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Didier K. Expérience
3 août 2021

Bouche-à-nœuds E.23/35

Bouche-à-noeuds

Je me garai comme d’habitude sur le parking du Géant Casino. Donc assez proche de notre abribus. J’aperçus la silhouette solitaire de Coquillette qui était déjà en place, sans ses six pots de colle, car ses ex protégées avaient l’air d’avoir finalement adopté leur nouvelle affectation sur l’autoroute... Il n’était pas encore minuit, mais je ne me faisais pas vraiment un sang d’encre, quelque chose me disait que Jenny viendrait à son rendez-vous.

Au Bar des Sports, les derniers clients « normaux » finissaient leurs soupes exotiques avant que la faune bigarrée de l’avenue de Toulouse prenne la place jusqu’à 2h du mat’ environ. Je repérai quelques copines par-ci par-là déjà installées, sirotant des cafés avant de passer à des boissons plus fortes quand la nuit avancerait. Je scrutais la salle quand je vis une masse sombre dont les dreadlocks retombaient jusqu’au creux des reins, se détacher dans le décor. Jenny s’était installée dans le fond, faisant dos au reste du public. Une clope fumait dans le cendrier, Jenny dégustant un drink qui ressemblait fortement à une vodka-orange, comme d’hab., quoi !

-          Pourquoi pas un rendez-vous dans les toilettes, pendant que tu y es ! Qu’est-ce que tu fais dans le noir et si loin des autres ? Tu fais ton boudin ou quoi ?

Je m’approchai pour lui faire la bise, mais elle se recula pour m’éviter, ça augurait mal de la suite. Elle me fit signe solennellement de m’assoir en me désignant la chaise en face d’elle.

-          Bon, qu’est-ce qui t’arrive encore ? T’as eu deux fois tes règles ce mois-ci ? T’es enceinte ? Tu veux encore changer de métier ?

Elle soupira.

-          Ferme-là ! Je suis au courant pour le Père Arnaud.

-          Et alors ?

On n’allait pas tarder à rentrer dans le vif du sujet, dirait-on. Le motif du rendez-vous mystère commençait à devenir évident.

-          J’ai la télé, figure-toi, et parfois je comprends vite ! Le Père Arnaud a été assassiné la nuit de la mort de Gina, et j’ai compris tout de suite. Pas besoin d’avoir fait de grandes études pour faire la relation entre toi, le Père Arnaud et ton joli schlass. A l’heure où il a été tué, tu étais avec lui. Je le sais, je t’y ai accompagnée. Donc, c’est incroyable, je n’en reviens pas, mais ça ne peut être que toi !

Je me doutais que son cerveau n’était pas si embué que ça, mais je ne savais pas qu’il fonctionnait encore à ce point. Avais-je sous-estimé cette demi-cloche ? Ah, les copines n’étaient plus ce qu’elles semblaient être !

-          Franchement, j’ai les boules de ce que t’as fait, je n’arrive pas à le croire, un homme si bon, si dévoué, presque un saint. D’ailleurs Jésus t’a vue, lui aussi il sait ! … T’es une psychopathe en vrai ou quoi ?

J’avais oublié que Jenny était aussi une pute mystique.

-          Et à part me dire ce genre de conneries, qu’est-ce qu’on fait ici ?

-          Je n’ai plus confiance en toi, t’es complètement fada ! Je veux des témoins quand on est toutes les deux, maintenant.

-          Qu’est-ce que tu veux ?

Jenny était quelque peu désarçonnée, elle s’attendait peut-être à ce que je nie le meurtre du curé. D’ailleurs, je n’avais rien confirmé.

-          Je ne veux pas savoir ce qui s’est passé entre vous deux, ni pourquoi ça s’est terminé comme ça ! Moins j’en saurai, mieux ça sera… T’es trop chelou comme meuf, en vrai !

Elle commençait à m’énerver avec ses fausses minauderies. Plus elle tournait autour du pot, plus j’avais envie de lui fracasser le cigare.

-          Bon, tu vas la cracher ta valda ou tu vas continuer à tortiller du cul pour pas chier droit encore longtemps ?

-          Boudi ! Du calme, ma belle. Tu vas le savoir : j’veux du gent-ar pour mon silence. Sinon…

-          Sinon ?

-          Sinon, je dirai tout à la police.

D’instinct, je me mis à sourire. Je me détendis d’un coup sur mon siège, j’allai reprendre la main, je m’allumai une clope. Si elle voulait de la monnaie, ce n’était pas pour me dénoncer ensuite, mais pour profiter de la situation comme une grosse crevarde qu’elle était. En vrai, elle s’en foutait du curé.

-          Mais qui pourrait avoir foi dans la parole d’une grosse pute droguée et alcoolique comme toi, hein ? Dis-moi qui pourrait même t’écouter ?

Jenny se recula dans sa chaise, surprise par des propos si crus la concernant. Entre amies, ça ne se fait pas, pensait-elle sûrement !

-          Salope ! lâcha-t-elle nerveusement.

-          Combien ? dis-je prête à bondir sur la bête.

-          J’veux mille euros en liquide.

-          Mille… mille euros ? dis-je surprise.

C’est tout ce qu’elle exigeait ? Elle voulait me faire chanter pour mille euros ? … Non, bien sûr ! Mille euros aujourd’hui, mais sûrement mille euros demain, et mille autres après-demain et etc. La surprise de cette nouvelle passée, je me redétendis dans mon siège. J’écrasai ma clope dans le cendrier.

-          Jenny, tu es plus qu’une copine pour moi, tu es ma meilleure amie. Et parce que je t’aime bien, je vais te proposer un marché : je ne te donnerai qu’un doigt, dis-je en levant mon majeur devant ses yeux énervés... En vrai, si tu n’entends pas mon message, je te couperai la langue pour commencer, et ensuite je te découperai en morceaux, si tu ne comprends pas qu’il vaut mieux être une pute vivante qu’une pute morte. Tu piges d’un seul coup ou il faut que je répète ?

J’avais prononcé ma tirade en pensant à Robert De Niro pour être la plus crédible possible. Jenny a dû me prendre pour une vraie caricature de serial killer. Mais au moins, elle était au parfum de mes intentions.

Elle tchipa d’étonnement.

-          Counia mamaw’*, me lança-t-elle rageusement. Pour qui tu te prends ?

-          Allez, Jenny ! Ne fais pas ta mauvaise tête. On oublie tout et on reste bonnes copines. On signe le traité de paix ? Crois-moi, c’est mieux pour tout le monde.

Je hélai le patron du bar dans la foulée.

-          Hey ! L’Asiate ! Deux vodka-orange bien servies, s’il te plait ! Et que ça saute !

Jenny avait les yeux révolver : si elle avait pu, elle m’aurait flingué séance tenante.

-          J’crois que t’as trop pris la confiance avec moi. Tu me prends pour de la gourdasse d’élevage ou quoi ? Ta vodka, tu peux te la mettre au cul et te torcher avec. J’veux d’la thune et pas plus tard que demain soir ou je balancerai tout aux condés ! T’as compris ?

Jenny se leva d’un bond, attrapa ses affaires et quitta le Bar des Sports au moment où le patron nous rapportait les drinks.

-          Elle partir ? Eh, faut payer les verres, là !

-          Vas-y, pose ! Je boirai les deux. Combien ça fait ?

-          Vingt euros.

-          Vingt euros ? Mais tu la fais venir d’où ta vodka, directement de Moscou ?

-          Mais non ! De chez l’Arabe du coin, idiote ! Si toi pas payer, toi pas besoin venir ici !

Ce n’était pas ma soirée, dirait-on. Je venais de me prendre un double aller-retour : un par le patron du bar et l’autre par Jenny. Si celui de l’asiate ne m’importait peu, celui de ma collègue était plus problématique. Je n’avais pas réussi à prendre l’ascendance sur elle. Pire, c’était elle qui me menaçait, maintenant. Que faire ?

Cependant je continuai de siroter tranquillement mon verre, l’air de rien. Il ne fallait pas effrayer les autres clients, non plus. Le cinéma de Jenny avait quand même remué la salle un tantinet.

Si je me référais au vieil adage, « toujours se fier à sa première impression, surtout si elle est mauvaise », Jenny m’avait laissé une impression de mauvais goût dans la bouche, quelque chose clochait. Si à première vue, elle m’avait semblé choquée par la mort du curé, elle l’avait vite oublié pour se concentrer sur la rançon : bizarre !

J’espérais quand même qu’elle laisserait tomber. Elle était énervée tout à l’heure, ça lui passerait après quelques clients et quelques joints. Fallait lui laisser le temps de digérer toutes les informations reçues. Une seconde chance était sûrement nécessaire. Après tout, c’était aussi ma copine de galère.

J’avais bu les deux vodkas et je me sentais un peu pompette, moi. Le meilleur carburant pour démarrer une nuit de travail sur l’avenue de Toulouse : ça m’avait donné des ailes et je me sentais flotter dans la chaleur de la nuit, j’étais prête à relever tous les défis. Enfin, si je trouvais des clients, bien sûr !

Je remontai l’avenue en direction de mon poste quand je croisai Coquillette qui tirait tranquillement sur un joint en attendant le chaland. J’eus droit à un sourire pincé, puis elle me tourna le dos ostensiblement. Sympa la collègue !

* Nique ta mère, en créole guadeloupéen ou martiniquais.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Didier Kalionian "Abribus" instagram (c) 2021

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