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Didier K. Expérience
15 juillet 2021

Bouche-à-nœuds E.4/35

 

Bouche-à-noeuds

La nuit n’avait pas été brillante financièrement parlant, c’était même un désastre : je n’avais absolument rien gagné. Généralement, le dimanche, j’étais de repos, en RTT quoi ! Mais là, il faudrait que j’y retourne. Gina et Jenny n’y seraient sûrement pas, j’aurais le terrain pour moi toute seule. C’était une perspective intéressante, mais dangereuse parce que j’y serais seule justement, et en ce moment, ce n’était pas très bon. C’est dans ces cas-là qu’on prenait le plus de risques et qu’on se faisait agresser. Et en plus, la nuit du dimanche au lundi, on a affaire aux perdus de la vie et aux hommes affamés, mais je ferais contre bonne fortune bon cœur, mais pas trop quand même, faudrait pas exagérer.

Je rentrai chez moi, déconfite, ensuquée comme on dit par ici. Je partageais une petite maison avec jardin proche de l’avenue de la Liberté, avec ma mère. On l’entretenait comme on pouvait, mais on n’avait jamais assez d’argent pour faire les travaux, seules les fleurs du jardin vivaient une vie de princesse. Le proprio nous foutait une paix royale, mais il apparaissait comme par enchantement à chaque début de mois pour encaisser le loyer, toujours en liquide bien sûr !

Sinon, pour les vœux du Nouvel An et ses étrennes, comme il savait qu’on n’avait pas d’argent à jeter par les fenêtres, il me réclamait avec insistance la gâterie « spécial Mère Noël » que je lui prodiguais vite fait bien fait, et basta… J’avais eu le malheur de lui parler de mon métier, et s’il avait fait le dégouté au début, il s’était vite rapproché pour en profiter malgré moi… L’avenue était bruyante et puait les gaz d’échappement l’été, mais sans nous, cette maison serait à l’abandon depuis longtemps car personne n’aurait eu envie de vivre là-dedans. Donc, c’était un échange de bons procédés, finalement. Du qui perd gagne, quoi ! De toute façon, on n’avait pas le choix.

Heureusement qu’elle était là, la pauvre vieille ! On vivait plus sur sa retraite que sur ma paie, mais je tenais à participer aux frais du ménage quand même : on a beau être la fille de sa mère, on a sa fierté ! A 7h30 du mat, je savais qu’elle ne dormait plus, mais qu’elle attendrait que j’aille dans ma chambre pour se lever. Nous nous entendions plus ou moins bien, nous nous engueulions souvent, mais étions solidaire dans l’adversité. Nous formions une véritable équipe quand il s’agissait de survivre. Ma mère n’avait jamais rien objecté concernant mon boulot, elle avait elle-même pratiqué étant jeune : les chiens ne font pas des chats, n’est-ce pas ? Mais des chattes, évidemment !

Bien sûr, nous divergions sur presque tout, mais la famille, c’est sacré, parait-il. Et puis on n’a qu’une seule mère, et la mienne me foutait la paix, c’était déjà ça.

Seulement, le matin, nous avions chacune nos têtes de déterrées. Ma mère, parce qu’elle sortait du lit comme Dalida de sa tombe, et sans maquillage, ce n’était pas beau à voir ! On n’avait qu’une envie, celle de recoucher la momie. Et moi, parce que j’avais l’impression de rentrer du cimetière. Bref ! Nous nous faisions peur toutes les deux, alors on s’évitait ! Et puis, je n’avais pas franchement envie de parler de boulot ou de l’entendre geindre à cette heure-là.

Je savais qu’elle était levée quand j’entendais la vieille cafetière cracher sa vapeur. Elle démarrait immuablement la journée par faire couler un café. Après le son de la cafetière, je sombrais comme une masse, la tête enfoncée dans mon oreiller.

Esmeralda Magnol, c’est ma mère (ça ne s’invente pas un prénom comme celui-là), les cheveux noirs de jais toujours tirés en chignon, me réveillait vers 13h pour déjeuner avec elle, puis je retournais me coucher jusqu’à 15h environ.

Donc, après le signal du départ de la locomotive à café, je pionçais. Toujours très mal, surtout avec cette chaleur. Le week-end, j’évitais de prendre des cachets pour dormir, puisque le dimanche je ne travaillais pas, je n’en avais pas besoin, je laissais faire la nature. Mais cette fois-ci, je n’y couperais pas, j’irais au boulot. Cependant, je fis comme pour tous les dimanches, je laissai le Lexomil de côté. Tant pis, j’irais sur le tarmac avec un Red Bull ou mieux si je trouvais une ligne de coke.

Je ne me souvenais jamais du temps que j’avais passé à dormir, mais j’entendais toujours ma mère m’appeler pour passer à table. Souvent, dans mes rêves, j’entendais la voix de ma mère quand j’étais enfant, c’était charmant. Puis, cette voix se transformait pour prendre le timbre hideux de la sorcière dans Blanche Neige de Disney.

-          Marly ! Marly ! C’est l’heure ! Viens à table, ma fille ! C’est prêt et j’ai faim, hurlait-elle.

Ma mère ne me réveillait pas en douceur, non ! Elle criait mon nom, de la salle de séjour, jusqu’à ce que je sois levée. La princesse ne vivait que dans mes rêves, mais la sorcière partageait bien mon quotidien.

Alors je me levais difficilement, sans l’aide d’une grue, tout de même. J’enfilais un peignoir qui cachait plus ou moins mes petites rondeurs, chaussais une paire de chaussons informes qui avaient sûrement appartenu à Mathusalem avant, mais j’étais bien dedans. Puis je me trainais lourdement et nonchalamment jusqu’à la salle de séjour. Là, je me faisais agresser par un mélange d’odeur de clopes, de café réchauffé, et de bœuf bourguignon qui marinait dans sa sauce. Bien sûr, la télé était allumée, les images criardes étaient insupportables pour des yeux à peine réveillés, le son était toujours trop fort, et le dimanche, j’avais droit en plus, à une rediffusion de « Vivement dimanche » avec Drucker. Toute cette violence dès le lever, je me sentais heurtée de plein fouet. Un truc à vous faire retourner au lit pour la vie !

-          Alors, tu as bien dormi ?

-          Bof ! Comme d’hab., quoi !

-          Bon, bah tu as bien dormi, alors ! C’est déjà ça !

Premier geste de la journée, j’allumai ma clope, puis je me servis une grande tasse de café noir très sucré. Généralement, je touillais le breuvage jusqu’à ce que ma mère me demande d’arrêter, parce que ça finissait toujours par l’énerver. Je dois dire que je le faisais exprès, et immanquablement, ça me faisait rire.

-          Alors, tu as bien « travaillé » ?

Voilà, la question qui fâchait et qui n’était pas dénuée d’arrière-pensées. Mais, je me devais d’être franche, parce que ma mère ne ramassait pas l’argent par terre non plus : ça ne poussait pas dans le jardin, comme elle avait coutume de dire.

-          Non ! Je n’ai pas fait un seul client ! C’était nul ! J’ai dépensé de l’essence pour rien cette nuit.

-          Ah ? Et les autres ?

-          Elles ont bricolé, mais rien de terrible.

-          Mais, il n’y a plus d’hommes dans cette ville ? Tu t’y prends peut-être mal pour les attirer, non ?

-          Maman ! Ce n’est pas le moment de me gonfler avec ça. J’y retourne ce soir, si tu veux savoir. Tant pis, je ne te tiendrai pas compagnie cet après-midi.

-          Ah ! Tant mieux !... Je veux dire, pour la nuit prochaine, tant mieux. Tant pis, pour cet après-midi, même si je vais me retrouver seule, encore une fois.

Ma mère ne sortait que pour aller faire les courses au Carrefour City du coin. A part ça, elle passait sa vie dans le jardin à s’occuper de ses fleurs, sans parler à qui que ce soit. Alors, dès qu’elle le pouvait, elle m’accablait de paroles, elle me saoulait jusqu’à l’overdose, comme une gamine qui avait des milliers de questions à poser et qui enchainait les sujets sans jamais attendre les réponses.

-          Faut vraiment que tu ramènes de l’argent parce que le frigo est vide et le gars du Carrefour ne veut plus me faire crédit, tant que je n’ai pas payé l’ardoise en cours.

-          Combien ?

-          Je ne toucherai pas ma pension avant la fin du mois, tu sais que je fais attention alors…

-          Okay, d’accord, stop, j’ai compris. Alors, combien ?

Elle me fit ses yeux de biche, sa bouche pulpée de rouge criard trembla, elle réfléchissait à la somme qu’elle allait m’annoncer. Puis, elle prononça doucement, délicatement :

-          150€ serait bien.

Je tirai sur ma clope comme si je pompais de l’énergie vitale, alors que ces sucettes à cancer finiraient sûrement par me tuer un jour. Ça me donnait aussi un air supérieur, comme si c’était déjà dans la poche : je l’avais vu faire dans un vieux film, la scène m’avait plu… Je savais qu’elle s’en sortirait avec 100€, c’était sa façon à elle de me stimuler.

Le principal étant quasiment réglé, elle me servit en frichti du jour : soit le bourguignon.

-          Il fait 40° dehors, et toi tu nous fais du Bœuf Bourguignon. T’es pas un peu fêlée ?

-          Bah, c’est bon et ça change un peu. Attends que ça refroidisse, c’est bon aussi comme ça… Et puis c’est tout ce qui restait dans les placards.

Généralement, j’abandonnais au bout de deux coups de fourchette. Le café et le repas du midi ne s’accordaient jamais chez moi, mon estomac rendait l’âme avant. De toute façon, je n’allais pas tarder à retourner me coucher : il fallait que je sois en forme pour aller bosser cette nuit, et ça, ce n’était jamais gagné.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Didier Kalionian "Abribus" instagram (c) 2021

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