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Didier K. Expérience
31 juillet 2021

Bouche-à-nœuds E.20/35

Bouche-à-noeuds

Perspicace ces poulets, parfois ! Ça n’avait pas trainé cette fois-ci, mais comme je m’en doutais, j’avais préféré contacter le SAMU, plutôt que la police directement, une petite ruse pour pouvoir mieux me défendre au cas où… Je retins mon souffle, j’appréhendais la suite.

-          Bonjour mademoiselle Magnol. C’est bien vous qui avez signalé au SAMU le corps d’une personne décédée cette nuit ?

-          Oui, tout à fait.

-          Nous aimerions prendre votre déposition, s’il vous plait. Vous seriez disponible ce jour ?

Oh ! Ce n’était pas une convocation en bonne et due forme, mais un rendez-vous. Voilà qui changeait la donne, j’allais pouvoir me préparer pour cet entretien.

-          Euh, non ! … Pas aujourd’hui, si ça ne vous gêne pas, je ne suis pas libre cet après-midi… Demain plutôt, 14h ?

-          Demain après-midi, vers 14h. c’est noté. Quand vous vous présenterez au guichet du commissariat central, vous demanderez le lieutenant Jérôme Sanchez, c’est moi-même. Okay ?

-          Oui, c’est d’accord, monsieur. A demain alors.

Ma mère m’écoutait d’une oreille distraite, ne sachant pas avec qui je parlais, mais elle écoutait.

-          C’était la police, maman ! Ils veulent me voir demain pour parler de la mort de Gina.

-          Ah, ça y est ! J’espère qu’ils ne te garderont pas.

-          Tu me soutiens, ça fait peur ! Pourquoi voudrais-tu qu’ils me gardent ? Je n’ai fait que mon devoir. Je n’allais pas abandonner ma copine aux vautours, non plus.

-          Tu crois qu’ils ne regarderont pas si tu as un casier ?

-          On verra bien demain.

Contrairement à ma mère, j’étais plutôt sereine. Ce Jérôme Sanchez avait une belle voix grave, encore jeune et certainement sportif, sûr de lui. Bref, un beau mec que je pourrais peut-être amadouer en lui faisant mon numéro spécial « yeux de biche », pour ne pas dire de bitch* ! On ne se refait pas !

Un nouveau décrochage régional de BFMTV avec le sémillant Rachid M’Barki qui n’en savait toujours pas plus, mais qui savait manifestement comment tenir en haleine ses auditeurs puisque ma mère ne perdait pas une miette de ce qu’il ne savait pas, vint s’intercaler dans mes réflexions existentielles. Donc, si l’enquête avançait, elle ne m’empêcherait pas de retourner au turbin. Merci Rachid de ses précisions, pensai-je…

Bon, en attendant de me faire ausculter par le petit bout de la lorgnette par ce lieutenant, fallait que je me prépare pour ma nouvelle nuit sur l’avenue de Toulouse. Je détestais cet endroit, mais je n’avais plus vraiment le choix, c’était ça ou la reconversion forcée en caissière low cost du Carrefour City de mon quartier. Je n’oubliais pas l’invitation de son directeur qui voulait me rencontrer en tête-à-tête, qui se terminerait sûrement en tête-à-queue, d’ailleurs ! Mais c’était pour la bonne cause.

Si je dormais une bonne partie de la journée et vivais la nuit, je ne voyais quasiment jamais la lumière du jour, sauf de rares moments volés dans le jardin quand ma mère n’y était pas. J’appréciais ses quelques minutes de solitude où je pouvais fumer et gamberger sur rien. Mais là, impossible d’échapper aux infos qui brouillaient toutes mes pensées. Je n’avais qu’un coup d’avance, et le jeu d’échecs se corsait de plus en plus, la partie s’intensifiait : plus le droit à l’erreur, pas le moment de flancher.

Arrivée sur les coups de minuit, je garai ma voiture vite fait sur le parking désert du Géant Casino, comme la première fois. J’étais habillée sobrement, juste ce qu’il fallait quand même, il faisait toujours aussi chaud dans cet interminable été occitanien.

Je repérai rapidement l’abribus où on s’était installées la première fois, mais il était encore déserté : ce qui n’était pas normal… Je m’y pointais l’air de rien. J’arpentais lentement la dizaine de m² tout en fumant clope sur clope, lorsque Coquillette apparut enfin.

-          Hey ! Salut Coquillette. Ça va ?

Je vis à son air pincé qu’on ne passerait pas notre nuit à papoter. Elle préféra s’allumer une cigarette que de me répondre. Pas grave, il en fallait plus pour me vexer.

-          Qu’est-ce qui se passe encore ?

-          Rien ! J’suis vénère pour Gina.

-          Ah ? Et c’est pour ça que tu me fais la gueule à moi ? Tu crois que ça me fait plaisir ce qui est arrivé ?

-          Boudi ! J’te fais pas la gueule à toi, j’suis vénère, c’est tout.

-          Où sont les autres ?

-          Sara, Zymme et tout ça ? Elles sont parties sur l’aire d’autoroute de St Aunés**… Je t’avais dit qu’elles parleraient à leurs mecs. Tu ne les reverras plus ici. Trop dangereux pour elles, maintenant.

L’aire de St Aunés était un endroit réputé sur la A9, surtout fréquenté par les routiers qui montaient ou descendaient en Espagne. La nuit, une compétition féroce entre filles et travelots était de mise, sans parler que c’était aussi un lieu de drague homosexuel. Donc, pas vraiment le coin où laisser trainer des enfants de chœur, et pas vraiment ma tasse de thé non plus… Mais avec les petites Roms en plus ! Cette nuit, il y aurait de l’ambiance au mètre carré.

-          Et ta copine Jenny ?

-          Elle devrait déjà être là, mais je ne l’ai pas vue. Peut-être est-elle au Bar des Sports ?

-          Trop pas ! J’en viens.

Je regardai machinalement mon portable, je n’avais pas de messages. Donc, je ne savais pas ce qu’elle faisait. Je n’avais pas de raison de m’inquiéter non plus : Jenny étant totalement imprévisible et aussi indépendante que moi.

On se tint chacune à un bout de l’abribus, clope fumante au bec. Ambiance morose, quoi ! Les clients ne se pressaient pas beaucoup sur l’avenue, ça sentait la fin de l’été et quand il serait passé, il y aurait encore moins de prétendants. Les Africaines n’avaient pas encore débarqué : le démarrage était plutôt lent.

-          Tu sais, tout le monde est au courant pour Gina. Ça va casser l’ambiance, tu peux me croire. Pas mal de filles ne vont plus venir pendant un bon moment. Les flics ne vont plus nous lâcher, on a trop d’la chance. Et si c’est trop la merde, moi je me casse d’ici aussi.

-          Quelqu’un a une idée de qui a pu faire le coup ?

Coquillette me dévisagea. Je ne savais pas pourquoi, mais ça me mit mal à l’aise.

-          Qui a fait le coup ? Sûrement le rodeur de Montpellier : un gadjo qui n’aime pas les michtoneuses*** ! Voilà qui c’est ! Mais pour rouler Gina dans un tapis, il ne devait pas être tout seul. Donc, il y a au moins deux enfoirés qui trainent dans cette ville. Ça craint, j’te le dis, moi !

Elle venait de marquer un point ! Je n’avais pas pensé à ce détail. Donc, on s’orientait vers la bande rivale : pas de bol pour moi, ça !

-          En tout cas, vaut mieux faire comme si on ne se connaissait pas. On ne sait jamais qui pourrait nous écouter.

-          Ah d’accord ! dis-je surprise.

Notre pseudo pacte de solidarité venait de couler corps et âme. Peut-être était-ce la bonne solution ? Je ne connaissais pas assez Coquillette pour me faire une idée juste du personnage. C’était une sacrée « démerdarde » comme dirait ma mère, et qui n’avait pas froid aux yeux, mais sa méfiance affichée ne me disait rien qui vaille. Cette attitude mettait mes sens en alerte car le danger pouvait venir de n’importe où désormais. Entre la police qui faisait semblant de nous protéger et les racailles qui cherchaient à venger leurs potes, on n’était pas très bien lotis, nous autres. Enfin, surtout elles, moi je savais quoi faire.

D’ailleurs, au bout d’une heure à jouer les chiens de faïence, elle s’éloigna sans un mot vers le parking du Géant Casino, me laissant l’abribus pour moi toute seule… Je regardais passer les voitures comme les vaches regardent passer les trains ; sauf que moi je faisais des bulles avec mon chewing-gum, un écouteur fiché dans mon oreille droite diffusant du Bob qui, malheureusement, me donnait envie de fumer des montagnes d’herbe pour me calmer. J’étais restée plusieurs heures à stationner debout au même endroit, quand une grande silhouette sombre s’avança vers moi tel un improbable Godzilla. J’exagère, mais c’était presque ça.

-          Jenny ? C’est toi ? Purée ! Tu m’as fait peur.

-          Désolée, ma belle.

A la lumière du réverbère, je vis l’étendue des dégâts. Plus sale qu’un peigne, Jenny titubait tout en tirant sur un joint qui empesta rapidement les environs.

-          Ben alors ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

-          Rien ! J’ai trop tisé « avec des amis » et j’ai méfu du teuteuh, c’est tout. J’crois que j’ai un peu abusé, mais c’est parce que je suis triste. Et quand j’suis triste, ben j’fais des bêtises. Comme d’hab., quoi !

« Avec des amis », signifiait qu’elle s’était fait entrainer par des inconnus, qui l’avait fait boire pour rigoler, peut-être même qu’ils avaient abusé sexuellement d’elle (avec son consentement déguisé, mais non monétisé), voire qu’elle s’était faite raquetter, au final.

-          Et en plus, tu pues ! T’as fait la fête dans un caniveau ou quoi ? Tu ne vas pas travailler dans cet état-là, tout de même ?

Elle me regardait avec des yeux vitreux et une bouche en cul de poule d’où plus aucun son ne sortait. J’avais peur qu’elle ne s’écroule sur moi.

-          Oh ! Jenny Bouillon, tu m’entends ? Redescends de ton perchoir.

-          Bah là, c’est plus Jenny Bouillon, mais « Jenny sans bouillir ». J’ai plus un rond pour rentrer. J’suis essorée, j’suis à sec, ma belle ! dit-elle en riant. J’te les rendrai, promis, juré, craché !

Elle bava en guise de crachat foireux pour me prouver qu’elle me rembourserait.

-          Tiens ! Je te file vingt euros, mais tu te demerdes pour rentrer. Tu prends un taxi, mais moi je ne te ramène pas. Je n’ai pas fait un seul client cette nuit, alors, faut que je reste encore un peu, on ne sait jamais.

-          T’es une super meuf ! Je te kiffe, ma belle. Merci, dit-elle en m’embrassant bruyamment sur les joues.

-          Au fait, nénette ! Je ne suis pas une banque. Les billets ne poussent pas sur les arbres, ni sur le cul des vaches !

-          Mais, j’te les rendrai, c’est promis ! Allez, j’me casse. A plus, ma belle.

Jenny fit demi-tour et repartit clopin-clopant vers le haut de l’avenue de Toulouse. J’étais contente qu’elle parte, mais je me rendis compte que c’était la deuxième fois qu’elle me tapait du fric. Jamais depuis qu’on se connaissait, elle n’avait osé me demander quoi que ce soit. Quelque chose n’allait pas dans son comportement : je crois que son cerveau n’était pas si embué que ça, finalement. En tout cas, il était hors de question qu’elle me prenne pour un DAB à disposition.

*En anglais, chienne ou pute.

** Cette aire n’existe plus.

*** En romanès, prostituée (à ne pas confondre avec « michto »)

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Didier Kalionian "Abribus" instagram (c) 2021

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