Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Didier K. Expérience
14 juillet 2021

Bouche-à-nœuds E.3/35

 

Bouche-à-noeuds

J’avais rejoint les filles sans trop de conviction cette nuit-là. D’ailleurs, je planais plus qu’autre chose. Je laissais Jenny aborder les voitures qui s’arrêtaient devant nous, je lui laissais tous les clients, pas envie de compétition entre nous, je restais assise sous l’abribus. Sûrement le contre coup de la descente d’adrénaline : je baillais aux corneilles à m’en décrocher la mâchoire, pas vraiment le bon truc pour attirer le client soi-disant excité.

Je ne culpabilisais toujours pas pour autant, bien au contraire. De temps en temps, je jetai un coup d’œil à mon cran-d’arrêt, bien au chaud dans mon sac à main. Je n’osais plus le prendre, de peur de plus pouvoir le quitter. D’ailleurs, plus j’y pensais, et plus je me disais que ça avait été facile. Trop facile, même. Fallait que je me méfie de moi, maintenant. Car comme on dit, « on est aussi son propre ennemi ». Je ne pouvais pas tout régler d’un coup de surin, il fallait que je redescende sur Terre et plus vite que ça.

Seulement, je n’étais pas au taf pour le plaisir, mais pour gagner de l’argent. Jenny se tapait tout ce qui bougeait, sans faire la fine bouche, qu’elle avait en cul de poule, d’ailleurs. Mais plus l’aube approchait et plus les voitures se faisaient rares, et plus Jenny titubait. Gina faisait son cirque, surtout quand elle apercevait des rebeus au volant. Elle avait pas mal de succès avec eux, surtout vers 5h ou 6h du matin : les mecs ne tenaient plus dans leur pantalon et c’était le bon moment pour les soulager.

A partir de 6h, le premier bus de la ligne 6 faisait son apparition, c’était le signe qu’il fallait qu’on décampe. D’ailleurs, Jenny le prenait dès qu’elle l’apercevait pour rentrer chez elle, direction la Mosson. Ce matin-là, elle monta dans le bus tel un robot, mettant une plombe pour scanner son pass TAM, tanguant entre les sièges jusqu’au fond. Le chauffeur attendit patiemment qu’elle aille s’avachir pour redémarrer, connaissant sûrement le personnage. Je lui avais fait un petit signe avec la main, mais avait-elle les yeux encore en face des trous pour le voir ? Elle m’envoya un baiser à travers la vitre, mais je n’avais pas vraiment l’impression qu’elle me captait. Enfin ! La nuit était terminée, pour moi aussi. J’étais lasse, pourtant je n’avais rien fait. Je rentrais bredouille.

-          T’es bizarre, toi ! Tu viens à ché pas quelle heure, et tu ne fais pas de mecs ?

-          Lâche-moi, Gina ! Ce n’était pas mon jour cette nuit ! C’est tout !

-          Ouais, c’est ça ! T’es bizarre, ma chérie. Gé té vue avec mes yeux. Gé sé cé qué gé vois, moi !

-          Tu me saoules ! Allez, je rentre ! A ce soir !

-          Tu raccompagnes moi maison ?

-          Non ! Tu prends le bus ! Les Albanaises, ça roule en bus ! dis-je en riant. La voiture, c’est trop cher pour toi.

-          Connasse, toi ! lâcha-t-elle en me pointant du doigt.

Gina titubait sur ses hauts-talons, on aurait dit un cheval sur des béquilles. D’ailleurs, après avoir taillé des pipes toute la nuit, elle avait des lèvres gonflées à faire pâlir une jument. Sa perruque blonde était décoiffée, le rimmel avait coulé, le maquillage sombré. Ses paupières ne suivaient plus ses yeux qui puaient la fatigue. Pourtant, Gina ne buvait pas d’alcool, carburait plutôt au Red Bull toute la nuit. Elle cumulait son service de nuit avec un travail de jour, mais en version Gino, cette fois-ci. La fatigue s’accumulait, elle récupérait le dimanche où elle dormait toute la journée non-stop.

Elle avait un petit sac à dos qu’elle cachait près de son abribus, où elle avait des affaires de rechange. Elle chaussait une paire de baskets souples à la place des talons-hauts, elle remplaçait sa perruque par une casquette, et sa tenue affriolante par un pantalon de survêtement. Pas question pour Gino de rentrer dans sa cité à Alco, habillé en voiture volée. Tout le contraire de Jenny, qui elle, s’en foutait complètement…Pour passer inaperçu dans son quartier, il y avait plus simple : il suffirait de porter une burqa pour devenir invisible, mais draguer en version islamiste n’était pas le plus recommandé pour se faire des clients sur l’avenue d’Assas.

Voilà, il était prêt ! Il n’avait plus qu’à monter dans le bus, comme n’importe quel garçon qui allait travailler dans le centre de Montpellier, la tête en vrac, en plus. Quand le bus arriva, il me fit un gentil doigt d’honneur en guise d’au revoir, pas content de devoir rentrer en transport en commun. Il ne m’en voulait pas, c’était juste sa façon d’avoir le dernier mot. De toute façon, on se reverrait sûrement la nuit prochaine.

Moi, je ramassai mes affaires tranquillement. J’étais lasse mais pas fatiguée, je serais bien allée boire un café dans un bar, j’en connaissais un avec une belle terrasse sous les parasols près de l’aqueduc, La Cigale qu’il s’appelait. Tôt le dimanche matin, il n’y avait jamais personne, le calme y était réparateur, c’était très agréable… Je retournai à la voiture que j’avais laissée au parking des Arceaux, pour me changer un peu. Je me démaquillai sommairement, changeai de chaussures, ajoutai une paire de lunettes de soleil. J’étais en train d’ajuster ma jupe quand un homme, fortement éméché, me lança goguenard :

-          Vous êtes bien mignonne, mademoiselle ! C’est quoi votre petit nom ?

-          Vas-y ! Casse-toi, ivrogne !

-          On peut causer un peu, non ?

-          Ce n’est pas le moment de m’emmerder. Casse-toi, j'te dis !

L’homme riait comme un dingue, mais moi, il ne me faisait pas rire du tout. J’empoignai mon sac à main et me saisit discrètement, mais fermement de mon cran-d’arrêt. Contrairement à cette nuit, je tremblais. Je ne pouvais pas le suriner comme l’autre. Après tout, ce n’était qu’un relou. Fallait que je me calme, mais l’autre restait planté là comme une asperge au lieu de me lâcher la grappe.

-          On ne va pas faire des histoires pour si peu, hein ? Je sais d’où vous venez, hein !

-          Barre-toi ou j’appelle ! hurlai-je.

Il titubait, branlait du chef, mais réussit à faire demi-tour en maugréant, me laissant enfin seule. J’avais très bien compris ce qu’il voulait, mais fallait pas exagérer non plus. Quand le mec ressemblait à un sac à pinard, c’était hors de question. Et puis, je n’allais quand même pas lui faire une pipe entre deux voitures, en plein jour. Ce n’était pas correct pour les employés municipaux qui travaillaient pour ce parking ni pour les passants. Il y a des choses qu’on ne peut pas faire à la légère. J’inspirai profondément puis j’expirai plusieurs fois pour me détendre, mais ça ne fonctionna pas comme je l’espérais, je me sentis soudainement oppressée au niveau de la poitrine. Je me mis à tousser fortement, un glaviot se décrocha de ma glotte que je crachais par terre comme si j’allais vomir mes tripes. A cause de ce lourdaud, j’étais passée de la lassitude à l’énervement. Le besoin d’un café à l’ombre d’une terrasse n’avait plus du tout le même charme : la Cigale chanterait pour moi une autre fois.

J’avais desserré l’étreinte sur le manche de nacre, mais mes doigts restaient crispés. J’essayai de détendre mes articulations en frottant ma main contre ma jupe. Je perds mon calme trop facilement, songé-je. Je n’avais pas pensé qu’un nouveau problème surgirait : quand on peut se défendre, on a tendance à vouloir tout régler sans discernement. Bon, ce nouveau cas de conscience attendrait. Simplement, il fallait que j’entretienne ma détente car les gens qui veulent nous agresser, nous adressent rarement un faire-part avant.

Bon, je levai les yeux au ciel et envoyai une vraiment très courte prière à la Vierge Marie de Sainte-Thérèse lui promettant que je me tiendrais mieux la prochaine fois, mais c’était aussi sans garantie : pas comme chez Darty, quoi !

Je récupérai le ticket que j’avais glissé sous le pare-brise et je me dirigeai tranquillement vers la guérite pour payer au guichet automatique. D’autres personnes arrivaient pour régler, ceux qui venaient pour le marché et les noctambules qui allaient se coucher. Il ne devait pas être plus de 7h, le soleil était levé, il faisait bon, il était l’heure d’aller tâter mon lit. Enfin !

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Didier Kalionian "Abribus" instagram (c) 2021

(Si cette histoire vous a plu, n’oubliez pas de liker. Merci. Retrouvez la communauté des lecteurs sur Facebook, DKalionian BlogImaginaire)

Publicité
Publicité
Commentaires
Didier K. Expérience
Publicité
Archives
Newsletter
11 abonnés
Visiteurs
Depuis la création 21 451
Publicité