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Didier K. Expérience
19 juillet 2021

Bouche-à-nœuds E.8/35

  

Bouche-à-noeuds

Récapitulons ! J’avais fait un sourire kabyle à deux racailles qui m’avaient provoquée, et qui surtout, avaient voulu m’agresser. Je n’avais pas pensé aux conséquences négatives indirectes que mon geste allait engendrer : être obligée de migrer vers une autre zone de tapin. Bien sûr, la police piétinait, mais ils ne tarderaient pas à faire le lien entre ces deux-là et celui de la veille. D’ailleurs, à peine y pensai-je que j’entendis un officier de police faire une déclaration sur BFMTV :

« A ce stade de l’enquête, nous ne pouvons pas être formels sur les mobiles du crime, sinon qu’il s’agit sans doute d’un règlement de comptes entre bandes rivales. D’ailleurs, le mode opératoire est sensiblement le même que celui à la Mosson : égorgement à l’aide d’une arme de poing. Vraisemblablement un long couteau effilé. C’est bien la première fois que nous voyons ça dans notre ville. Les autorités publiques de Montpellier demandent instamment à ces bandes de garder le calme et de ne pas recourir à une vengeance qui ne ferait qu’empirer les choses. Soyez-en sûrs, nous trouverons le ou les coupables. Merci pour votre attention. Capitaine Michel Alesi de la SRPJ, commissariat central de Montpellier. »

Bon, ils avançaient plus vite que je ne le pensais, mais pas tant que ça : on verrait bien où leurs investigations les mèneraient. Seul point positif, les trois gars étaient connus des services de police, des petites frappes sans intérêt qui faisaient soi-disant partie d’une bande. Bof ! pas terrible. Cependant, j’avais sûrement échappé à un sale coup ces deux-fois-ci.

Enfin, je reçus la réponse de Jenny, qui était horrifiée d’apprendre ce qui s’était passé cette nuit, si près de notre abribus. A lire le message décousu, j’en conclus rapidement qu’elle était en panique.

Quant à Gino, c’était plus simple : « Moi pas compris news à la TV, keskécé ? » Je m’attendais à ce genre de réactions de mes deux lascars. Donc, je fis une réponse groupée pour gagner du temps. Enfin ! Avec ces deux-là, ce n’était pas gagné.

« On ne peut plus travailler avenue d’Assas. Rendez-vous ce soir vers 22h, avenue de Toulouse, en face du grand kebab. Ok ? »

« Quel grand kebab ? Il n’y a que ça là-bas, des kebabs » textota Jenny.

« Le grand, entre Toulouse et Clemenceau, ça y est, t’as pigé ? »

« Ok ! Pas la peine de s’énerver, ma belle, j’y serai »

Quant à Gino, il allait faire durer la corvée encore un moment. Rien que pour avoir le plaisir de m’arracher les nerfs, sûrement. Si on avait du mal à le comprendre à l’oral, c’était pire à l’écrit. Même Champollion y aurait laissé ses derniers cheveux.

« Porqué ? »

« La police est sur place. »

« Pas grave ! gé coné plein de flics. »

« T’es conne ou tu le fais exprès ? Si tu vas là-bas cette nuit, tu te feras embarquer, et hop, retour dans ton bled de merde en Albanistan », lui répondis-je.

« Ok ! Gé coné le grande kebab, gé viendré ! »

Ah ! Enfin ! Je ne sais pas comment font les assistantes sociales pour supporter de pareils boulets ? Faut vraiment avoir des nerfs d’acier.

Bien évidemment, la soirée fut électrique, je tournais en rond dans le salon, plus vite que les aiguilles de l’horloge. Ma mère était sur le point de péter un câble.

-          Tu me files le tournis. Je n’arrive même plus à regarder la télé. J’ai les abeilles qui volent devant les yeux, j’ai la nausée.

-          Maman ! C’est grave ! Faut que je trouve une solution, sinon, j’ai plus qu’à m’inscrire à Pôle emploi. Le secteur de l’avenue de Toulouse est surchargé de filles déjà. Va falloir jouer des coudes pour se placer, ce n’est pas gagné.

-          Qu’est-ce que tu racontes ? Tu peux toucher le chômage, maintenant ?

-          Je déconnais ! Vraiment, tu ne m’aides pas, là !

-          Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Que j’aille sur le trottoir avec vous ? A mon âge ?

-          Maman ! Si tu pouvais la fermer deux minutes, ça m’aiderait en fin de compte.

J’étais d’humeur exécrable, mais qui ne le serait pas à ma place ? L’avenue de Toulouse est un cloaque pour tout ce qui se prostitue dans cette ville. Non seulement, les abribus y sont occupés la nuit, mais leurs abords aussi. Les Roms qui y tapinent ne nous laisseraient pas nous y installer comme ça. J’avais rendez-vous avec les filles en face du grand kébab, de l’autre côté de la rue. On aviserait sur place…

Sur les coups de 22h, j’arrivai apprêtée sobrement, histoire de ne pas avoir l’air de vouloir déclencher les hostilités avec les autres occupantes. A mon grand étonnement, Gina était déjà là, en grande conversation avec une fille, une vraie.

L’avenue de Toulouse a la particularité d’être très longue, droite et montante jusqu’au rond-point du Grand M. Elle démarre au croisement de l’avenue Clémenceau et de l’avenue de la Liberté, donc un itinéraire inratable pour ceux qui veulent se dégourdir le poireau rapidement. Malheureusement, la mairie de Montpellier a eu la mauvaise idée de parsemer le parcours d’une piste cyclable, rendant le « stop and go » difficile, empêchant quiconque de se garer. Personne à la mairie n’avait dû réfléchir au fait que nos clients venaient rarement en vélo. Ou alors si, quelqu’un y avait réfléchi ! Mais pour nous emmerder !

Donc, Gina discutait avec une fille courte sur pattes, en collant moulant, affublée d’une doudoune informe (on était encore en été, tout de même), et d’un faux chignon posé sur sa tête comme un œuf ! Je matai l’engin qui me scruta avec méfiance, mais je ne m’en offusquai pas, vu que c’était partagé. Un nouveau prototype de cagole, peut-être ?

-          Ah, te voilà, ma chérie ! s’esclaffa Gina. Viens, gé té présente ma koupine Coquillette. Elle, très gentille.

-          Coquillette ? Comme c’est mignon, dis-je en réprimant un fou-rire.

Coquillette le vit aussitôt.

-          Qu’est-ce t’as toi ? T’as un problème ?

-          Peace, ma fille ! Cool, tout roule ! Moi, c’est Marly…

Je lui fis un petit signe de la main, mais je restai sur ma réserve. On n’était pas sur la même longueur d’onde, les Roms et moi, ça ambiançait bizarre entre nous, quoi.

-          Euh ! Jenny n’est pas encore là ?

-          Sé pas ! Gé viens juste d’arriver.

Jenny fit son apparition quelques secondes après ma question. Elle qui avait fait ses armes sur cette avenue, en connaissait parfaitement les conditions. Elle s’y pointa habillée sobrement également, d’un gilet en laine assez informe. Elle avait sa tête des mauvais jours, ses dreadlocks noués en chignon derrière la tête, à peine maquillée, la bouche en cul de poule. Elle s’était même payée le luxe d’arriver à l’heure, ce qui voulait dire qu’elle ne prenait pas à la légère notre « petit problème » de réaffectation. Je crois qu’on a dû battre le record de mauvais goût à nous deux. Quoique Coquillette resterait sans problème la championne du monde. Et la soirée ne faisait que commencer.

-          Au fait ! Pourquoi on ne s’est pas donné directement rendez-vous chez le Chinois ? me demanda Jenny.

-          Euh ! C’était pour tromper l’ennemie, lui dis-je tout bas. Mais manifestement, Gina n’a pas su tenir sa langue. Dieu seul sait ce qu’elle a encore dû raconter !

Jenny fit encore plus la moue. Elle n’avait aucune confiance en Gina parce qu’elle était incontrôlable. Je m’inquiétai car pour quelqu’un qui parlait mal notre langue, je trouvais que notre Albanaise préférée parlait beaucoup trop.

On traversa la rue pour se rendre dans ce bar tenu par des Asiatiques, autre spécialité de l’avenue de Toulouse. Nous traversâmes toutes les quatre ensemble, comme les Cavaliers de l’Apocalypse. Jenny et moi, fûmes surprises que la copine de Gina nous file le train.

-          Coquillette vient avec nous, gé vo esplique aprré !

Je pensais que j’allais devoir nous trouver une solution, mais d’autres en avaient manifestement aussi. Gina était-elle passée à la concurrence ?

Le Bar des Sports était une cantine asiatique installée dans un bar délabré, qui proposait des phos* toute la journée, plus des sushis, des nems, mais aussi du Pastis, bien évidemment. Un mélange de cuisine asiatique pour Européens ne connaissant pas la différence entre la Chine, le Vietnam et le Japon, le tout assaisonné au goût des Français du Sud. Ce n’était pas cher du tout et pas trop mauvais, à condition de ne jamais analyser ce qui était servi. C’était ouvert jusque très tard, le patron acceptait que les filles fassent leur pause chez lui : une seule condition, payer en liquide.

On s’installa au fond de la salle, on aurait dit le Club des Quatre. (Je sais qu’elles étaient cinq, mais là, il en manquait une)

*Phos = soupes vietnamiennes.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Didier Kalionian "Abribus" instagram (c) 2021

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