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Didier K. Expérience
7 août 2021

Bouche-à-nœuds E.27/35

  

Bouche-à-noeuds

Je m’étais couchée angoissée, mais ce matin je trainais mes guêtres, rassurée. Bien sûr la police investiguait, mais les enquêtes s’empilaient les unes sur les autres à Montpellier, faisant durer le suspense longtemps, très longtemps. Sans vouloir faire de notre ville une Chicago moderne ou une annexe de Bagdad, depuis un certain temps, ce n’était pas la délinquance qui manquait… Nous les TDS, faisions aussi partie du côté obscur du trottoir pour la société bien malgré moi. Je n’avais aucune envie d’être assimilée ni de près ni de loin aux marginaux et autres punks à chien qui hantaient la ville, mais sans statuts légaux, on n’existait pas plus qu’eux... Pourtant jusqu’au mois dernier, tout allait bien : c’est vrai quoi ! On faisait partie du paysage comme le Pastis et les cigales. Jusqu’à ce que ce rodeur nous gangrène le cerveau en nous mettant cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.

En comptant Jenny, ça faisait déjà trois cadavres de notre côté, et moi j’en avais rectifié cinq, mais les cafards se reproduisaient vite et ils étaient protéiformes. Je n’avais pas l’impression de régler notre problème, je pensais même qu’on pataugeait tous dans la semoule et qu’un jour la mère de toutes les batailles* ou qu’une sorte d’Apocalypse, aurait lieu entre nous tous. Mais avant la confrontation finale sur notre Armageddon local, d’autres filles en pâtiraient, et d’autres racailles morfleraient. Ça aussi, c’était inévitable… Voilà que je faisais dans le mystique, maintenant : le Père Arnaud, pas rancunier, devait m’inspirer depuis son au-delà nuageux. Comme sœur vengeresse, j’étais pourtant loin de ressembler à sainte Jeanne d’Arc, la Pucelle d’Orléans, et pour des raisons évidentes.

En attendant de tomber sur le bon enfoiré, il fallait que je me débarrasse du téléphone de Jenny. C’est décidé, je le jetterai dans le Lez… Généralement, quand j’ai mes règles, je suis indisposée : je restais au calme pendant deux jours, j’en profitais pour récupérer mon sommeil en retard. Sauf que là, c’était du mytho et qu’il fallait bien que je sorte pour faire mes petites affaires sans alerter ma mère. J’eus l’idée d’envoyer un petit texto à Régis, le gérant du Carrefour City de mon quartier. Après tout, il voulait me revoir ; peut-être avait-il des sentiments pour moi ? Comme ça, je pourrais faire d’une pierre deux coups.

« Cher Régis, ça te dirait qu’on se rencontre cet après-midi dans ton bureau pour discuter business ? »

Voilà, c’était court, pas trop explicite, mais il comprendrait sûrement. J’envoyai ! Qu’il réponde ou pas, n’avait pas d’importance.

Bon, je venais de créer mon alibi, il ne restait plus qu’à quitter la maison pour me débarrasser des dernières traces. En parlant de ça, ma mère avait étendu le linge, et comme je m’y attendais, le sang séché ne s’était pas dissous au lavage, il restait des traces noires, maintenant. Pas grave !

-          Maman ! Je vais sortir faire une course, le gérant du Carrefour voudrait m’entretenir, dis-je ingénue… Tu as besoin de quelque chose ?

-          Si tu te sens mieux, pourquoi pas… Au fait, je ne t’en ai pas parlé, mais il a refusé de me faire crédit, il a même exigé que je liquide l’ardoise…

-          Quoi ? Ah l’enfoiré ! Pourtant, il m’avait dit qu’il était d’accord. Tu ne pouvais pas me le dire plus tôt, non ?

-          Ben, j’allais le faire, Marly ! Ne te fâche pas !

Et moi qui le provoquais pour me couvrir ! Merde ! Encore un problème à régler. Donc, désormais, il fallait vraiment que je le voie. Fallait que je fasse tout dans cette maison !

-          Je pensais qu’il était gentil, cet homme-là ! Il nous a bien trompées, le salaud !

-          Maman ! Il n’y a pas d’hommes gentils, juste des salopards qu’il faut purger de temps en temps. Celui-là ne fait pas exception.

-          Ne parle pas comme ça, ma fille ! Ou tu finiras devant ta télé, seule, vieille, avec un gros chat sur les genoux, me reprit-elle en souriant.

Je n’avais jamais pensé que je finirais vieille, mais que je finirais tout court : au mieux comme une vieille chaussette, au pire comme une capote usée. Si j’arrivais à éviter le caniveau, le rodeur, les arnaqueurs, les redresseurs de torts, les tordus et les flics, alors oui j’aurais mes chances d’arriver à la maison de retraite, mais quoi qu’il arrive, ça serait sûrement sur les rotules.

En attendant de compter mes points de retraite, fallait que je mette les points sur i, les barres au T et les jambes au Q au gérant. Si j’étais d’humeur guillerette, je devins maussade.

Le mieux pour me débarrasser du téléphone, serait de le lancer d’un pont, celui en face de la mairie ferait parfaitement l’affaire, le pont Zuccarelli étant assez haut et le Lez assez large pour engloutir à tout jamais cette preuve. Pour m’y rendre, c’était pratique, le tram de la ligne 3 desservait la mairie. On passait même devant l’hôtel de police, j’avais l’air de visiter, je faisais presque ma touriste... J’y serais arrivée bien plus vite en voiture, mais impossible de se garer dans ce quartier de bobos.

Il n’était pas loin de midi quand je débarquai à la station Moularès-Hôtel de Ville, et je remarquai tout de suite une chose que j’avais oubliée en besognant de nuit : il y avait du monde partout. Mais personne ne travaillait dans cette ville ou quoi ?

Bon tant pis, fallait que je fasse vite. A peine sur le pont, bien au milieu du fleuve, j’attendis que des passants s’activent avant de jeter l’objet. Et hop ! En une seconde ce fut fait, les kleenex avec. Bon, ce n’était pas très écologique, mais le papier se dissolvait dans l’eau et le plastique se mêlait parfaitement à la nature maintenant, c’était de notoriété publique.

Bien évidemment, alors que j’étais certaine que personne ne m’avait vue ou n’avait fait attention à moi, une vieille peau qui passait m’apostropha :

-          Ce n’est pas bien ce que vous faites ! Le Lez est assez sale comme ça ! Vous sortez d’où, vous ? Vous n’avez pas entendu parler d’écologie dans votre gourbi ?

-          De quoi j’me mêle ? On se connait ? Tu connais quoi à ma vie, toi ? T’as pas des mômes à torcher ? Va t’occuper de ton mari, ça te fera du bien !

-          Mal polie ! Zonarde ! Encore une Gilet jaune donneuse de leçon ! Ça ne m’étonnerait pas, ce sont les pires, ceux-là.

-          Va faire ta vaisselle, l’eau va refroidir ! Allez, barre-toi, maintenant ! réagis-je méchamment.

Elle n’était pas contente, la daronne ! Mais vu ma tête hargneuse, elle finit par me lâcher la grappe. Je m’étais emportée comme une conne malgré moi. Mais qui pourrait garder son sang-froid après la nuit que j’avais vécue ? J’étais encore perturbée. Aussi, il fallait vraiment que j’arrive à tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de l’ouvrir. Je réagissais sans réfléchir, je devenais pire qu’un homme, ma parole ! … Je retournai à la station de tram, j’eus peur qu’elle me suive et me cherche des poux. Heureusement, elle n’y revint pas. Dire que je devais passer inaperçue ! Ah, je n’en ratais pas une ! Tout ça pour un putain de téléphone dont tout le monde se foutait sûrement.

Dès que le tram se pointa, je m’engouffrai dans la rame et j’allai m’assoir près d’une fenêtre, en essayant de me faire la plus discrète possible, les oreillettes en place et Bob Marley à fond pour me calmer… Drôle de paradoxe : la nuit je faisais tout pour me faire remarquer et ça ne marchait pas souvent, et le jour je devais m’effacer le plus possible : une vie proche du n’importe quoi, quoi !

Je jetai un œil à mon portable : pas de réponse de Régis. Tant pis, je me passerais de son autorisation, il aurait droit à une visite de courtoisie à ma sauce.

Le magasin se trouvait à mi-chemin entre la station de tram Hôtel du Département et le nouveau bâtiment du Pôle emploi, celui qui jouxtait le bidonville rom du Nord de la ville. Je n’y mettais pas souvent les pieds, ni au Pôle emploi du reste. La proximité du bidonville générait des flots de mendiants, de faux estropiés sans cesse refoulés par des vigiles africains musclés. L’ambiance « Cour des Miracles » n’était pas franchement pour me plaire, fallait être sacrément courageux pour travailler dans ce bouge. A droite de l’entrée, je pris un caddie, j’allai faire mes courses. J’aperçus Régis qui faisait du rangement, je passai devant lui sans le regarder telle une pimbêche fesses pincées, mais il me vit très bien. Puis tranquillement, je passai de rayon en rayon, le Régis après mes basques, je crois qu’il s’inquiétait. Enfin, je flânai jusqu’aux surgelés, où je me servis en sacs de légumes, poissons panés et glaces. Puis, j’allai aux caisses, toujours avec le gérant qui me suivait. Moi, je faisais comme si je ne le voyais pas. Mais je sentais son regard anxieux, même en me tenant à une vingtaine de mètres de lui. Après avoir fait la queue entre des mamies en déambulateur et des fatmas voilées enceintes jusqu’aux yeux, vint mon tour de déposer mes articles sur le tapis. Une fois enregistrée, je dis clairement à la caissière qu’en guise de paiement, j’étais en compte avec la maison sous le nom d’Esmeralda Magnol.

-          Mais on ne fait pas crédit, madame ?

-          Appelez le gérant, il va vous le dire, lui.

La caissière désorientée devant mon aplomb appela la caisse centrale, mais je vis un gros vigile se pointer à la place du gérant.

-          Qu’est-ce qui se passe, madame ?

-          J’ai un compte dans ce magasin, et cette caissière ne veut pas m’enregistrer.

-          On ne fait pas crédit dans ce magasin, madame. Soit vous payez, soit vous partez.

Tous les gens dans les autres queues s’étaient tournés vers moi, attendant le scandale comme un spectacle délectable. Ils n’allaient pas être déçus !

-          Régis ! Régis, dis-leur toi qu’on est en compte ! hurlai-je en direction du gérant.

-          Pas de scandale ici, madame ! répéta le vigile.

Je vis que mon Régis était soudainement tétanisé. Il se rapprocha du vigile.

-          C’est bon, Diabaté ! Je m’en occupe.

Je lui fis un large sourire qu’il ne sembla pas apprécier à sa juste valeur. Le vigile s’éloigna, mais resta à portée d’oreille, tout de même.

-          On ne fait pas crédit ici, madame ! Désolé !

-          Oh ! Tu es sûr de toi, mon chou ! Réfléchis bien ! Et pas trop longtemps parce que les surgelés, ça n’aime pas la chaleur.

Les gens dans la queue qui n’en perdaient pas une miette se mirent à ricaner, tétanisant encore plus mon Régis, qui était devenu l’attraction centrale. Manifestement, la situation n’était pas si claire que ça étant donné que je semblais le connaitre vraiment.

-          Okay ! Donnez-moi le ticket de caisse et suivez- moi, s’il vous plait. On va régler ça à l’écart.

La caissière s’exécuta et je poussai mon caddie jusque vers l’entrée du bureau du gérant, loin des regards :

-          T’es pas un peu malade de faire ce cinéma dans mon magasin ? Plus jamais, tu me refais ça, t’as compris ?

-          Et toi, tu m’as prise pour quoi ? On s’était mis d’accord. Pourquoi as-tu changé d’avis entretemps ? Pour une pipe gratuite ?

-          Je ne fais pas ce que je veux, c’est tout.

-          On ne vole rien, on te paie plus tard, c’est tout… Alors ?

Son gabarit de rugbyman avait fondu comme neige au soleil, il mendiait presque ma mansuétude. Il en était presque attendrissant.

-          Okay ! Je vais voir ce que je peux faire. On se voit ce soir vers 20h, côté quai de déchargement, il n’y aura personne à cette heure-là. On réglera le problème.

-          Si tu penses à la gaudriole, ça ne sera pas gratuit, je te préviens !

Régis empocha le ticket de caisse, me fit un clin d’œil coquin et s’éloigna, me laissant avec mon caddie de surgelés.

*cf. Saddam Hussein.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Didier Kalionian "Abribus" instagram (c) 2021

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