormir tant que je n’aurai pas terminé. Je vais sûrement m’offrir une nuit blanche du tonnerre avant d’aller au mag demain : ça m’apprendra à jouer les fans transis…

Je n’ai finalement pu dormir que quatre heures, et encore, dormir est un grand mot. Je rallume mon ordinateur, je peux largement travailler sur mon article avant de le présenter. J’ai encore des points de contrôle qu’il faut que j’éclaircisse.

Je trouve curieux qu’il n’y ait qu’une seule date de concert prévue en 2020 alors que la tournée 2019 fut quasiment inexistante. Et c’est par hasard que je découvre que Darren Smith (Ndr, le supposé maillon faible) est actuellement retourné dans son groupe d’origine : Harem Scarem, pour y enregistrer un nouvel album et faire une nouvelle tournée… Donc, Jake était au courant bien entendu, mais il a délibérément oublié de le mentionner. On peut difficilement faire l’impasse sur le fait qu’au moment où l’on se parlait, son groupe n’avait plus de chanteur.

Dans la foulée, je découvre également la vraie raison du départ de Darren Smith en 2015 : celui-ci avait un album à enregistrer avec son groupe et Jake n’était pas d’accord pour le laisser partir. Donc, Darren a claqué la porte officiellement, préférant largement Harem Scarem à Red Dragon Cartel. Toutes ces auditions de chanteurs avaient bien pour but de le remplacer définitivement.

Je comprends bien que tous ces musiciens ne sont, en fait, que des mercenaires qui se louent au plus offrant et que l’unité qu’ils affichent n’est qu’une façade. Cependant, Jake n’étant pas réputé le plus aisé financièrement, est coincé car sans chanteur actuellement. Donc, la vraie raison pour laquelle la tournée n’a toujours pas eu lieu, c’est que certains des membres sont occupés ailleurs, et Jake est obligé d’attendre qu’ils soient tous de nouveau libres.

De toute façon, que le groupe fasse une tournée de promotion il y a dix-huit mois ou maintenant, c’est désormais la même chose pour Jake : il n’a vraiment plus aucune pression de nulle part. Et si ses musiciens ont besoin de quelques mois pour réaliser leurs projets : pas de problème, ils peuvent le faire ! Ça prendra juste un peu plus de temps pour réaliser les siens, mais le facteur temps à l’air d’être parfaitement intégré, ou désintégré, du logiciel central de Jake E. Lee. Aujourd’hui, Red Dragon Cartel n’a pas d’horloge ni de calendrier à respecter.

Malgré ça, Jake n’était pas content d’être le seul invité pour cette interview alors qu’il savait très bien que son groupe était en suspens pour le moment. Il avait peut-être envie de profiter de sa venue à Paris pour passer quelques jours avec sa femme ou avec ses amis. Mais voilà, Frontiers Records ne sont pas des gens qui jettent l’argent par les fenêtres. Pas d’album, pas de tournée, donc, une promotion au rabais pour notre homme, et ça ne me parait pas insurmontable à comprendre. Ce qui veut dire, que pour Frontiers, Red Dragon Cartel n’est pas une priorité, mais un placement sur le long terme qui rapportera peut-être un jour ou pas.

Bon ! Est-ce que les lecteurs ont besoin de connaitre ce genre de détails ? Je n’en sais rien pour l’instant. Je me pose trop de questions, alors que je ferais mieux de me consacrer à la mise en forme de l’interview.

Même si j’essaie de garder le curseur au mitan, la balance penchera en la faveur de Jake car j’aime bien l’artiste.

Je crois que j’ai trouvé le titre pour mon article : « Jake E. Lee, le perdant magnifique ». Ouais, ça me plait. Allez, c’est bon pour moi, je le garde…

 

19

 

Paris XXème, Rock Mag.

Lundi 02 décembre 2019

   J’arrive détendu au mag comme chaque matin, vers 9h. Sauf que je sais que je vais me tendre comme un arc dès que je serai dans la salle de rédaction. Le debriefing aura lieu à 11h, j’ai encore le temps d’ajouter ou d’enlever quelques détails. J’enverrai par mail mon article à mon chef à 10h30 au plus tard, histoire qu’il en prenne connaissance avant que ça commence.

En attendant, je suis cool dans mon bureau, je sirote café sur café tout en continuant de travailler sur la présentation finale de mon texte. Hier soir, j’en étais pleinement satisfait, mais ce matin je doute. Il y a des passages que je referais totalement si j’en avais le temps ou que j’enlèverais bien définitivement, mais si je rature certains paragraphes, d’autres n’auront plus de raison d’exister, et donc, je serai confronté à un autre dilemme : tout enlever et tout refaire, ou laisser tel quel. Je suis toujours comme ça : indécis en permanence jusqu’à la phase finale. Pourtant, des articles j’en ai écrit pas mal et beaucoup ont été publiés, mais voilà, le dernier est toujours un peu spécial.

Bon, vers 10h15, je décide que ça ira bien comme ça. De toute façon, je ne peux plus rien faire, je suis trop proche de l’heure de la réunion, je vais l’envoyer à mon chef. Je prépare le mail, je mets le doc en attache, et hop : Alea jacta est ! C’est parti.

Au bout de cinq bonnes minutes, je reçois l’accusé de réception. Je suis plutôt satisfait, mon chef l’a réceptionné tout de suite et l’a ouvert. Ce qui ne veut pas dire qu’il l’a lu, mais c’est déjà ça.

Cette interview de Jake E. Lee, je savais que personne ne voulait la faire et que j’étais un peu désigné d’office parce que j’avais entendu parler du gars. Mais un job est un job, et je mets toujours un point d’honneur à bien l’accomplir. Je sais pertinemment que tout le monde se fout un peu de ce que j’ai bien pu glander cette semaine avec ce guitariste, ce qui m’a permis de faire un peu ce que je voulais… Je repense à Jake qui est rentré aux États-Unis hier et qui est sûrement arrivé chez lui à Las Vegas. J’ai relu cent fois mon interview, j’aime bien mon travail, et si elle était publiée, je sais que j’en tirerais une grande satisfaction. Car qu’importe les voies de garage, si c’est bon, c’est bon !

Ma collègue Karen qui partage mon bureau, a la tête en vrac ce matin, elle a passé son week-end à couvrir un festival techno, et elle n’a pas dû sucer que des pastilles Vichy. Elle a les traits tirés, ses lunettes noires cachent à peine ses cernes.

-          Alors, comment s’est passé ton interview ? Chiant ?

-          Non ! Bien au contraire. Le gars a été charmant. Il a été tellement prolixe que je pourrais en tirer une trilogie. Il m’a raconté plein d’anecdotes, c’était vraiment super intéressant. Un mec très attachant… Et toi ?

J’en rajoute volontairement une couche pour être sûr d’avoir fait aussi bien qu’elle.

-          Oh, moi ! Ouais, c’était trop cool ! Tout le monde était perché, et j’ai tellement rigolé que j’ai les zygomatiques au niveau des genoux, je suis détendue de partout… Bon, voilà c’était cool, mais maintenant il faut que je ponde quelque chose là-dessus. Heureusement, ça sera pour le mois prochain, parce que là, je suis out of order !

Elle plane ou elle en a l’air. En tout cas, elle joue bien la fille blasée qui reste archi professionnelle et sûre d’elle.

-          C’était qui déjà le gars que tu devais interviewer ?

-          Jake E. Lee ! L’ancien guitariste d’Ozzy Osbourne et de Badlands, qui a pondu deux albums avec son nouveau groupe Red Dragon Cartel.

-          Ah oui ! C’est du hard rock ou du metal… Je déteste le metal, il n’y a que des bourrins. Je n’ai jamais rencontré autant d’abrutis que dans ce style de musique. Il n’est pas du genre gros porc en collant moulant, ton guitariste ? Nan ! Parce que ces mecs qui n’ont jamais vu une salle de sport, s’habillent vraiment n’importe comment, tout en te donnant des leçons, ça craint ! Pourtant, tu me connais, j’aime vraiment tout et je suis hyper tolérante, mais ça j’ai du mal…

Ouais, elle est hyper tolérante, mais elle n’aime que ce qu’elle aime. Bien sûr, c’est plus pratique pour tolérer !

-          Rien à voir avec les métalleux. Lui, est à part. En fait, il ne se mélange avec personne. C’est un introverti, dans son genre. On a pu parler de toute sa carrière sauf de sa dépression. Ouais, le gars est dépressif.

Je viens de réveiller sa fibre maternelle. Elle doit avoir le syndrome du sauveur, surtout s’agissant de sauver les rock stars du suicide. C’est toujours plus sympa que de sauver son voisin ou un SDF, par exemple.

-          Ah ouais, il est suicidaire ?

-          Je n’ai pas dit ça. J’ai dit qu’il avait fait une grosse dépression, mais il n’a pas voulu qu’on en parle, c’est tout.

-          Montre-moi une photo ? Pour voir si je le connais !

Je tourne mon PC vers elle, et je lui montre une de ses photos de scène prise en 1984, puis celle prise par Nico le photographe, il y a trois jours.

-          Ah ouais ! Il était canon en 1984 ! Putain ! Il a morflé en trente-cinq ans. C’est à cause de quoi : le sexe, l’alcool, la drogue ? Ou des trois en même temps ?

-          Je ne sais pas. Ce que je peux te dire, c’est qu’on a pas mal picolé pendant l’interview. C’était open bar, un vrai festival… Il est à la fois totalement désabusé du music business, et en même temps, il n’en a rien à foutre de tout, de sa maison de disques, et des conventions : il fait ce qu’il veut quand il veut.

-          Cool ! J’aime bien ce genre de mec, en fait. J’aurais adoré le rencontrer, ajoute-elle lascivement.

Ben voyons ! Elle lui aurait peut-être tenue la main, ou autre chose pendant qu’on y est !

-          Moi, j’étais avec des petits cons hyper mignons, des fils à papa, des « blousons dorés » comme on disait dans les années soixante, dit-elle en riant… Tu vois, le monde de la techno c’est populaire, mais il n’y a pas de prolos. En revanche, ils sont beaucoup plus fun que les prolos. Il n’y a pas à dire, quand les gens sont intelligents ou cultivés, le niveau de la mer monte plus vite et on se sent moins seule, lâche-t-elle d’un air évasif… Ils étaient tous perchés, c’est ça qui était cool. Total no limit : la teuf, la teuf, la teuf mec ! Quand je suis rentrée chez moi, j’étais au bout de ma vie…

En écoutant Karen, je commence à comprendre pourquoi Jake E. Lee a pris ses distances avec ce milieu. Quoi que tu fasses, la superficialité règne en maitre et annihile les cerveaux. Tous ces gens qui se prennent pour des rebelles, c’est hallucinant !

En plus, elle fait un distinguo entre intelligence et culture, comme si l’un n’était pas lié à l’autre. Heureusement qu’elle n’est pas venue avec moi, l’interview aurait tournée court avec elle… Chacun son truc, elle avec ses petits prétentieux de la techno, et moi avec les vieilles gloires du hard rock.

Dire que dans notre magazine, on est censé perpétuer que tous ces gens seraient des asociaux, et que ça serait le top du cool. D’ailleurs, le terme « cool » doit revenir environ mille fois par conversation. Plus on le dit et plus on y croit, et plus c’est cool !

Karen aime le genre dématérialisé, ou gender fluid, comme elle dit. Le style d’homme métrosexuel féminisé qui bouge ses hanches sans trop bousculer ses neurones. Jake avait un côté très féminin quand il était plus jeune, mais c’était dû à ses origines japonaises, à ses yeux bridés, et à un maquillage scénique qui surlignait ses traits fins. Puis la barbe a pris le dessus, durcissant son visage, mais sa gestuelle restait très souple. Sa musculature naturelle aurait pu la séduire à l’époque, mais elle préfère le style gym et jeune, survêt et baskets. Le jeunisme perpétuel comme symbole de bien-être, de modernité et de réussite, tout ce qu’incarnerait la musique électronique et ses nombreux dérivés : techno, house music, minimal, eurodance etc. Le rock était une musique de jeunes qui est devenu une musique de vieux par je ne sais quel truchement, mais les deux styles véhiculent toujours le même message : comment susciter la révolte.

Jake E. Lee est un vrai révolté qui a tourné le dos à la facilité pour faire ce qu’il voulait. Bien entendu, tout à un prix et il l’a payé chèrement : sa fameuse dépression qui hante tous les articles le concernant sans qu’elle soit abordée, puisqu’il nie à chaque fois. Malheureusement, je ne pourrai pas le mentionner non plus, mais je vois bien à la réaction de ma collègue, que ça intéresserait sûrement les lecteurs.

-          Tu ne trouves pas ça chiant, le hard rock ? Tous ces bucherons barbus-chevelus qui hurlent, c’est franchement ridicule, non ?

-          Ben, non !

Le problème avec ce boulot, c’est qu’à force de tutoyer des stars, on en devient parfois cynique, et le cynisme est toujours un mauvais conseiller. En plus, Karen est trop fatiguée pour résister aux appels de son côté sombre de la force. Elle s’y vautrerait même plutôt, tellement c’est facile de se complaire dans ce qu’on vit avec les artistes. Parfois, on partage leurs secrets et certains deviennent même des amis. Même si on n’a pas l’impression de bosser, c’est bien un boulot, et d’ailleurs, le fait d’y penser me rappelle qu’il y a le débriefing tout à l’heure.

Bon, je commence à voir mes collègues défiler devant mon bureau pour rejoindre la salle de rédaction, c’est le signe qu’il faut que je me mette en route également.

 

20

 

   La salle de rédaction qui se trouve au second étage, est une grande pièce rectangulaire où trône une grande table ovale. Une baie vitrée laisse entrer une lumière naturelle plutôt blafarde en cet automne pluvieux, la vue sur Paris est vraiment réduite, puisqu’on pique sur le garage Renault d’en face : la rue Olivier Métra est moche et sans grand intérêt. Donc, impossible de laisser vagabonder son esprit en regardant par la fenêtre.

Tout le monde s’engouffre en même temps, une bonne dizaine de personnes est attendue pour faire un debriefing des projets en cours et ce qui sera probablement publié ce mois-ci. Tous ceux qui sont là, sont équipés de leur indéboulonnable portable ainsi que du traditionnel et quasi obligatoire gobelet de café en plastique, y en a même un qui mange un sandwich. On se croirait plus à un meeting de surfeurs ou à un apéro camping qu’à une réunion de boulot. Surtout que la moitié des invités n’est pas à l’heure.

Comme je suis arrivé à l’heure, je peux choisir ma place, c’est très important d’être bien situé. Notamment, toujours être de dos à la fenêtre pour éviter le contrejour dans les yeux. C’est une position stratégique dont je pense être le seul à me soucier. Quoi qu’il arrive, notre chef sera en bout de table avec le rédac-chef adjoint à côté.

11h15. Les trois quarts des collègues sont là, manque plus que les chefs et on va démarrer.

Voilà ! les deux rédac-chefs entrent en dernier, ferment les portent derrière eux, serrent des mains au passage, mais ne s’arrêtent pas pour faire la bise aux filles : pas le temps. Je fais un petit signe de la main pour me signaler, mon chef me répond par un clin d’œil de connivence.

C’est toujours spécial le lundi, surtout le lundi matin : comme s’ils sortaient tous de boîte. Les filles ont l’air de folles et les mecs de hippies débraillés.

-          Bonjour à tous ! Je vous demanderai de couper vos portables ! Okay ? C’est bon ! Alors, on va commencer.

Effectivement, absolument tout le monde, y compris moi-même, sortons nos portables pour couper le son, mais on ne les range pas pour autant, on les dépose délicatement sur la table, il ne faudrait pas qu’on puisse rater un message ! C’est un mélange savant de discipline et d’insubordination que seuls les Italiens peuvent battre. Par expérience, je sais que les anglo-saxons ne le comprennent pas, et plus on monte dans le Nord de l’Europe, et moins cette façon de faire est appréciée. C’est un mix de savoir-vivre, de coolitude ou d’indiscipline caractérisée qui nous vaudrait le peloton d’exécution dans certaines rédactions étrangères. Les Américains qui ont toujours l’air cool n’en ont que la chanson, car même pour une simple interview, ils se prêtent au jeu avec tout le sérieux et le professionnalisme que cela requière. Ce style cool n’est qu’un piège car seuls leurs intérêts comptent. Alors que les Français ont des degrés d’appréciation qui changent en fonction des personnes et des situations.

Cependant, dès que le chef parle, tout le monde se tait et écoute.

Moi, comme je passe sur la sellette, je joue au mec calme et détaché, qui a passé un bon week-end, qui est attentif et respectueux de son environnement immédiat. En fait, je suis au taquet, prêt à bondir.

Ce n’est même pas de la stratégie car tout le monde fait pareil. D’ailleurs, je repère ceux qui ont à défendre leur boulot ce matin : on dirait qu’ils ont passé leur week-end avec le Mahatma Gandhi, tellement ils ont l’air cool et sûrs d’eux. Mais ce n’est qu’une façade, ils sont en stress intense car ils attendent le verdict, le jugement de Salomon qui les délivrera du mal, l’attribution du bon point qui les sanctifiera ! Enfin, ils flippent, quoi !

Le tour de table commence avec une traduction d’une interview de Bono de U2. Eh oui ! On ne fait pas toujours nos interviews, on les achète aussi toutes faites. Celle-ci est déjà parue dans plusieurs magazines étrangers, il ne restait plus qu’à la traduire en bon français pour qu’elle paraisse dans « Rock Mag » en exclusivité. Voilà, c’est fait et bien fait, semble-t-il, puisque validé pour le prochain numéro. On peut tous lire la satisfaction dans les yeux de notre collègue qui se sent pousser des ailes : elle aura peut-être le Pulitzer un jour, qui sait ? Je ne me risquerais pas à me moquer, ni même à ironiser en sa présence. Elle a fait un travail qui sera publié, mais on ne peut pas nous empêcher de penser, et à ce moment précis, on pense tous la même chose : bof !

Puis c’est le tour de mon collègue spécialisé dans la nouvelle pop américaine, et cette fois-ci, il a pondu un papier sur Sia, la nouvelle papesse de ce style qui vend plus de disques que Buitoni de boîtes de raviolis. C’est soi-disant de la musique, mais c’est insipide. Ça marche, et les ados en raffolent.

-          Bon ! le papier sur Sia, ça ne va pas du tout. Tu nous as fait une analyse psychiatrique du phénomène : on s’en fout, mon vieux ! Les mômes veulent rêver et jouer les rebelles en écoutant sa musique. Franchement, j’ai décroché à la moitié. Si on publie ça, on va avoir sur le dos tous les haters de la planète contre les lovers qui se livreront à un pugilat en règle entre followers sur le Facebook du mag. Toute publicité est bonne à prendre, je suis d’accord, mais nous, on n’est pas là pour ça ! Nous, on est là pour vendre du rêve, de la joie et de la bonne humeur aux ados boutonneux prépubères qui se chatouillent en lisant les pseudos exploits de leurs idoles… Ce n’est pas publiable en l’état. A revoir, donc !

Et un de moins ! me dis-je. Mon piteux collègue est dégouté, mais il comprend. Dans ce cas-là, on comprend toujours. De toute façon, il n’y a rien d’autre à faire que de « comprendre » !

Le rédac-chef s’adresse à tous, maintenant.

-          Je le répète et je vous le redis encore : votre avis sur les artistes, on s’en fout ! Soyez objectif ! On fait de l’entertainment et vous travaillez pour « Rock Mag », pas pour « Psychologie Magazine » … Les artistes font de la musique, mais vendent avant tout des rondelles de plastique ou des tickets de concert, et nous, on vend du papier et des abonnements internet. Mettez-vous bien dans la tête qu’ils paient vos salaires… Vos salaires !!! Alors c’est bien compris pour tout le monde ?

Le rédac-chef vient de jeter l’ancre et de nous ramener sur Terre. Je déteste quand il fait ça car moi, j’aime vraiment les artistes, surtout à la fin du mois quand je regarde mon compte en banque… Je réalise que Jake E. Lee est vraiment un gars formidable, puisqu’il a su s’extraire de ce milieu où l’on considère le rêve comme une passion mercantile.

-          Okay ! Je comprends, dit l’intéressé. Mais Sia est une artiste atypique, proche de ses fans, comme Björk ou Lady Gaga à ses débuts…

-          Dans ce cas, va le dire aux lecteurs de « Rock & Folk », mais ici, ce n’est pas notre came, c’est tout.

Voilà qui coupe court à toute discussion, c’est plié, comme dirait l’autre. Puis, le tour de table s’arrête sur moi ! Euh, déjà sur moi ! devrais-je dire.

-          Bien, ton loser magnifique, mais c’est trop long ! Va falloir couper, me dit-il amicalement. Personne ne connait ce type, donc on n’a pas besoin de connaitre toute sa vie non plus. Mais je suis d’accord avec toi, il a l’air sympa et intéressant… Tu me refais ça avec cinq milles caractères, ça suffira… T’as une photo ?

-          Euh, oui ! J’ai la photo… C’est le perdant magnifique le titre, dis-je penaud. En français, ça passe mieux, je trouve !

-          Nan ! Si tu veux mettre un titre que tout le monde comprenne, alors « Loser magnifique » passe mieux ! Cinq mille caractères, une page et une photo pour cet aprèm’, okay ?

J’opine du chef, abasourdi.

Moi qui me tenais au taquet, prêt à bondir tel un puma, je me suis transformé en moins de deux en un chaton mouillé implorant. Le quart de ce que j’ai proposé, qui était déjà réduit au 10éme.

Je jette un œil furtif à mon entourage et je sais tout de suite ce que mes collègues pensent : officiellement, ils compatissent mais en réalité, ils s’en foutent, je le vois à leurs petits sourires narquois. Mon travail a été rejeté en première instance, et la publication de ce qui restera ne tient qu’à un fil, même si j’ai encore une chance d’être publié. Pour moi, j’ai encore un pied dedans, alors que pour eux j’ai déjà un pied dehors. Sans parler du week-end que j’ai passé dans cette chambre d’hôtel surchauffée et des frais que j’ai pris à ma charge. Ce coup-ci, le loser, c’est pratiquement moi.

Petite aparté : l’emploi d’anglicismes est généralisé pour la génération actuelle qui ne comprend quasiment pas sa langue maternelle mais encore moins celle d’importation. C’est juste du marketing, ça fait mieux et c’est vendeur : le pire, c’est que ça marche ! Donc, « loser » au lieu de « perdant », je retiens quand même la consigne.

Le tour de table continue mais je n’écoute plus. Machinalement, je prends mon portable que je triture dans tous les sens en attendant de pouvoir quitter la salle. J’envoie des textos à Karen qui se trouve à l’autre bout de la table, on rigole sans en avoir l’air.

« Putain ! J’en ai marre de ce con ! Je suis à deux doigts de filer ma dem’ » écris-je.

« Ben, retiens-toi ! Pendant que tu te faisais laminer comme une merde (lol), j’ai commandé des sushis chez Eat-it. Le livreur arrivera vers 12h15 » répond-elle

« Ouais, t’as raison ! J’ai faim en plus ». Fin de transmission.

Bon, les nouvelles ne sont pas si mauvaises, finalement : je dois refaire mon article en battant des records de vitesse et on va manger des sushis ce midi… Karen a raison, je filerai ma dem’ un autre jour, ce n’est pas le moment de faire une crise d’hystérie pour si peu. Comme quoi, le ventre a ses raisons que le cerveau ignore et inversement.

La réunion se termine sur une note positive, le mag se porte bien et la direction remercie chaleureusement tous ses collaborateurs. Voilà le message est passé, c’est comme ça les réunions, faut toujours que ça se termine positivement… Karen et moi, nous nous dirigeons vers notre bureau à l’étage du dessous, en espérant que le livreur a bien déposé nos lunchs au standard. Il n’y a plus que ça qui nous intéresse en ce moment présent.

Après ce repas frugal mais ô combien savoureux, je m’attelais à réécrire mon interview sur « Jake E. Lee, le loser magnifique » quand je reçois un mail du rédac-chef :

« Laisse-tomber ton article, le mag est bouclé pour ce mois-ci ! On verra le mois prochain… J’ai autre chose à te proposer : Glenn Hughes, le nouveau chanteur des Dead Daisies est libre cet aprem’ pour une interview téléphonique. Ça t’intéresse ? C’est du hard rock, t’aime bien le hard rock, toi, non ? ».

Putain ! je n’y crois pas ! Tout ce travail sur Jake E. Lee pour rien. J’ai envie de tout envoyer valser. Tu parles que j’ai le choix ! Il n’y a que moi pour couvrir les évènements metal dans ce magazine, avec pour seule satisfaction notable d’aller au Hellfest tous les ans… Ah, c’est la merde, là ! J’en parle à Karen qui roupille littéralement devant son PC.

-          Le rédac me propose de faire une interview de Glenn Hughes au lieu de publier celle de Jake E. Lee. C’est gonflé, non ! Qu’en penses-tu ?

-          Qui ?

-          Glenn Hughes !

-          Connais pas !

Karen, qui n’arrive même pas à prononcer son nom correctement, a toujours cru qu’avant les Daft Punk, la musique n’existait pas ou qu’elle était en gestation dans les cavernes du vieux monde originel. Elle n’a pas vraiment fait « Histoire du Rock » à l’université, et ça se voit : elle ne sait même pas qui est l’ex-bassiste chanteur de Deep Purple, entre autres. Encore un mec génial pour moi, qui a un curriculum vitae long comme le bras, que tout le monde connait, quoi ! Enfin, je crois…

-          Bon ! Qu’est-ce que je fais ?

-          Ben ! Tu peux refuser ?

-          Non !

-          Bah, alors ! Accepte ! Jake E. Lee ou Glenn machin-chose, c’est pareil, non ?

Je sais que je ne peux rien faire d’autre, alors même qu’un seul mot se forme dans mon esprit, qui clignote et que j’ai envie de prononcer en hurlant !

« Fuck ! »

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Didier K. Expérience
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