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Didier K. Expérience
2 mai 2023

Promène-moi Dans Les Bois (Histoire Complète)

Promène

"Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle".

Crédit photo : Didier Kalionian « Soleil Couchant »  © 2019 - 2022

Le Blog Didier Kalionian Expérience © 2020 - 2022

Didier Kalionian © 2022

1

   C’est encore l’été, je ne sais pas quoi faire. Je donnerais n’importe quoi pour sortir d’ici. Je reste allongé des heures sur ce lit, alors que je pourrais… je ne sais pas moi, je pourrais courir, je pourrais dévaler des pentes, je pourrais me rouler dans l’herbe, je pourrais attraper des oiseaux… Non ! pas les oiseaux ! Eux, doivent rester libres… Ah oui ! Je voudrais m’envoler si je pouvais. Je divague pour calmer mon ennui, mais mon esprit a du mal à vagabonder entre ces quatre murs. Les médicaments censés me soigner m’anesthésient le cerveau et mon imagination est au ras des pâquerettes. D’ailleurs, je ne sais même plus à quoi ressemble une pâquerette. C’est toujours quand on est privé de quelque chose qu’on s’aperçoit du manque : et là, je suis en manque de liberté.

Ma chambre n’est pas désagréable. Elle est bien agencée. Enfin, avec le strict nécessaire pour rendre une chambre d’hôpital vivable, je devrais dire opérationnelle ; voyez plutôt : un lit, une table, une chaise, une petite salle de bain qui comprend un lavabo et un WC, et une télé. L’univers hospitalier ressemble étrangement à l’univers carcéral parfois. L’agencement est le même que dans les cellules mais sans barreaux aux fenêtres. Cela dit, je n’ai pas plus le droit de sortir que les détenus... On a eu la bonne idée de peindre les murs avec des couleurs pastel, un bleu-vert qui me rappelle la mer ou le ciel, c’est selon mon envie ; sinon tout est blanc. Mes draps, mes couvertures, mon pyjama et ce sol crayeux, ce balatum plastifié, quatre carreaux pour un mètre carré, tout est couleur blanc-paradis. J’ai compté chaque carreau plusieurs fois, et pourtant, je ne trouve jamais le même nombre. Donc ma chambre ferait entre douze et quatorze mètres carrés, ça dépend des jours.

J’avais demandé une chambre, seul, mais il n’y en avait plus. J’ai un jeune voisin, enfin, plus jeune que moi, en face de moi… Il est là depuis plusieurs semaines mais je ne sais toujours pas comment il s’appelle. Il est connecté à son téléphone du matin au soir ; soit il regarde son écran, soit il a d’énormes écouteurs sur les oreilles, ou parfois les deux en même temps. Je pense que l’humanité rentrera en contact avec une civilisation intergalactique inconnue, bien avant qu’on n’arrive à se parler.

Heureusement, mon lit est proche de la fenêtre et la vue n’est pas si mal. C’est le seul cadeau de cet hôpital, j’ai une vue imprenable sur une forêt, et au loin la mer. Quand je peux laisser la fenêtre ouverte, des embruns chargés d’iode m’arrivent aux narines et me revitalisent sûrement plus que n’importe lequel de ces foutus traitements.

En plus de la fenêtre, il y a la télé : l’autre lucarne du bonheur. Si j’entrevois la liberté derrière la fenêtre, j’en distingue une autre en regardant les programmes. Mon voisin et moi, regardons le télé-achat en silence, religieusement, à 9 heures tapantes : on ne manquerait notre messe pour rien. On ne s’est jamais concertés, on sélectionne et on regarde, c’est tout. Ça nous relie au monde des actifs, celui qui nous manque cruellement. Puis, on bloque tout le restant de la journée sur ARTE, aucun de nous deux n’osant changer de chaine, de peur de passer pour un plouc. Je fais une exception pour le mercredi soir, c’est soirée foot et mon voisin kidnappe littéralement la télécommande, mais je fais comme si je ne savais pas.

Je suis arrivé ici en ambulance, en urgence absolue, toutes sirènes hurlantes, manquait plus que le tapis rouge : la classe, quoi ! …Heureusement que j’étais avec des amis lors de mon attaque, sinon je n’aurais jamais pu raconter cette histoire. Cependant, j’ai une aversion pour les hôpitaux, je ne m’y sens pas bien : rien que d’y être me rend malade.

J’ai eu un infarctus, je suis hospitalisé depuis deux semaines et j’entame ma troisième et dernière semaine. Cependant, je n’ai pas encore de date exacte de sortie. J’ai subi un triple pontage coronarien, l’opération s’est bien déroulée, et tout serait en ordre mais je me sens faible : mon séjour a été prolongé en soins de suite et de réadaptation cardiaque. D’après mon médecin, la situation serait normale, mais je n’y crois pas. Car, si tout va bien, pourquoi ne puis-je pas sortir d’ici ?

-          Bonjour André. Comment allez-vous ce matin ?

-          Bonjour ma sœur ! ça va !

-          Ah ! L’humour est là, donc ça va !

-          Non ! j’ai envie de fumer !

-          Pas possible.

-          J’ai envie de danser !

-          Pas possible.

-          J’ai envie de faire l’amour !

-          Ça vous arrive encore à votre âge ? Quand on a soixante ans, on ne pense plus à ça, non ? … Et ce n’est pas bon pour votre petit cœur… A part ça ?

C’est notre ping-pong du matin.

-          Pourquoi nous réveille-t-on à 7h du matin ? Je n’ai rien à faire de la journée. C’est le matin que j’ai envie de dormir, surtout pas à 9h devant le télé-achat…

-          Je vous l’ai déjà dit, je dois commencer par vous prendre la température. Comme tous les matins à 7h.

-          Ah oui ! ça vous plait de me mettre le thermomètre, hein ?

-          J’adore vous le mettre sous les aisselles…

L’infirmière enlève le thermomètre, regarde la ligne rouge du mercure.

-          37,5° ! C’est parfait. Vous allez bien. A tout à l’heure.

-          Donc, je peux sortir ?

-          C’est le médecin qui décide, pas moi.

Voilà, nous jouons ce sketch tous les jours. Quasiment les mêmes phrases débitées à la même heure par Bérangère et moi. Ça change quelque peu quand Bérangère n’est pas en service, mais à peine, le spectacle est en place… La prochaine apparition d’un membre du corps médical ne se produira pas avant 10h, pour m’emmener faire de l’exercice, c’est-à-dire marcher le long du parking, en lisière d’une zone arborée, ou faire du vélo d’appartement dans la salle de sport jusqu’à midi. Faire du vélo est un bien grand mot, je pédale plutôt dans la choucroute, c’est juste pour faire circuler le sang dans les jambes. Je suis nul en activité physique, mais j’aime bien marcher ; je suis volontaire pour m’échapper dès qu’il faut sortir du bâtiment. Lorsque j’y retourne, l’odeur qui y règne m’envahit à nouveau : un mélange de divers produits chimiques et d’eucalyptus. C’est parfois agréable, parfois non, c’est comme de la guimauve sucrée très entêtante.

A midi, on nous emmène au réfectoire. Je suis toujours accompagné par un ASH : des fois que j’aurais un malaise… C’est un vrai calvaire pour moi. Il faut que je supporte les autres malades et de les voir, me rend encore plus patraque. Il faut aussi ingurgiter cette cuisine, alors que j’ai encore du mal à mâcher, à avaler. A cause de mon opération, j’ai perdu quelques kilos que je ne suis pas presser de reprendre. Ce qu’on nous donne est tellement mauvais, que ce n’est pas demain la veille, que ma courbe de poids va s’inverser.

Après ce calvaire, je fumerais bien tout un paquet de cigarettes, mais c’est interdit. Sous peine de mort.

J’attends avec impatience la visite de mon médecin, qui ne passe pas avant 15h. Je lui pose toujours la même question, un rituel entre nous.

-          Quand vais-je pouvoir sortir, docteur ?

-          Bientôt ! je vous le promets.

Ensuite je suis bon pour une sieste jusqu’au diner, que je prends dans ma chambre vers 18h, puis on nous prépare pour la nuit.

Sinon Bérangère a raison : pour le moment, je n’ai plus envie de faire l’amour, ma libido est au point zéro. Je pense que c’est dû au traitement qui me transforme en légume. En anglais, on dit « vegetable », c’est le bon terme, je végète dans mon eau de cuisson, sans sel, sans rien… Ce n’est pas le même scenario pour mon voisin. Parfois, ses petits gémissements étouffés, me réveillent la nuit. Lui, il ne tient plus. Mais là encore, je fais comme si je ne savais pas. Une seule question me taraude : s’il est dans la même chambre que moi, c’est qu’il a un problème de santé proche ou identique au mien ; alors, pourquoi ne suis-je pas dans le même état que lui ? Ou lui dans le mien ? La jeunesse ne fait pas tout. Bérangère refuse de me répondre, enfin, elle fait comme si ma question n’avait aucun sens.

 

2

   Encore une journée que je vois défiler dans son intégralité. Depuis quelques jours, j’ai du mal à trouver le sommeil la nuit et je n’arrive plus à faire la sieste durant l’après-midi, ce qui accentue mon ennui abyssal, pendant que mon voisin bat des records d’assoupissement. Je ne sais pas comment il fait ! Il dodeline de la tête toute la journée, le casque sur les oreilles, puis il s’endort avec, se réveille avec, il vit en permanence avec ses écouteurs. Ça m’énerve de le voir bouger en rythme constamment, mais il ne faut plus que je m’énerve, ça m’empêche de dormir.

*

Ce matin, Bérangère m’a apporté une bonne nouvelle : je vais être reçu par le médecin, celui qui m’a opéré, dans la journée. Ce qui veut dire qu’ils vont me laisser sortir bientôt. Je suis tellement excité par cette nouvelle que je suis obligé de sucer plusieurs pastilles anti-tabac en même temps pour me calmer. A cause de mon infarctus, je ne supporte pas les patches, trop fort. Du coup, je dégage une haleine mentholée qui se mélange à l’odeur d’eucalyptus, comme un avant-goût de la chambre froide qui m’attendait. J’ai perdu du poids mais heureusement je n’ai rien perdu de mon sens de l’humour.

« Bidule » a ajouté un nouvel accessoire à sa panoplie, il porte une casquette de baseball sous ses écouteurs. Il ne lui manque que des Ray-Ban pour ressembler à un pilote de formule 1, j’hésite à le lui dire, il pourrait le prendre pour un conseil. Un rien nous occupe, c’est bien !

Il fait beau et c’est un crime de rester enfermé entre ces quatre murs. J’ai hâte de faire ma promenade sur le parking. Quand je vous disais que je partageais la même vie que les prisonniers, ce n’était pas un euphémisme… Je regarde par la fenêtre, je vois la cime des arbres au loin : ce que j’aimerais me balader par là-bas. Le parking a son charme, mais on en a vite fait le tour et mon ASH ne me lâche pas d’une semelle, impossible d’aller plus loin. C’est pour mon bien, me dit-il sans arrêt. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi j’ai un accompagnateur en permanence, « ordre du docteur » m’avait-il répondu...

Il s’appelle Bertrand, il est plutôt jeune, quoi que je n’arrive pas à lui donner un âge, et il est en forme de bouteille d’Orangina : il dégage une gentillesse surprenante, qui m’agace parfois. Il a tenté de me parler, mais le problème c’est qu’il est toujours d’accord avec moi, donc impossible d’établir une vraie discussion avec des vrais arguments. Il fait semblant pour me faire plaisir. Du coup, c’est moi qui entretien sa discussion qui ne mène jamais nulle part. Ça n’a ni queue ni tête, mais il continue à répondre à mes élucubrations et le pire, c’est qu’il me prend pour un demeuré. Enfin, ça nous occupe jusqu’au déjeuner… Je ne lui en veux pas, c’est le système qui est comme ça, mais il pourrait faire un effort pour être un peu plus intéressant, tout de même. Entre mon ASH et « Bidule », je suis gâté.

Enfin, le moment tant attendu est arrivé. Mon ASH vient me chercher pour m’accompagner jusqu’au bureau de mon médecin. Pour une fois, je suis content de le revoir. Enfin, j’étais prêt depuis mon retour du réfectoire.

-          Ce n’est pas bon d’être impatient. Tout arrive à celui qui sait attendre !

-          Ouais, t’as raison mon gars ! Mais, tu n’es pas dans ma situation. Tu n’es pas malade et ce n’est pas toi qui restes croupir ici vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

-          Je disais ça, comme ça !

-          Moi aussi ! ça tombe bien ! On y va ?

Bertrand fait la moue, mais il a l’habitude de mes piques.

Je le suis jusqu’à l’ascenseur. Ma chambre est perchée au cinquième étage, alors que le bureau du docteur se trouve au rez-de-chaussée, près de la porte de sortie… Sa secrétaire me fait entrer dans l’antre. Ce n’est rien de dire que c’est surchargé en livres en tout genre. M. Rossi-Langlois est assis à son bureau, il lit un courrier, ses petites lunettes rondes sur le nez ; une blouse blanche recouvre son costume, il me fait signe de m’assoir sans lever le nez de sa lettre.

-          Merci, Bertrand ! Vous pouvez nous laisser.

-          Oui ! Merci Bertrand, imité-je sur un ton sarcastique.

Mon ASH se retire sur la pointe des pieds. Il referme la porte sans faire de bruit. Je suis sûr qu’il serre les fesses.

Maintenant, j’ai hâte d’entendre ce que va me dire M. Rossi-Langlois. Il termine de lire son courrier en marmonnant quelque chose dans sa barbe. Enfin, il lève la tête vers moi et me sourit.

-          Alors ! Comment allez-vous, André ?

-          Ben, c’est à vous de me le dire ! C’est vous le médecin.

-          Oui, bien sûr ! C’est une formule de politesse, une entrée en matière, histoire de renouer les liens entre le médecin et son patient. Vous êtes de la graine d’anarchiste, ma parole, non ?

Il sourit. Manifestement, il est satisfait d’avoir prononcé ce mot « anarchiste ». Je me contente de grimacer un rictus en guise de réponse.

-          Bon, ok ! Entrons dans le vif du sujet. J’ai d’autres rendez-vous cet après-midi… Je vous ai fait venir parce qu’il est temps de répondre aux questions que vous vous posez.

Je me raidis sur ma chaise. J’attends la phrase magique qui va annoncer ma libération imminente.

-          Tout d’abord ! Autant vous le dire tout de suite, nous ne pouvons pas vous laisser sortir pour le moment.

Je suis stupéfait.

-          Quoi ? Mais pourquoi m’avez-vous fait venir, alors ?

-          Si vous me laissez parler, je vous le dirai.

Mon cœur bat la chamade. Moi qui ne dois plus m’énerver, je suis servi.

-          Nous avons un problème avec vous… En fait, vous devriez aller bien, voire beaucoup mieux qu’auparavant. Or, ce n’est pas tout à fait le cas. Nous vous avons fait toute une série d’examens, nous avons vu et revu votre protocole… Et on ne trouve rien d’anormal. Donc, pour faire simple, nous ne savons pas ce que vous avez !

-          Mais concrètement, ça veut dire quoi ?

-          Vous avez eu un infarctus et on vous a soigné pour ça, mais il y a quelque chose qui nous alerte sur le fait que vous risquez d’en avoir un autre… J’ai bien dit, que vous risquez ! Je n’ai pas dit que c’était certain, mais c’est là. Vous avez tous les symptômes !

-          Que faut-il faire ?

-          J’ai contacté d’éminents confrères qui vous recevront dans quelques jours. On finira bien par trouver.

Je dodeline de la tête pour acquiescer. Voilà que je me prends pour « Bidule », maintenant. Je me reprends.

-          Vous pensez que ces nouveaux examens dureront longtemps ?

-          Tant que je n’ai pas l’avis de mes confrères, je ne me prononcerai pas. Ce n’est pas rien ce que vous avez eu, et vous faites toujours parti de la communauté des vivants : c’est quand même génial.

-          Personnellement, je n’accorde pas une très grande importance à ma propre vie, en tant que telle, en tout cas. Elle n’a pas plus de valeur que celle d‘une mouche ou que la vôtre, je dis ça sans mépris. Je ne suis pas un bobo écolo bouddhiste ou je ne sais quoi d’autre, je n’ai suivi aucune mode et je n’ai jamais été suicidaire ! J’ai pris conscience de l’imminence de ma mort, il y a une paire d’années, maintenant… J’ai eu la chance de vivre plus ou moins comme je voulais, mais je me suis toujours dit que si je devais mourir, pour X raisons, eh bien, je mourrais. Je ne suis pas croyant et je sais que j’irai nourrir les asticots, mais c’est un juste retour par rapport à tout le mal qu’on peut faire sur cette terre…En revanche, tant que je peux retarder le processus, je le ferai. Il y a une condition tout de même : que je puisse vivre ma vie ; car si c’est pour me transformer en légume, ça ne sera pas la peine d’insister.

Le médecin me regarde d’un air sévère, il n’est plus question de plaisanter.

-          Très bien, André… Si je comprends bien, vous vous battrez… Parfait !

 

3

   Bertrand vient me chercher. Il voit bien que j’ai le visage grave et que je suis préoccupé, mais il ne me dit rien. Il doit savoir que je ne sortirai pas tout de suite. Sa remarque de ce matin était fondée, bien sûr ! Je m’en veux d’avoir été présomptueux avant mon rendez-vous… Je le remercie chaleureusement de m’avoir raccompagné, je lui propose de lui offrir un café à la machine, mais il refuse, il a d’autres patients à voir.

Il me quitte sur le seuil de ma chambre, souriant. Bérangère entre à peine quelques minutes plus tard. Manifestement, elle vient aux nouvelles.

-          Alors, vous restez encore un peu avec nous ?

-          Oui, vous le saviez, n’est-ce pas ?

-          Bien sûr, mais je ne pouvais rien vous dire. Secret médical et secret professionnel… Sinon, comment vous sentez-vous ?

-          Je me sens un peu angoissé, mais ça va… je fumerais bien une dizaine de clopes à la suite…

-          … je peux vous réserver une place à la morgue aussi, si vous voulez. Ça ira plus vite.

Elle plaisante pour me détendre, mais ce n’est pas le moment. Et puis, j’avais oublié qu’on n’était pas seuls, « Bidule » est là aussi, avec ses écouteurs sur les oreilles. Il somnole plus ou moins, mais sa présence me gêne.

-          Venez ! dit-elle. On va allez boire un café. Je vous l’offre.

Bérangère me précède jusqu’à la machine à café. Elle sélectionne « café serré, double sucre ». Elle sourit devant mon étonnement.

-          Ne vous inquiétez pas ! Je sais ce que je fais.

Je réceptionne mon gobelet et je le hume. Ça faisait longtemps que je n’avais pas respiré une si bonne odeur : j’en ai les narines dilatées de bonheur. Moi qui détestais le café chimique quand je travaillais, là j’inspire et je m’imprègne de ce divin nectar. J’attends que Bérangère soit servie pour porter le gobelet aux lèvres… je le goute doucement, j’avale une goutte, il est brûlant.

-          Mon Dieu que c’est bon !

Son amertume me procure des frissons dans tout le corps. J’aspire la mousse, je savoure pleinement le breuvage, alors que ce n’est qu’un vulgaire café de machine qui me tordait les boyaux, il n’y a pas si longtemps de ça. Mais voilà, j’en ai été privé momentanément du fait de mon infarctus. Depuis que je suis hospitalisé, j’ai droit à un thé au lait qui ressemble plus à de la pisse d’âne lactée.

-          Je vais vous parler… mais avant, vous devrez me promettre que ça restera entre nous, hein ?

-          Je vous le promets, Bérangère.

-          Le chirurgien a dû vous dire que vous n’étiez pas complètement guéri ?

-          … et qu’il ne savait pas pourquoi !

-          En fait, vous n’allez pas si mal, mais vous ne partirez qu’après les examens complémentaires… Le café n’est pas contre indiqué, mais tout est question d’excès, vous comprenez ? Je vous ai fait boire ce café serré et très sucré pour vous montrer que vous n’étiez pas en danger, mais il reste un risque. Et on ne peut pas attendre que ça arrive, mais il y a aussi des chances que ça ne s’aggrave pas, c’est pour ça que vous rentrerez chez vous bientôt. Faites-moi confiance ! En revanche, va falloir être très prudent… Si vous suivez convenablement vos prescriptions, vous éloignerez l’échéance, sinon cette échéance se rapprochera irrémédiablement.

-          Mais le docteur Rossi-Langlois m’a dit que j’en aurai sûrement un autre, d’infarctus.

-          Personne ne peut dire ni quand ni comment vous l’aurez. Le docteur Rossi-Langlois ne s’est sûrement pas prononcé non plus. Et puis, ce n’est pas une épée de Damoclès. Je vous l’ai dit, les chances que tout aille bien, existent aussi.

-          Merci pour votre franchise, Bérangère.

L’infirmière me quitte après avoir bu son expresso. Je savoure le mien jusqu’à la dernière goute, je reste planté devant le distributeur comme un benêt qui viendrait de découvrir la lune. J’ai l’air bête avec mon gobelet à la main, mon pyjama fatigué et mes chaussons du troisième âge… Bérangère m’a rassuré, mais je ne sais pas pourquoi, je n’y crois pas. Pourtant, je n’ai qu’un souhait, que ces foutus examens supplémentaires aient lieu le plus vite possible ; si elle dit vrai, alors je serai dehors rapidement.

Je retourne dans la chambre, je fais un salut de la tête à mon ami « Bidule » qui sort de ses vingt heures de sommeil quotidien. Je ne sais pas comment il fait pour se vautrer dans l’inaction la plus totale, moi qui bouille de ne rien faire.

J’éteins la télé qui était restée allumée sans le son. Une des habitudes bizarres de mon colocataire, car à part le foot, il ne regarde que les images, ses oreilles étant toujours occupées par ses damnés écouteurs… Je me poste devant la fenêtre et je regarde le paysage qu’il me tarde de voir de plus près. Il n’y a pas de barreaux aux fenêtres ni de verrous aux portes, mais je ne peux pas quitter cette foutue chambre. Je n’arrive pas à évaluer la distance qui me sépare de la verdure. Je n’ai pas l’impression qu’elle soit si loin. Je ne sais pas pourquoi je l’imagine si proche ! Peut-être parce que je la contemple du haut de mon perchoir. Je sais surtout combien je suis essoufflé après ma promenade le long du parking… C’est le problème pour le moment, je m’essouffle assez vite, je me traine d’un endroit à un autre. Je n’ai pas encore vraiment récupéré, je ne suis pas tout à fait prêt pour partir en vadrouille, mais j’en meurs d’envie, c’est le cas de le dire !

Je m’assois sur mon lit, je scrute mon téléphone pour la millième fois de la journée. Fort heureusement, je reçois des dizaines de messages de mes amis et de ma famille : ça m’occupe bien. Malheureusement, on me textote toujours les mêmes choses : « Comment vas-tu ? », « Tiens bon ! », « Dès qu’on peut, on viendra te voir » (celle-là est un classique du genre) etc. Vu que je n’ai que ça à faire, je fais toujours des réponses circonstanciées, ça me plait de tout raconter. Même quand je vais mal et que j’ai vomi tout mon petit-déj, tout mon monde le sait. Après tout, je ne vois pas pourquoi je devrais garder pour moi ce genre de détail.

 

4

   Toutes mes journées démarrent par le même constat : je m’ennuie. Réveil à 7 h par mon infirmière préférée, qui n’est pas là ce matin. Ah ! Ce genre de détail vous change une routine pour la vie, parfois ! C’est le tour de Firmine, aujourd’hui. Elle est sympa Firmine, elle est martiniquaise, toujours le sourire aux lèvres, même pour vous annoncer une catastrophe. Puis c’est le tour du thermomètre sous le bras, du petit-déj et du sacrosaint téléachat.

Avant mon admission, j’ai ouvert une page Facebook que j’ai essayé d’alimenter quotidiennement, mais c’était devenu une vraie drogue. La nuit, dès que j’entendais le « buzz » du vibreur m’indiquant qu’une réponse avait été postée, je consultais mon téléphone sur le champ. Moi qui ai un sommeil très léger, je ne dormais quasiment plus, ça devenait n’importe quoi. Du coup, j’ai laissé tomber cette nouvelle addiction. Si je ne m’en porte pas moins mal, je dors beaucoup mieux.

Je profite que Firmine soit là pour lui réclamer une chambre pour moi seul. On ne sait jamais, des fois qu’elle soit plus cool que Bérangère ! Rien à faire, il n’y en a pas de libre actuellement, m’explique-t-elle, alors que j’ai l’impression que l’étage n’est pas complet. Je lui fais part de ma constatation et elle me répond par un rire communicatif, qui a le don de m’entrainer, mais qui ne répond pas à ma question. Je me fais avoir à chaque fois. Je vais devoir supporter mon « Bidule » encore un certain temps ! Ce type m’exaspère et son mutisme me fatigue.

-          Firmine ! Puis-je vous poser une question ?

-          Mais bien sûr, André ! Vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez.

Je la regarde fixement en faisant la moue. Je sens qu’elle se moque gentiment de moi.

-          Comment s’appelle mon voisin ?

-          Il ne vous l’a pas dit ? Ce n’est pas bien de sa part, ça. Je propose que vous lui demandiez dès qu’il aura posé ses écouteurs.

Elle part dans un rire tonitruant tout en quittant la chambre, contente de sa réplique. Puis elle repasse la tête par la porte.

-          Il s’appelle Jean-François, ou Jeff si vous faites partie de ses amis. Il n’est pas très bavard, mais ça vous l’aviez remarqué, n’est-ce pas ?

-          Qu’a-t-il eu pour être dans la même chambre que moi ?

-          On m’appelle, je vous répondrais la prochaine fois. Bonne journée.

Firmine a encore trouvé le moyen de se défiler. Mais, je connais le prénom de mon voisin de chambré. On avance… En fin de compte, il n’a pas une tête à s’appeler Jean-François, je préférais quand c’était « Bidule », ça lui allait mieux. Il ne nous reste plus qu’à rentrer en contact. Je sens monter en moi la même excitation que Christophe Colomb quand il a rencontré des indiens lors de l’accostage de son bateau sur une plage de Cuba. Une sorte de rencontre du troisième type dans une chambre d’hôpital. Moi aussi, j’ai mon E.T, maintenant. L’univers n’est pas si vaste ni mystérieux, finalement ; en plus, on y rencontre des types qui s’appellent Jean-François. Ce n’est pas du tout ce que j’espérais.

On a un peu progressé aujourd’hui : ça m’a donné faim. Le petit-déj ne devrait pas tarder à arriver. Une bonne biscotte avec du beurre sans sel, un yaourt nature sans sucre, et un thé clair avec du lait qui n’a pas dû voir un pis de vache depuis longtemps. Mais j’ai hâte de fêter ce qui restera dans les annales comme l’évènement du jour.

La dame de service pose le plateau sur la table pivotante qui s’ajuste tout près de mon ventre. A la vue de cet enchantement des papilles, mon estomac fait des gargouillis lugubres. Mais cette fois-ci, il a tort, le plateau comporte une nouveauté : un bol de café bien noir. Bérangère a dû faire le nécessaire pour changer mon régime ! J’ai même droit à un panachage de petits pots de confiture, un d’abricot et l’autre à la fraise. Je teste la gelée orange, elle est hyper sucrée, je manque de me bruler la langue et le palais, tant je n’ai plus l’habitude de manger ce genre de truc chimique : ce n’est pas mauvais, c’est juste bizarre en bouche.

Je jette un œil au plateau de Jeff, il a la même chose ; je lui souhaite un bon appétit. Il me répond d’un signe de tête, ses écouteurs doivent être déjà branchés : son cerveau doit être occupé par la musique qu’il reçoit, et ne peut pas encore envoyer les informations à sa bouche pour communiquer. Mais il m’a répondu, c’est déjà ça, car remuer de la tête est aussi une forme élaborée de communication. Je devrais le noter dans mon journal de bord, comme Christophe Colomb devait le faire pour tous les évènements qui se déroulaient lors de ses traversées.

Je savoure ce café, bien meilleur que celui de la veille à la machine. J’ai presque l’impression de consommer un produit de luxe tellement ça m’a manqué. J’exagère un peu mais c’est presque ça. Je buvais beaucoup de café avant mon infarctus, je buvais surtout pas mal d’alcool et je fumais beaucoup également. Et puis soudainement plus rien : tout m’était interdit. Depuis la discussion d’hier avec mon médecin, et son diagnostic confirmé par Bérangère, j’ai le sentiment que je dois aller mieux, sinon mon régime n’aurait pas subitement changé ; ça me permet d’entrevoir la porte de sortie… Ce café me détend, c’est indéniable. Quant à Jeff, il ne mange rien, il sirote son jus d’un seul jet, puis repousse la table pivotante vers le bout du lit. Là, l’action s’accélère, il rejette les draps en arrière, passe les jambes par-dessus bord du lit, puis se lève. Je le regarde faire, médusé. Il s’approche de moi, puis dans un geste d’une précision inouïe, me tend la main. Je regarde bêtement ce qu’il a à m’offrir : il s’agit des deux petits pots de confiture.

-          Euh !... Merci.

C’est sorti tout simplement de ma gorge. Je ne savais pas quoi dire d’autre, de toute façon. Voilà, ça y est, nous sommes entrés en contact. J’en suis presque bouleversé… Je m’aperçois que je m’étais enfoncé dans mon oreiller pendant que je le voyais approcher. Je me redresse en essayant de cacher ma gêne. Pendant une fraction de seconde, j’ai cru qu’il se levait pour m’en coller une, qu’il avait enfin deviné que je me moquais gentiment de lui. J’aurais dû me douter qu’il ne lisait pas directement dans mon esprit : ma bêtise me surprend quelque peu. Du coup, je me reprends et j’essaie de formuler une phrase intelligible.

-          C’est très gentil de votre part, j’accepte volontiers, dis-je hautainement.

-          Ce n’est rien, c’est juste deux petits pots de confiture. Je n’aime pas ça. Si tu n’en veux pas, je les garde.

J’entends le son de sa voix. C’est incroyable, ça fait des jours que j’attends ça, et juste au moment où je vais peut-être sortir d’ici, il parle, et en plus, il me tutoie.

-          Ok ! Alors, je prends.

Il s’en retourne dans son lit et reprend sa position initiale : c’est-à-dire, allongé. Puis, il enlève ses écouteurs, il va parler à nouveau, je le sens.

-          N’oublie pas de mettre le téléachat ! Ça va commencer !

C’est moi qui ai la télécommande, alors j’allume. C’est vrai, ça va bientôt commencer… Je me sens bête tout d’un coup. Je ne sais plus comment me comporter. Je réalise que je lui obéis, maintenant.

 

5

   A 10h, mon ASH, vient me chercher pour mes nouveaux examens. Ce matin, on me refait un ECG, c’est-à-dire un électrocardiogramme qui, normalement, détermine ce qui ne va pas. Bertrand me fait assoir dans un fauteuil roulant, et on se met en route aussi sec. J’ai juste le temps d’adresser un petit mot à mon colocataire :

-          A tout à l’heure !

Jeff ne me répond pas, il se contente de remuer la tête. Je comprends le signe, c’est ok pour moi. Depuis qu’il m’a parlé, je suis passé de Christophe Colomb à Robinson Crusoé qui vient d’accueillir son Vendredi sur son île. Je ne suis plus seul !

Bertrand me pousse dans les couloirs pour rejoindre l’ascenseur. J’aimerais bien le faire courir, mais ce n’est pas possible. Il y a trop de chariots et de malades qui déambulent, et puis, l’ascenseur n’est pas si loin. J’ai hâte de remonter pour entamer une vraie discussion avec mon nouveau comparse.

Bertrand me dépose dans la salle d’attente. Je ne me fie pas trop à ce qu’il me promet car j’ai déjà passé de longs moments à attendre mon tour, alors que j’étais prévu dans les premiers. En plus, ce sont des examens complémentaires, donc, il n’y a rien d’urgent, mon pronostic vital n’est pas engagé, comme on dit ici !

-          André ! je vous laisse entre de bonnes mains, on va venir vous chercher bientôt !

-          Ok Bertrand ! A dans deux heures ! ping pongé-je sarcastique.

Il me sourit. Il sait comme moi que mes examens auront lieu avant la pause de midi, mais comme il est à peine 10h passées, ça laisse une marge aux techniciens pour me prendre en main… Heureusement, j’ai pris mon téléphone, je peux consulter mes messages et y répondre. Je peux même regarder les infos. J’aurai dû demander son numéro à Jeff, Je lui aurais envoyé des textos : ça occupe bien, ça !

Ah ! La cardiologue vient me chercher : c’est plus rapide que je ne l’aurais cru. Je remarque tout de suite ses longues jambes qui se fichent dans des sabots bien usés. C’est une belle femme, sa blouse blanche cintrée lui va à merveille, mais le sourire ne fait pas partie de sa panoplie, on dirait… Elle me demande de sortir de mon fauteuil et de la suivre dans la salle. Là, je me retrouve nez à nez avec un vélo d’appartement… Elle m’explique que je vais pédaler un moment et qu’ensuite, elle procédera à l’examen, c’est-à-dire à un ECG d’effort. Je la regarde fixement, un peu inquiet.

-          Je sais que vous faites déjà du vélo ergonomique pour faire circuler le sang dans vos jambes, mais là, à l’issue de la séance, je vous ferais un ECG. Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer.

-          Ja wohl ! Herr Doktor !

C’est sorti tout seul. Elle grimace, l’humour n’est pas son fort, on dirait. Je ne parle pas l’allemand, je ne sais pas si j’emploie le bon terme, cependant, ça me fait rire, et je me sens bien, tout de même.

Allez, un signe de tête furtif, puis je monte sur le vélo. Je pédale comme si je me promenais au bord de l’eau. La cardiologue me demande d’aller un peu plus vite pour que mon effort soit enregistré. Je n’avais pas remarqué, mais je ne suis pas tout seul dans la salle, il y en a deux autres qui pédalent, ils sont déjà rouges et en sueur. J’espère que je ne vais pas me retrouver dans le même état… La cardiologue passe de l’un à l’autre pour voir si tout va bien. Celui qui est tout rouge s’arrête net, il n’en peut plus. Le médecin le fait assoir doucement, prend son pouls, puis appelle un collègue pour qu’il prépare la table pour faire l’ECG. L’ASH arrive avec un brancard roulant, fait allonger le gars rougeot, et repart avec.

Au bout de quelques minutes, la cardiologue vient vers moi, me fait signe d’arrêter et de descendre. Elle me fait assoir et me demande si ça va. Elle en profite pour prendre mon pouls. Elle note le résultat sur une fiche, puis appelle son collègue qui apparait en poussant son brancard.

J’ai déjà passé un ECG, donc je ne suis pas très surpris de la façon dont ça se déroule, en revanche, je ne vois pas pourquoi j’en ferais un second. Bon, je me laisse faire, ça m’occupera un moment ; la cardiologue répondra à mes questions plus tard, je pense.

On m’installe sur une table, je suis sur le dos. La cardiologue place elle-même les électrodes sur mon torse nu, pendant qu’un autre m’en place sur les poignets et les chevilles, le tout étant relié à une machine. J’ai à peine le temps de me détendre que c’est déjà fini : ça ne dure vraiment que quelques minutes.

-          C’est déjà fini ? J’étais bien là ! Alors ? Comment vais-je ?

-          Le docteur Rossi-Langlois vous le dira. Il interprète les résultats mieux que moi.

-          Il lit dans les boules de cristal aussi, non ?

-          C’est ça ! Au revoir et bonne journée.

La cardiologue enchaine avec un autre patient, pas le temps de discuter, c’est l’usine ici.

Bertrand apparait presque comme par magie : pile à l’heure avec mon fauteuil roulant. Je lui fais signe que je n’ai pas besoin du fauteuil, je me sens bien.

-          Ordre du docteur Rossi-Langlois.

Ah oui ! J’avais oublié. Si c’est un ordre du patron, on ne discute pas.

Je prends mon temps pour me rhabiller, j’ajuste ma veste de pyjama, j’enfile mon gilet informe qui me tient chaud, même s’il est moche… Je consulte ma montre, il est midi, comme le temps passe vite quand on est occupé.

-          Que fait-on ?

-          Si vous alliez déjeuner ? Je vous accompagne au réfectoire.

J’acquiesce d’un signe de tête et je fais un grand sourire qui veut dire merci. Bertrand comprend parfaitement et me sourit en retour… Dès qu’on arrive dans la salle, ma première attention est de dévisager les présents ou ceux qui arrivent. En fait, j’espère que Jeff sera là. Je balaye du regard la salle de droite à gauche, et de gauche à droite plusieurs fois, et je ne vois personne.

-          Jeff ne vient pas déjeuner ?

-          Qui est Jeff ?

-          Je veux dire Jean-François, mon colocataire.

-          Ah lui ! Je ne sais pas. Il a peut-être des examens à passer, sinon il ne devrait pas tarder, je pense.

Aujourd’hui, je me rends compte d’une chose : Bertrand me parle le plus gentiment du monde, mais avec un tel détachement que ça en devient suspect, tellement ses réponses sont exprimées sur un ton monocorde, avec une voix d’une douceur extrême. Parfois, j’ai l’impression d’être déjà mort ou qu’il fait tout pour me rassurer. Seulement, cette voix calme m’inquiète plus qu’autre chose. Je trouve cette douceur inhumaine.

Je m’installe à un bout de table, je suis bien visible, Jeff ne peut pas me rater… Les dames de service s’affairent à remplir nos assiettes et nos verres, entrées, plats et desserts virevoltent aussi vite qu’elles le peuvent pour nous satisfaire. Le service est vite expédié… Mon régime a évolué : c’est bien mieux. Cependant, au bout de quarante-cinq minutes, toujours pas de Jeff en vue. Je suis déçu, moi qui espérais célébrer notre rencontre du Troisième Type : « allo la Lune ? ici la Terre, rodger ! »

 

6

   Je sors du réfectoire seul. Bertrand est déjà en main avec une autre personne, je lui fais signe que je n’ai pas besoin de lui pour remonter en chambre. Dans mon couloir, je croise les dames de service qui finissent de desservir les repas de ceux qui ne peuvent pas bouger de leur lit. Les chariots encombrent le passage, mais comme je ne suis pressé de rien, je les laisse travailler en essayant de ne pas les gêner. Cependant, je gêne quand même, je ne me déplace pas assez vite pour elles, qui manquent de me bousculer avec un de leurs chariots.

J’arrive dans ma chambre, je vois que mon lit a été fait : ça me fait plaisir. Rien de tel qu’un bon lit bien frais pour finir de ne rien faire. Je remarque que celui de Jeff est également fait, mais quelque chose m’interpelle : son placard est ouvert et il est vide… Je ressors immédiatement de la chambre, il faut que j’aille aux nouvelles. Je me dirige prestement vers la salle des infirmiers qui se trouve au milieu du couloir : en sortant de l’ascenseur, j’ai vu que l’infirmière de garde était là.

En effet, je retrouve Bérangère, ça tombe bien, ça sera plus pratique pour parler, c’est ma copine. J’entre tout de suite dans le vif du sujet, pas le temps pour tergiverser, c’est trop urgent.

-          Bonjour Bérangère, Jeff, mon colocataire n’est plus dans la chambre ?

-          Bonjour André. Non ! il est parti ce matin.

-          Mais comment est-ce possible ? Enfin, je veux dire pourquoi ? Il n’avait pas l’air d’aller mieux.

Je m’emmêle les pinceaux, je ne veux pas qu’elle croie que c’est important pour moi, mais je bafouille bêtement.

-          Normalement, ça ne vous regarde pas… Fermez la porte, je vais vous le dire.

Je m’exécute sur le champ.

-          Lui aussi, avait des examens complémentaires, mais il préfère les faire avec son médecin traitant. Vous, vous avez accepté de les faire ici. Jeff, comme vous l’appelez, est soigné, mais pas guéri. S’il fait attention, il s’en sortira.

-          Mais, ça veut dire que je ne suis pas obligé de rester ici ?

-          Vous ! Pas tout à fait. Votre cas est plus grave, vous êtes sous la responsabilité du docteur Rossi-Langlois, il a un doute sur votre état de santé, et tant que ce doute n’est pas levé, il vous auscultera sous toutes les coutures. Vous avez de la chance d’avoir un tel médecin. Mais si vous vouliez partir, oui vous le pouvez toujours, vous n’êtes pas en prison… Et puis, vous avez enfin votre chambre pour vous seul. Depuis le temps que vous nous la réclamiez, ben voilà, c’est fait.

-          Oui, enfin ! Il n’y avait pas d’urgence non plus. Depuis le temps que je le demandais, hein ! Je m’étais habitué, moi !

Bérangère me regarde en souriant.

-          Ils vont durer longtemps ces examens complémentaires ?

-          Non, je ne pense pas, mais on ne fait pas que vous réexaminer, on étudie aussi vos médicaments, il est possible qu’il y en ait un qui ne vous aille pas : pour faire simple, la combinaison entre certains médicaments ne serait pas compatible. On le saura vite.

Elle détourne légèrement le regard. Je crois que notre conversation est terminée. C’est sa façon délicate de me renvoyer.

-          Ai-je répondu à toutes vos questions ?

-          Euh ! oui, je crois… Merci Bérangère. Merci !

Je sors de la salle de garde, je referme doucement la porte. Je ne sais pas comment elle fait pour être toujours d’humeur égale, je ne l’ai encore jamais vue s’énerver, alors qu’il y aurait de quoi !

Le service du midi est bien terminé, il n’y a plus personne dans le couloir. Il règne un silence intense baigné par cette odeur de guimauve à l’eucalyptus. Je regagne ma chambre, un peu dépité. Mon prochain rendez-vous est à 15h avec le docteur Rossi-Langlois, dans ma chambre. D’ici là, je n’ai plus qu’à regarder la télé.

Ils sont malins ces gens : ils me laissent libre de partir après m’avoir dit que je n’étais pas totalement guéri. En fait, je crois que personne ne veut prendre de responsabilité, au cas où il m’arriverait quelque chose ! Ces examens s’éternisent, je n’aurais pas dû accepter de rester, j’aurais dû faire comme Jeff. Mais là, ils me tiennent, car je ne peux pas partir en cours de recherche, et je veux savoir.

Pendant que je me perds dans mes réflexions, je regagne ma chambre. Une surprise m’attend. Une femme aux cheveux blancs, mi longs, est assise sur mon lit, sa robe de chambre rose pâle s’accorde avec la couleur bleu-vert pastel des murs. De par sa tenue, elle ne passe pas seulement inaperçue, elle en devient presque invisible… Elle regarde par la fenêtre. Elle se retourne pour me voir rentrer : elle est âgée mais pas si vieille, je sens ses yeux bleus me transpercer de part en part, j’en ai une drôle de sensation.

-          Qui êtes-vous ?

-          Bonjour ! Je suis Josiane, votre voisine de la 532.

-          André ! Enchanté. Que puis-je pour vous ?

-          Pour moi, rien ! C’est pour vous que je suis là. Je vous vois regarder par la fenêtre tous les jours. Moi aussi, je partirais bien, mais je ne peux pas. Bientôt, je vous montrerai quelque chose qui devrait vous plaire. J’en suis certaine.

-          Ah !...

Qu’est-ce que c’est que ça, encore ! Je viens de quitter Jeff, mon « Bidule » du début, et voilà qu’une Josiane vient me voir pour moi. Décidément, quand je m’ennuie ça ne va pas, mais là, il y a trop de rebondissements d’un coup. Je suis soudainement content de ne plus partager ma chambre. En fin de compte, Bérangère avait raison, depuis le temps que je voulais être seul, il est temps d’en profiter.

-          Merci Josiane d’être passée. Je suis un peu fatigué, on reprendra cette conversation plus tard.

-          Bien sûr ! J’ai rendez-vous avec le docteur Rossi-Langlois tout à l’heure… Juste après vous, on se verra une fois les visites terminées. Je vous expliquerai. A tout à l’heure, André !

Je la regarde quitter la chambre, dubitatif. Cela fait plus de deux semaines que je suis à l’hôpital, et je ne l’avais même pas remarquée. Qu’est-ce qu’elle me veut ? Faudra que j’en parle à Bérangère… En attendant, il faut que je me prépare à recevoir mon médecin, j’ai plein de questions à lui poser et je ne veux pas être dérangé, ni par Josiane, ni par d’autres Bidules, ni par qui que ce soit !

 

7

   Je m’allonge sur mon lit fait, après le départ de Josiane. Elle a un peu une tête de sorcière, elle m’a fait peur tout à l’heure. Faut que je trouve quelque chose pour ne pas la revoir en fin d’après-midi.

En attendant la visite du docteur Rossi-Langlois, j’essaie de me détendre un peu. Cependant, quelque chose ne va pas, j’ai la tête qui tourne. J’ai du mal à respirer, j’ai l’impression que ma cage thoracique rétrécit. Je me sens oppressé tout d’un coup. Je porte mes mains vers mon plexus et ma gorge, je ressens une douleur. Ma mâchoire est molle : ça c’est un signe. J’ai l’impression que je vais avoir un nouvel infarctus.

Je sonne immédiatement l’infirmière, j’appuie frénétiquement sur le bouton ; normalement, trois fois suffisent pour déclarer l’urgence, surtout que je ne m’en sers jamais : ça devrait les alerter.

Mon Dieu que les secondes sont longues ! Mais qu’est-ce qu’ils font ? Je suis trempé de sueur, et j’ai froid. Pas de doute, je vais y passer, là !

Firmine apparait telle une tornade. Elle voit ma tête qui implore, elle a compris, elle repart en courant. Puis, elle revient avec d’autres personnes et tout le matériel de réanimation. En un rien de temps, je suis branché de partout. Firmine a préparé le défibrillateur et elle est prête à me l’appliquer. Elle me prend le pouls, la sueur me dégouline dans les yeux, je ne vois plus rien. J’entends encore assez bien.

-          Le pouls se stabilise, il réagit très bien. Ça semble se calmer. On va encore attendre deux ou trois minutes pour voir l’évolution.

Le docteur Rossi-Langlois, qui faisait sa visite, accourt dans la chambre.

-          Alors Firmine, où en est-on ?

-          Il redescend. Fausse alerte, docteur ! Ouf ! J’aime mieux ça !

-          Il a tous les symptômes d’un infarctus, mais ce n’est pas ça !

Firmine retire tout ce qui était branché sur moi et me couvre avec ma robe de chambre.

-          André ! Vous m’entendez ? souffle le médecin.

-          Oui Docteur !

-          Rien de grave, vous avez fait un malaise, vous allez vous reposer maintenant…

Puis se tournant vers l’infirmière.

-          Firmine ? On est fixé maintenant, on sait dans quelle direction chercher.

Firmine acquiesce d’un signe de tête.

Les autres personnes me soulèvent du lit, tirent la couverture, et me reposent en me recouvrant jusqu’au cou.

-          Tout va bien ! Firmine va s’occuper de vous. On va vous laisser dormir, mais ne vous inquiétez pas, quelqu’un passera toutes les demi-heures.

Voilà, c’est fini, je me sens bien, une douce chaleur m’enveloppe et je m’endors, je ne sais déjà plus où je suis.

 

8

   Je me réveille aussi doucement que je m’étais endormi, sauf qu’il fait nuit. Je ne suis donc pas mort : c’est une bonne nouvelle. J’ai encore les yeux plein de sommeil, j’ai du mal à les ouvrir, mais je distingue une silhouette assise au bout de mon lit. Je réalise qui c’est : je sursaute !

-          Bonjour André ! Alors, ça va mieux ?

-          Josiane ? mais qu’est-ce que vous faites là ?

La sorcière du 532 est revenue. Quelle vision d’horreur ! En fin de compte, je ne suis peut-être plus de ce monde, je viens d’arriver dans l’autre et je suis puni.

-          Je suis mort ?

-          Mais non André ! Vous êtes bien vivant, c’est l’essentiel. Je vous ai veillé toute la journée d’hier et une partie de la nuit.

-          Ah bon ! C’est gentil, ça ! Mais, il ne fallait pas vous donner cette peine !

Là, je ne sais plus quoi dire, mais j’ai quand même envie qu’elle me laisse.

-          Je vous laisse, je vais prévenir les infirmières. A tout à l’heure.

En plus, elle lit dans mes pensées.

Dans les cinq minutes qui ont précédé le départ de Josiane, Bérangère fait son apparition.

-          Ça y est ? Vous êtes enfin réveillé. Ça va ?

-          Ça a l’air !

-          Vous voyez qu’on a eu raison de vous garder. On va continuer les examens, nous sommes sur la bonne voie. On va trouver ce qui vous gêne.

-          J’ai faim.

-          C’est un bon signe. Je vais vous faire servir une collation, mais à cette heure-ci, vous n’aurez qu’un bouillon et un yaourt.

-          Et un whisky ? C’est possible ?

Bérangère me sourit mais ne répond pas à ma boutade. Elle fait quelques examens d’usage : décidément, j’ai cru y rester, mais ça n’a pas l’air de les troubler plus que ça. Je ne sais pas s’il faut s’en inquiéter ou faire comme eux !

Une bonne demi-heure plus tard, une dame de service entre dans la chambre avec un plateau. Effectivement, c’est un désert gustatif qui s’étale devant moi, une sorte d’Atacama culinaire : un bouillon clair, un paquet de gâteaux secs et un yaourt nature. Si c’est ça la récompense sur le chemin du paradis, je préfère rester en enfer, au moins on mange mieux.

J’ai à peine terminé mon diner « spécial retour sur Terre » que Josiane me gratifie de sa présence. C’est bizarre, je ne l’ai même pas entendu venir… Elle sort des pâtes de fruit de sa poche et les jette sur mon lit.

-          Je n’ai pas le droit au sucre !

-          Ah bon ? Ben, ce n’est pas grave, vous les mangerez une autre fois, alors !

Je soupire !

-          Ce soir, on va faire une balade, vous et moi !

Je souris : ça y est, elle se dévoile enfin ! Elle est folle, celle-là !

-          Vous savez, je ne suis pas folle !

Ma parole, elle lit dans mes pensées ou quoi ?

-          Non, bien sûr ! Je ne dirai jamais une chose pareille.

-          Alors écoutez-moi ! Je sais comment vous soigner…

Elle se tient debout devant mon lit, son visage est penché au-dessus du mien et ses yeux bleus perçants, me regardent bizarrement. Elle me fait peur, je n’ai pas envie de sortir, surtout après ce que je viens de vivre.

-          Mais on ne peut pas sortir. Il y a l’infirmière de garde, la nuit.

-          A partir de minuit, il n’y a plus personne, tout le monde dort. A cause des restrictions budgétaires, il n’y a plus qu’une infirmière de garde pour tout le bâtiment et elle ne réagit que si on la sonne. Or notre étage est toujours très calme. Vous allez voir, on y entre et on en sort comme dans un moulin.

-          Ah oui ? Et on irait où ?

Elle se relève et se dirige vers la fenêtre. Puis, elle me montre le bois qui se trouve au loin.

-          Là-bas, bien sûr ! Je viendrai vous chercher.

-          Mais non, Josiane ! Allons, il est temps d’aller vous coucher.

-          A tout à l’heure !

Elle sort de ma chambre telle un fantôme, j’ai l’impression qu’elle glisse sur le sol. Elle referme la porte sans faire aucun bruit… Je suis consterné et amusé.

En tout cas, je vais déjà mieux : le traitement a dû faire son effet… Je crois que j’ai décroché le gros lot avec Josiane : elle en tient une sacrée couche. J’espère qu’elle ne reviendra pas. Non, elle a l’air trop allumée pour revenir dans quelques heures. Et puis, j’ai envie de dormir maintenant… Voilà, mes yeux se ferment, je me sens apaisé.

Je pénètre alors dans un sommeil peuplé de songes, d’îles aux senteurs moites à la chaleur régénératrice…

Je suis en plein rêve, quelqu’un m’appelle. Pourtant, je dors encore. C’est incroyable ! J’entends mon nom avec insistance, le son se rapproche, mais je n’arrive pas à identifier la voix. J’ai chaud, je me réveille doucement, j’entends encore mon nom, pourtant là, pas de doute, je ne dors plus. Serait-ce un rêve éveillé ? J’ouvre enfin les yeux.

-          André ! C’est l’heure, il est minuit passé. La voie est libre. Allez, dépêchez-vous, on va sortir.

-          Josiane ? Qu’est-ce que vous faites là ?

-          Allez, debout !

-          Mais non ! Je ne vais pas sortir, je suis malade. J’ai failli mourir aujourd’hui.

-          Moi aussi, et vous mourrez sûrement, si vous restez là à attendre que ça se passe.

-          Pourquoi devons-nous sortir la nuit ?

-          Parce que le jour on ne nous laisserait pas ! Et puis, la nuit, les ondes sont différentes, on communique bien mieux avec notre environnement. Cette nuit est propice, c’est la pleine lune.

-          Mais je ne veux pas me transformer en loup-garou, moi !

-          André ! Un peu de sérieux, s’il vous plait !

J’écarquille les yeux, je n’y crois pas : c’est moi qui ne suis pas sérieux ? Puis, je me surprends à sortir de mon lit, Josiane me tend ma robe de chambre, j’enfile mes pantoufles informes. Elle me prend par la main et je me surprends encore à la suivre comme un enfant. Ma volonté est comme annihilée devant la sienne.

On traverse, main dans la main, le couloir plongé dans l’obscurité de la nuit, on longe la salle de garde non éclairée, qui a l’air vide, jusqu’à l’ascenseur qui nous attend. Je suis éberlué par le silence et par la maitrise de Josiane. Nous descendons sans encombre jusqu’au rez-de-chaussée, puis nous dirigeons vers la sortie sans rencontrer âme qui vive. Là, il y a la porte, et je me dis que c’est ce qui va nous arrêter. Je baille. Josiane bricole quelque chose, je ne vois rien, je suis dans son dos, j’ai hâte de remonter. Contre toute attente, Josiane pousse la poignée et la porte s’ouvre : elle n’est donc plus verrouillée !

-          Je vous l’avais dit, c’est un vrai moulin ! Cependant, je vais bloquer le vérin de façon à pouvoir revenir tout à l’heure.

Je tiens toujours la main de Josiane, je suis épaté parce qu’elle vient de faire : on est dehors. Je me sens pousser des ailes, j’ai l’air d’un enfant, j’ai envie de courir comme si j’étais revenu dans la cour de récré.

 

9

   Mon premier réflexe est de humer l’air. Il fait frais ! Je n’avais pas ressenti l’air de la nuit depuis une éternité, je me sens revivre : cette fraicheur est vivifiante à souhait. Ça sent bon ! Je me sens bien, si on décidait de retourner en chambre, je considérerais l’expérience comme déjà réussie, mais j’ai l’impression que ce n’est pas vraiment l’avis de Josiane.

Je n’ai pas le temps d’en profiter davantage, Josiane me tire par la manche, il faut avancer, on ne peut pas rester plantés devant l’entrée toute la nuit… « Le bois n’est pas très loin me dit-elle, il y a un chemin qui part du parking, on y sera en quelques minutes… » En fait, on met une bonne demi-heure à atteindre les premiers arbustes. Je suis extenué, j’ai faim, mon ventre gargouille par moments. Josiane n’a pas l’air fatigué du tout, elle avance dans la pénombre, juste éclairé par la lune qui se déplace au-dessus de nous. Elle me jette des coups d’œil pour voir si je suis bien. Je la suis puisqu’elle me tient par la main, mais j’ai du mal à avancer un pied devant l’autre maintenant : je bute sur le moindre obstacle. Notre petite marche m’a épuisé, j’ai peur de défaillir en pleine nature.

-          Voilà ! C’est là que ça commence.

-          Qu’est-ce qui commence ? dis-je.

Josiane me lâche la main. Elle se déchausse et enlève ses chaussettes. Elle retire sa robe de chambre, j’espère qu’elle va s’arrêter là. Puis, elle m’enjoint de faire de même, je n’en ai pas trop envie, et pour le moment, je ne bouge pas… Elle dépose ses affaires en un petit tas au pied d’un arbre, puis elle se déplace lentement, en plaçant avec soin ses pieds sur le sol. L’herbe est humide et, manifestement, ça la ravit. Je la regarde faire… Puis, dans un élan que je n’avais pas anticipé, elle attrape littéralement à bras le corps les branches d’un arbuste, elle brasse le feuillage comme si elle essayait de l’embrasser ou comme si elle se lavait avec. Je reste à la contempler, stupéfait du spectacle… Elle passe d’arbuste en arbuste en foulant l’herbe le plus délicatement du monde, elle ne marche pas, elle survole.

-          Attention André ! Ne piétinez pas l’herbe. Regardez bien où vous mettez les pieds, il ne faut rien écraser, il faut respecter tous les éléments si vous voulez que ça marche.

Je ne réponds pas. Je ne comprends pas ce que je fais là de toute façon. Je me sentais en sécurité sur le parking, mais là, dans la forêt, je ne sais plus. Il règne un calme incroyable, mais chaque bruit me fait sursauter, chaque craquement me surprend. J’entends le hululement d’une chouette et le feulement que créent les déplacements de Josiane, j’ai l’impression de participer à un rite de sorcière. Manquerait plus qu’il y ait des serpents… ou des araignées. Faut pas que j’y pense.

-          Venez ! J’ai trouvé !

Qu’est-ce qu’elle a trouvé, bon Dieu ? J’ai envie de rentrer. Je commence à avoir froid, moi. Josiane ouvre les bras et enserre le tronc d’un arbre. Elle l’embrasse, quoi. Je me sens gêné, je ne sais vraiment plus quoi faire. Elle reste dans cette position cinq bonnes minutes, qui me paraissent une éternité. Puis, elle vient vers moi et me tire par la main pour me faire toucher l’écorce de l’arbre.

-          C’est un épicéa ! Cet arbre dégage des ondes qui sont particulièrement efficaces.

J’hésite, mais devant son regard insistant, je m’exécute… J’enserre le corps de l’arbre, j’y colle le mien complètement, je pose mon front contre la matière rugueuse. J’ai l’air bête, je le sais. Je ferme les yeux et j’attends. Je ne sais pas ce que j’attends mais j’attends.

-          L’épicéa sécrète des phytoncides, qui à votre contact, pénètrent dans votre corps. André, posez bien vos mains, elles pénétreront mieux. Ces secrétions sont bénéfiques pour tout le corps. Vous vous sentirez mieux après ça.

Josiane me parle doucement à l’oreille, comme si elle me transmettait un savoir secret et magique. Je ne bouge pas, je suis collé à l’épicéa.

-          Ce qui est extraordinaire, c’est que l’arbre va essayer de rentrer en communication avec vous.

-          Ah oui ? Il parle le français ?

-          Chut ! Laissez-vous faire ! Laissez faire la nature. Il communique à l’aide de phytohormones, c’est son langage, mais pour ça, il faut être réceptif. Vous comprendrez si ça marche, je vous l’assure.

Je ne sais pas si l’arbre a essayé d’entrer en contact avec moi, mais après plusieurs hululements de chouette, Josiane me demande de la suivre, elle a trouvé le végétal parfait pour moi.

-          Voilà, c’est exactement ce que je cherchais : un eucalyptus.

-          Ah non ! On en respire assez à l’hôpital !

-          Ça n’a rien à voir.

Encore une fois, je m’exécute. Je ne sais pas si ces ondes me feront quelque chose, mais en attendant, je me sens totalement envouté par Josiane : je fais tout ce qu’elle me demande. A nouveau, j’enserre l’arbre, pendant qu’elle fait de même avec un autre eucalyptus. A peine ai-je posé le front contre le tronc lisse qu’une odeur bienveillante m’arrive aux narines.

-          Qu’est-ce que ça sent bon !

-          Les arbres ont dû communiquer entre eux pour nous accueillir. Les phytohormones doivent se répandre : c’est un très bon signe.

-          Ah bon !

Je ne suis pas sûr que cette salade new-age fonctionne vraiment, mais je me sens bien, c’est déjà ça.

Josiane dépose tendrement un baiser sur l’écorce, je fais de même avec un mimétisme qui me surprend mais me fait plaisir.

-          Je ne savais pas que les arbres aimaient être embrassés ?

-          Non, ça c’est juste parce que j’aime bien le faire. Scientifiquement, ça ne sert à rien.

Cette fois-ci, j’ai vraiment l’air bête.

-          Il est temps de rentrer. Allez, dites au revoir.

On retrouve nos chaussures et nos chaussettes, ça tombe bien parce que j’ai les pieds mouillés. Je n’avais pas fait attention à l’humidité de l’air, mais ma robe de chambre m’a manqué : je suis content de la remettre. J’ai froid.

Josiane me donne la main, elle a un sourire à décrocher la lune, elle est heureuse, ça se voit. Je lui souris également ; c’est incroyable comme tout ce qu’elle fait est communicatif… Nous arrivons tranquillement devant la porte d’entrée. Josiane débloque la poignée et nous pénétrons dans l’hôpital toujours aussi désert. Nous ne sommes sortis qu’un couple d’heures, pourtant j’ai l’impression que notre absence a duré plus que ça : comme si le temps s’était arrêté, puis venait de reprendre sa course soudainement.

Nous reprenons l’ascenseur jusqu’à notre étage. Elle m’accompagne jusque devant la porte de ma chambre, et avant de me quitter, me lance.

-          A demain, on recommencera !

 

10 

   Je me couche ravi. Je ne sais pas si notre escapade nocturne a servi à quelque chose, mais je suis au moins content de moi. Il ne me reste plus que quelques heures avant d’être réveillé par mon infirmière préférée… Je m’endors avec ce mot de « phytoncides » dans la tête : il faudra que je sache ce que ça veut dire, tout de même. Je me demande où Josiane a appris tout ça ? En fin de compte, elle est plutôt surprenante comme petite bonne femme.

Je suis encore tout excité mais je me force à dormir. Je ferme les yeux, je ne bouge plus, cependant l’adrénaline a du mal à redescendre. Dire qu’il ne faut plus que je m’énerve, et là je sens mon sang qui circule à toute vitesse dans mes veines. J’ai des palpitations, je respire fortement, heureusement que je suis seul dans la chambre, maintenant…Mon cerveau reconstitue le film de notre virée, je crois que je rêve…

Bérangère me réveille. Il est déjà 7h du matin, j’ai l’impression de n’avoir dormi que quelques minutes. Elle me prend le pouls et me fourre le thermomètre sous le bras. Je la sens nerveuse, son visage est fermé, elle parait excédée. Pas un mot ne sort de sa bouche : c’est curieux ! Je tente quand même une manœuvre pour lui tirer les vers du nez.

-          Ça va, Bérangère ?

-          Oui !

Un rictus lui déforme la bouche.

-          Excusez-moi, André. Je suis débordée ce matin.

-          Vous avez des soucis ? Vous pouvez m’en parler si vous voulez ? dis-je en souriant.

-          C’est gentil, « docteur » ! Rien de grave, je vous rassure… Bon, je sais que je peux vous faire confiance, alors je vais vous le dire… Quelqu’un s’est introduit dans le bâtiment cette nuit.

Je sursauterais presque si je pouvais.

-          Ah bon ? Qui ça ?

-          Je ne sais pas. On a retrouvé la porte du réfectoire ouverte, ainsi que des paquets de gâteaux entamés. C’est soit un patient, soit quelqu’un de l’extérieur. Si c’est un patient, on trouvera sûrement le coupable rapidement, sinon, c’est plus grave et ça veut dire que notre sécurité est défaillante.

-          Le docteur Rossi-Langlois ne va pas être content.

Bérangère roule des yeux.

-          Ce n’est rien de le dire. Il a carrément hurlé sur l’équipe en cuisine et sur la sécurité. L’infirmière de garde s’est fait remonter les bretelles jusqu’aux oreilles, également. Ce matin, c’est ambiance « tous aux abris » … Pas un mot, hein !

-          Bouche cousue !

-          Bon, sinon, tout va bien. Votre pouls est stable et la température aussi. Comment vous sentez-vous ce matin ?

-          Très bien, vraiment !

J’attends que Bérangère ait bien refermé la porte pour relâcher la pression. Je souffle, j’expire, je me dégonfle littéralement. Se peut-il que nous soyons sur le point d’être démasqués ? Quel est le rapport avec le réfectoire ? Quelqu’un a dû y pénétrer pendant qu’on était dehors, je ne vois que ça. Il faudra que j’en touche deux mots à Josiane. Nous n’avons pas été très prudents en débloquant la porte d’entrée.

Plus tard dans l’après-midi, le docteur Rossi-Langlois qui fait sa tournée quotidienne, me gratifie de sa visite. Rien ne transpire de ce qui se serait passé cette nuit. Il est jovial et rassurant comme à l’accoutumée. De plus, il est confiant, mes nouveaux examens se sont bien déroulés, les résultats sont encourageants, il me promet une sortie pour très bientôt. En attendant de déguerpir définitivement, j’espère m’échapper cette nuit avec Josiane, dont je n’ai pas de nouvelles d’ailleurs.

Je me demande bien ce qu’elle fabrique. Comment se fait-il qu’elle n’apparaisse que le soir ? Je pourrais aussi aller la voir, nous sommes sur le même palier ; seulement maintenant, j’ai peur d’éveiller des soupçons avec cette histoire de chapardage à la cuisine et d’intrusion dans le bâtiment : je n’aimerais pas qu’on m’accuse de quoi que ce soit. Le mieux est de la laisser faire, elle viendra quand elle le jugera bon !

Je me suis rassuré, je n’ai plus qu’à m’assoupir devant la télé avant le dîner, ça m’ouvrira l’appétit et j’en ai bien besoin pour avaler le frichti qu’on nous sert.

Effectivement, je somnole lorsqu’une dame de service entre avec le plateau repas. J’ai juste le temps de me relever dans mon lit, d’ajuster mon oreiller, que le plateau est déposé sur le chariot qui s’ajuste devant mon thorax. Pas la peine de décrire ce que je vais manger, rien n’a changé ! Si au moins il y avait un verre de vin pour faire passer cette sécheresse alimentaire, je pourrais m’en contenter, mais non, l’Atacama reste désespérément aride. De plus ce n’est pas une bonne idée de vouloir boire du vin, car après j’ai immanquablement envie de fumer. D’ailleurs, rien qu’en y pensant, j’ai envie d’une cigarette.

Je repousse mon plateau, je me contente d’étaler un peu de beurre sur un bout de pain, ça ira bien pour ce soir.

Et puis, je n’y tiens plus ! Il reste encore beaucoup trop de temps avant minuit, je vais aller voir Josiane, comme ça on pourra discuter un peu, ça me détendra.

Elle est au 532, c’est au bout du couloir, j’y serai en quelques minutes. Il règne un calme, on se croirait à la morgue. Je circule facilement entre les chariots des dames de service qui finissent de débarrasser les plateaux repas. J’arrive devant la porte, c’est bien le bon numéro, mais avant de frapper, je remarque qu’il y a un panneau sur la poignée. « Ne pas déranger ». Une infirmière qui passe me dit qu’il ne faut pas que j’entre, les visites ne sont pas conseillées à cette heure-ci pour ce malade. Elle me renvoie gentiment chez moi.

Décidément, à chaque fois que je rencontre quelqu’un, il disparait, c’est curieux ça ! Je me sens légèrement contrarié mais je n’insiste pas, je rebrousse chemin. Puis à la moitié du couloir, n’y tenant plus, je rattrape l’infirmière.

-          Vous savez ce qu’elle a ?

-          Non, du tout !

-          Vous pouvez vous renseigner ?

-          Ce n’est pas mon service, je ne peux pas vous renseigner, mais si on a mis ce panneau, c’est qu’il faut les laisser tranquilles. Vous verrez votre amie plus tard. Désolé. Bonne soirée.

Elle me laisse en plan sans plus de cérémonie, j’entends ses sabots galoper dans le couloir, puis elle disparait dans la salle de garde. Je retourne dans ma chambre, dépité.

 

11 

   Je suis déçu, je ne pourrai pas retourner dans la forêt cette nuit. Je m’allonge sur mon lit, je ne sais pas quoi faire. Je prends mon téléphone, j’ai des messages mais je n’ai pas envie d’y répondre. Tout le monde s’inquiète de ma santé : comme c’est gentil ! mais ça ne m’aide pas à sortir d’ici, et puis j’en ai assez de rabâcher toujours les mêmes choses… Je ferme les yeux.

Je me suis endormi, je n’ai pas vu le temps passer : c’est déjà ça. Il est presque 23h. C’est l’heure à laquelle Josiane doit apparaitre, mais je ne me fais pas trop d’illusion, s’il y a un panneau sur sa porte, c’est qu’elle est au plus mal. D’ailleurs, je ne sais pas ce qu’elle a, sûrement un problème cardiaque, sinon elle ne serait pas à cet étage, faudra que je lui demande… Je n’ai même plus envie de regarder la télé, je m’ennuie à mourir. Il faut que je quitte cet hôpital, tant pis pour les examens, je n’en peux plus de moisir ici.

Quelqu’un ouvre la porte de ma chambre. Je vois une tête dépasser, mais comme je suis dans le noir, je ne vois pas qui c’est. Puis si, je vois, je sursaute !

-          Hey ! Psitt ! Vous êtes prêt ? Ça va être l’heure !

-          Josiane ? C’est vous ?

-          Bah ! Oui ! Qui voulez-vous que ça soit d’autre, le pape ?

-          Je croyais que vous étiez malade ? Qu’on ne pouvait pas vous déranger ?

-          Faut pas croire tout ce qu’on voit ! Je peux entrer ?

Elle n’attend pas ma réponse pour refermer la porte délicatement. Elle se déplace comme un chat jusqu’à moi. Je vois qu’elle sourit, manifestement elle est contente de me voir. Ses yeux bleus perçants me dévisagent, me scrutent, voire m‘auscultent de haut jusqu’en bas. Que fait-elle ? Je ne comprends rien à ce bout de femme.

-          On ne pourra pas sortir ce soir. La garde a été renforcée.

Je n’en suis pas vraiment surpris, compte tenu de ce que Bérangère m’a dit un peu plus tôt dans la journée. Cependant, je décide de ne rien révéler de ce que je sais.

-          Alors ? Vous allez mieux ? Ça vous a fait du bien de communiquer avec la nature ?

-          Je me sens bien, mais je ne sais pas si c’est à cause de notre escapade.

-          Vous savez, il s’agit d’une vraie science, pas d’une croyance new-age de bobos babas-cool.

C’est exactement ce à quoi je pensais. Elle lit dans mes pensées, ce n’est pas possible autre ment.

-          Je vous parle de sylvothérapie, c’est-à-dire de thérapie par les arbres, et ça marche, je vous assure.

Je marque mon étonnement par un rictus.

-          Ouvrez les yeux, Saint Paul ! Bon Dieu ! On ne vous demande pas de comprendre ni même de croire, c’est votre corps qui réceptionne les ondes, pas votre cerveau formaté par la télé et Internet. C’est fou le nombre de gens qui parlent d’écologie sur les médias sociaux ! Moi, je n’ai pas de temps à perdre avec ces fadaises, je préfère ressentir les bienfaits de la nature que d’en gloser à longueur de journée sur cet Internet.

-          Chut ! Moins fort. On va réveiller tout le monde !

Elle se met à chuchoter.

-          Vous savez bien que l’univers est rempli d’ondes magnétiques, que nous sommes liés à la nature, que nous formons un tout. Pourquoi cette science ne serait-elle pas bénéfique ? Ça ne vous gêne pas d’obéir à votre médecin, de prendre tous les médicaments qu’il vous prescrit, sans savoir si ça marchera ? Alors, pourquoi ne pas essayer la sylvothérapie, hein ?

Elle tente de me convaincre, mais pour le moment, ça ne marche pas. J’acquiesce tout de même pour lui faire plaisir.

-          Ce n’est pas moi qui l’ai inventé, mais les Japonais. C’est le Shirin-Yoku, où l’art de prendre des bains de forêts. Les arbres émettent des vibrations énergétiques, bénéfiques au corps et à l’esprit. Vous savez bien, ce qui ne vous fait pas de mal, peut vous faire du bien.

-          Dans ce cas, c’est valable pour beaucoup de choses, pas seulement pour cette science !

-          Ça vous a fait du bien, je le sais ! Vous allez mieux, ça se voit.

-          … mais, vous-même, pourquoi êtes-vous hospitalisée ?

-          Si je suis à votre étage, c’est que nous avons la même chose, sauf que je suis plus âgée que vous, et donc, mon cas est plus grave… Mais je ne suis pas importante, c’est vous qu’il faut guérir. Vous êtes intoxiqué par ce monde soi-disant moderne, qui pourrit tout, qui détruit tout. C’est votre chance de m’avoir rencontrée. Le destin a fait se croiser nos chemins : ça devait arriver. Je vous l’ai dit, tout est lié dans cet univers.

Eh ben ! Elle ne doute de rien. Je ne suis toujours pas convaincu, pourtant j’aimerais bien ressortir faire un tour dans les bois.

-          Vous avez envie de revivre cette expérience, n’est-ce pas ?

Comment fait-elle pour toujours savoir ce que je pense ?

-          Vous êtes tellement prévisible, tellement conventionnel. Totalement imperméable aux idées nouvelles, vous deviez être insupportable dans votre jeunesse, non ? Enfin pour le moment vous êtes dubitatif, vous m’écoutez poliment, en vous disant « elle radote la vieille » … Mais, je ne désespère pas de vous convertir.

-          J’ai toujours été ouvert d’esprit, mais permettez-moi de douter de quelque chose que je ne connais pas. Sinon, j’ai toujours été cool.

-          Je n’en suis pas si sûr ! Vous avez dû vieillir jeune, je pense. Alcool, tabac, nourritures grasses, des filles « en veux-tu en voilà », boites de nuit, travail, famille, patrie… c’est un peu ça, non ? Schéma classique de tous ceux qui pensent qu’ils vivent la vraie vie !

-          Pour les premiers éléments de votre liste, peut-être, mais pour les derniers, c’est non ! Je n’ai jamais été réac, ni facho.

Là, je trouve qu’elle exagère un peu.

-          Mais si, ça va avec, vous ne vous en rendiez pas compte, c’est tout. Dès que je vous ai vu, déambulant dans les couloirs, je me suis dit que vous étiez déjà perdu, mais qu’il fallait que je m’occupe du sauvetage de votre âme.

-          Qu’est-ce que mon âme vient faire là-dedans ?

Ça y est ! Ça devient mystique, maintenant. Je ne vais pas pouvoir m’en sortir. Je commence à regretter de l’avoir rencontrée.

-          En fait Josiane, vous avez eu une sorte de « bon feeling ! » avec moi. C’est ce qui vous a plu chez moi, non ?

-           « Un bon feeling ? » Hum ! S’il vous plait André, essayez donc de ne pas réduire l’amour des arbres à un amusement vulgaire. Vous êtes plus intelligent que ça ! Je me doute bien que dans votre monde, tout doit être tourné en dérision, ça doit être drôle, sinon ça n’existe pas, hein ? On doit être « cool » ou je ne sais quoi d’autre, de peur de passer pour un ringard. Je vais sûrement vous épater, André : je suis une ringarde, mais une ringarde qui voit avec ses yeux, qui ressent avec son corps et qui réfléchit avec sa tête, car malgré mon âge, j’ai encore toute ma tête.

Elle me fait rire. Elle a compris que je me moquais.

-          Vous en avez sauvé beaucoup des âmes en perdition comme la mienne ?

-          Non, vous êtes le premier ours mal léché. C’est formidable, non ?

Josiane est cinglée. Maintenant, j’en suis sûr.

-          Vous savez, je ne suis pas folle, mais les arbres sont tellement réceptifs à la détresse des gens, c’est un miracle de pouvoir les toucher, les embrasser. Il faudra les remercier. Vous savez, ils vous sauveront !

-          J’en suis sûr.

-          Je vais vous laisser vous reposer. Je vous donne le bonsoir. Dormez bien et faites de beaux rêves.

-          Au fait, une dernière chose ! L’autre jour, où aviez-vous eu ces pâtes de fruit ?

-          Bonne nuit, André !

Josiane quitte la chambre sans faire le moindre bruit. C’est extraordinaire. Elle doit avoir des chaussons super souples ou alors, c’est un fantôme. Je me rends compte que je l’ai déjà dit.

 

12

   Je me réveille en sursaut, la lumière est allumée et elle est tellement vive que j’ai l’impression que mes rétines vont bruler : j’en pleure même. J’entends Bérangère, c’est bien sa voix. Mais que me veut-elle à cette heure-ci ?

-          Quelle heure est-il, bon Dieu ?

-          Mais il est 7h, André. Vous dormez encore ? Vous avez passé une bonne nuit ? C’est bien, ça !

Mais oui ! Maintenant qu’elle le dit, j’ai la sensation d’avoir très bien dormi. Ça ne m’était pas arrivé depuis des mois.

-          Ce matin, vous avez rendez-vous avec le docteur Rossi-Langlois puis avec la cardiologue. Vous vous rappelez, on a programmé ces examens ensemble.

Je dodeline en signe d’acceptation.

-          Bertrand viendra vous chercher vers 10h. N’oubliez pas de faire votre toilette, soyez prêt quand il arrivera… Voilà, ça sera tout pour vous aujourd’hui.

Bérangère est passée en coup de vent. Je l’entends débiter son texte à la même vitesse dans la chambre d’à côté…

J’ai tellement bien dormi que j’en remercierais presque le ciel pour ça. Si Josiane était là, elle me dirait à coup sûr que c’est grâce à la sylvothérapie. Elle a peut-être raison, qui sait !

J’ai de la chance d’avoir Bertrand, car il vient toujours après le télé-achat ; seulement, depuis que Jeff, mon « Bidule », est parti, ce programme n’a plus la même saveur. Je continue par habitude. De toute façon, je n’ai rien d’autre à faire et tout ce qui peut me sortir de ma torpeur est bon à prendre.

Il est gentil Bertrand, il a toujours une parole aimable pour moi alors que je ne le traite pas toujours comme il faudrait, mais ça va, c’est une bonne pâte. D’ailleurs, il ne tarde jamais, il est toujours à l’heure. J'ai juste le temps pour un coup de gant de toilette par-ci par-là. Bon, je suis propre, ça ira bien comme ça.

-          Bonjour André, je vous emmène à votre premier rendez-vous ce matin. Le docteur Rossi-Langlois vous attend.

Je monte dans le fauteuil et hop-là, nous voilà partis pour un mini safari dans le couloir jusqu’à l’ascenseur. Bertrand slalome avec talent entre les chariots et les patients qui déambulent dans le couloir. Je vois qu’on arrive en vue de la chambre 532, celle de Josiane. Je demande à mon ASH de ralentir, je veux juste la saluer. Bertrand frappe à la porte et entre. Il en ressort quasiment aussi vite.

-          La chambre est vide. Je pense que votre amie est partie.

-          Comment ça : « partie ? »

-          Elle est rentrée chez elle. Voulez-vous que je me renseigne ?

-          Oui, s’il vous plait. Sans vouloir vous commander, Bertrand.

Je n’y crois pas, là ; ça serait la deuxième personne qui me laisserait tomber : ça me contrarie un peu car elle m’amusait beaucoup.

L’ASH me fait pénétrer directement dans le bureau du médecin : pour une fois, je n’ai pas besoin de passer par la salle d’attente.

Le docteur Rossi-Langlois le congédie gentiment, tout en lui demandant d’attendre en dehors de son bureau, l’entrevue ne durera pas longtemps mais ne nécessite pas de témoin pour autant. Je le prends comme une future bonne nouvelle.

-          Restez donc assis dans le fauteuil, j’en ai pour cinq minutes !

Je ne bouge pas. Je retiens mon souffle. Va-t-il me libérer sur parole ? Il va ouvrir la bouche, j’entrevois ses dents jaunies, sa grosse langue grise humecte ses lèvres charnues qui ont dû pomper des tonnes de cigarettes, il y a longtemps.

-          Je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Vos examens sont satisfaisants, c’est un miracle, mais on ne trouve pas ce qui vous gêne.

-          C’est-à-dire ?

-          C’est-à-dire que quelque chose, sûrement un médicament, empêche les autres médicaments d’être efficace et emballe votre cœur sans provoquer d’infarctus. Mes confrères et moi-même ne trouvons pas la raison pour le moment, mais il semblerait que ça ne soit pas grave, là-dessus, nous sommes d’accord.

-          Et donc…

-          Et donc, je vais vous le dire, ne soyez pas si impatient !

Il me fait un grand sourire, prends sa respiration :

-          Oui, je vous laisse sortir dès demain matin, mais il faudra revenir faire des examens. Vous devrez prendre rendez-vous avec le secrétariat.

Je jubile ! Des jours que j’attends ce feu vert. J’ai envie de faire valser le fauteuil sur le champ et de courir dans les bois annoncer la bonne nouvelle aux arbres… Une question me taraude les neurones, qui s’activent en tous sens, maintenant que je sais que je suis libre.

-          J’avais sympathisé avec une vieille dame du nom de Josiane, enfin, un peu plus âgée que moi. Je l’ai vue hier soir et ce matin, elle aurait quitté l’hôpital. Vous savez où je pourrais la joindre ?

Le docteur Rossi-Langlois fait la moue. Un vilain rictus qui n’engage rien de bon.

-          Josiane ? Au 532, non ?

-          Oui, c’est ça !

-          C’était votre amie ?

Je fais un simple signe de tête.

-          Malheureusement, j’ai une mauvaise nouvelle, elle est décédée dans la nuit.

-          Comment se fait-il ? Elle avait l’air en pleine forme ?

-          Je ne peux pas tout vous dire, mais elle ne prenait pas toutes ses prescriptions. Ça ne pouvait pas durer bien longtemps, mais ça devait durer depuis un certain temps : suffisamment pour que ça lui soit fatal.

Je suis sous le choc. Elle était un peu brindezingue, ça j’en étais sûr, mais je l’aimais bien. Je ne sais plus quoi dire… Le docteur Rossi-Langlois se lève et me tend la main que je serre avec moins d’enthousiasme que prévu. Il me congédie gentiment… Il rappelle Bertrand qui rentre promptement. Je me laisse choir dans le fauteuil comme un sac de patates.

Je pense que mon ASH me pousse en dehors du bureau pour la dernière fois. J’en suis content et déçu en même temps. Si je pouvais, je partirais immédiatement, j’ai assez écumé ces couloirs, et cette odeur d’eucalyptus me prend soudainement à la gorge : je n’en peux plus.

 

13

   J’ai l’air des mauvais jours, ça c’est sûr, je suis mal installé dans le fauteuil, je le fais exprès. Bertrand me regarde sans piper mot. Il n’ose pas, le pauvre. Je l’ai tellement envoyé sur les roses pendant ces trois semaines, qu’il fait tout pour que le moment qu’on passe ensemble se déroule le mieux possible, sans aspérité.

-          Bertrand ! J’ai ma réponse concernant Josiane, du 532.

Il continue de me pousser en direction de l’ascenseur. Ses lèvres ne bougent pas… On croise des malades qui vont et viennent, certains se dirigeant vers le bureau du docteur Rossi-Langlois.

-          Josiane est décédée dans la nuit : d’après ce que je comprends, elle s’est laissée mourir. Vous le saviez ?

-          Je l’ai appris ce matin après vous avoir déposé chez le docteur. Le secrétariat est à côté, j’en ai profité pour me renseigner.

J’opine doucement du chef… Comme il est malin ! Il n’était soi-disant pas au courant ce matin quand je lui ai posé la question, mais maintenant qu’il sait que je le sais, il invente quand même un truc pour se dédouaner.

Je décide de le cuisiner dans l’ascenseur : ça tombe bien, on n’est que tous les deux. La téléportation du rez-de-chaussée au cinquième ne durant qu’une dizaine de secondes, je passe rapidement à l’attaque.

-          Pourquoi le docteur dit qu’elle s’est laissée mourir ?

-          Je ne sais pas. Il faudra redemander au docteur.

-          Allons ! Bertrand !

Je hausse le ton, je commence à m’énerver, là !

-          Vous pouvez me le dire, quand même ! Je pars demain matin, ça restera entre nous, je vous le jure ! Vous pouvez faire un effort, merde ! Arrêtez un peu avec ce rôle de robot souriant que vous jouez tous dans cet hôpital. Ça fait trois semaines que je suis là, vous croyez que je n’ai pas compris ce que vous faites ? Ce nihilisme intellectuel qui consiste à vous protéger par tous les moyens pour qu’on n’ait rien à vous reprocher… Vous êtes un mec bien, je le sais, Bertrand, mais pour une fois, je vous demande de me parler ! S’il vous plait !

Bertrand soupire. J’ai fait mouche ! L’armure craque. Il en a marre, je sais qu’il est très fatigué. On est des dizaines sur leur dos toute la journée. Ce n’était pas le bon moment pour lui.

-          Ok ! Je vais vous le dire, puisque vous y tenez tant que ça, dit-il en tournant le bouton arrêt de l’ascenseur…Vous savez qu’elle ne prenait plus ses médicaments ? On les a tous retrouvé dans son armoire, bien rangés, comme pour nous signifier qu’on pouvait les réutiliser. Grâce à son classement, on peut même dater le début de la fin des prises jusqu’à hier soir… Ne comptez pas sur moi pour vous dire le nombre de jours.

J’écoute sans l’interrompre.

-          En ne prenant pas ses médicaments, c’est comme si elle avait organisé son suicide… mais, ce n’est pas tout.

Je lève les yeux vers lui, je suis tout ouïe.

-          On a retrouvé aussi plein de paquets de gâteaux sur ses étagères. Elle avait un faible pour les pâtes de fruit, dirait-on… En gros, elle faisait tout ce qui lui était interdit…

Son visage est décomposé, je crois qu’il va faire une syncope.

-          Et puisque vous ne me demandez pas mon avis, je vais vous le donner quand même !

Je fais un peu la moue. J’attends l’assaut. La digue va péter.

-          A quoi ça sert qu’on se décarcasse autant, avec le peu de moyens qu’on a, pour qu’une patiente n’en fasse qu’à sa tête et arrive avant les autres à la morgue. Alors qu’on a tout fait pour la maintenir en vie ? Hein, franchement ! C’était un cas, celle-là ! Jamais contente, toujours le reproche aux lèvres, jamais un mot gentil pour le personnel. Moi, à la limite, je m’en fous, je suis « blindé », mais y en a d’autres qu’elle a fait courir pour rien.

Il en a gros sur la patate. Sans le vouloir, je viens d’ouvrir les vannes. Je ne sais plus comment l’arrêter. Son débit s’est accéléré, les mots sortent de sa bouche tels des hachoirs.

-          Et il y a de fortes chances qu’elle soit responsable des vols à la cuisine de ces derniers temps… mais, merde quoi ! Pourquoi doit-on supporter ce genre d’individus qui se comportent comme si tout leur était dû ? Moi, je gagne des clous, je fais tout ce qu’on me demande sans broncher, je travaille quatre jours par semaine, soit dix heures par jour plus les heures supp, je fais deux weekends par mois, je me couche archi crevé et je me lève tous les matins, autant crevé, je n’arrive même pas à récupérer convenablement. Et en plus, il faut se farcir des gens qui ne prennent même pas leurs prescriptions

Il soupire.

-          Franchement ! Ce genre de patiente, on s’en passerait bien, ici. Il y a suffisamment de boulot pour qu’en plus, on doive s’occuper des caprices et délires de certains. Désolé de vous l’apprendre, je sais que c’était votre amie. C’est normal de ne pas avoir le même point de vue.

-          Avec moi, il y n’y avait aucun problème. Elle avait un très bon comportement. Normal, quoi !

J’essaie d’atténuer un peu les choses.

-          Vous êtes bien le seul. Tant mieux pour vous… Allez, on repart. Malheureusement, on n’aura pas le temps de terminer cette passionnante conversation, dit-il ironiquement.

L’ascenseur accoste au cinquième étage. Il rajuste sa chemise, expire un bon coup. Les portes s’ouvrent, il me pousse dehors. Il est de nouveau droit dans ses sabots, le visage impassible mais il a du mal à desserrer la mâchoire. Sa bonhommie me semble plus humaine maintenant qu’il s’est un peu lâché.

Il me reconduit dans ma chambre. Je sors du fauteuil et je lui propose de boire un café ensemble à la machine. Il refuse poliment.

-          J’espère que vous n’étiez pas son complice concernant les vols ? Parce qu’il ne fait aucun doute qu’elle n’était pas seule : les portes des placards étaient trop lourdes pour ses fragiles petits bras. Il a fallu quelqu’un d’autre pour les ouvrir. En espérant que ça ne soit pas un membre du personnel des cuisines.

-          Euh, non ! Bien sûr ! Qu’allez-vous imaginer-là ! Jamais je ne ferais une chose pareille.

Je suis surpris de ce revirement de situation. Pourquoi a-t-il pensé à moi ?

-          On ne faisait que discuter, c’est tout. Elle me distrayait plutôt qu’autre chose.

-          Ok ! On va dire que je vous crois.

Il cligne de l’œil.

-          J’ai fait le nécessaire auprès du secrétariat, si vous voulez sortir pour 9h demain matin, vos papiers seront prêts. Vous passerez dans les premiers… Je vous dis au revoir maintenant, parce que demain je ne travaille pas. Je vous souhaite un bon retour parmi les vôtres. Et suivez bien vos prescriptions, ne faites pas comme « votre amie ».

Il me sert la main chaleureusement et vigoureusement. Je l’aime bien ce Bertrand, en fin de compte.

 

14

   Bérangère me réveille pour la dernière fois, elle me fait ses adieux, je la sens très émue. Pourtant, elle doit en voir des patients. J’aurais aimé saluer Firmine mais ce n’est pas son jour. Tant pis… Je ne touche pas au petit dèj’ ce matin, j’aurai tout le temps d’en prendre un vrai dans le courant de la journée. J’ai hâte de préparer les miens. Donc, je repousse le plateau, ce qui fait sourire Bérangère.

-          Décidément, notre hôtel quatre étoiles ne vous plait pas.

-          Si, beaucoup ! Mais, j’espère ne pas revenir, dis-je en souriant. Cependant, soyez sûre que je recommanderai la qualité du service et des soins prodigués sur TripAdvisor.

Elle rit et me souhaite une bonne continuation. Elle ne veut pas s’attarder plus, elle essuie une larme. De toute façon, je vais revenir pour des examens complémentaires dans peu de temps : on se reverra sûrement.

Je suis un peu en avance, mais je suis déjà prêt. Je ne tiens plus dans ma chambre. Je sais que le secrétariat ouvre à 9h, et même si j’ai rendez-vous pour l’ouverture, je préfère perdre mon temps devant le guichet que devant la télé.

Je jette un dernier coup d’œil à la vue qui m’a aidé à tenir bon durant ces trois semaines : le parking, le bois, ces arbres et la mer au loin que je n’ai pas vue depuis des années. Je ne recompterai plus les carreaux de balatum, ma petite salle de bain hyper fonctionnelle me manquera sûrement, fini le télé-achat.

J’avale une pastille mentholée anti-tabac : le stress monte, j’ai déjà envie de fumer.

Je ramasse mes affaires, ma valise roulante roule à la perfection, malgré ces trois semaines d’inactivité… Je me pointe dans le couloir, il y a déjà du monde. On ne peut quand même pas avoir tous rendez-vous à la même heure ? En fait, il y a ceux qui partent, dont certains sont un peu en avance, et il y a ceux qui arrivent.

Un vent de liberté souffle dans ma tête. Je me sens léger, je sais que je vais partir et retrouver ma maison… La salle d’attente est pleine, ça piaille, ça gémit, ça râle, j’ai hâte d’être appelé… Enfin, arrive mon tour. Je me lève d’un bond, je me dirige vers le guichet avec ma valise, le manteau sous le bras et le sourire aux lèvres. La personne chargée de mon dossier me présente des papiers à signer, mon assurance couvre la quasi-totalité des frais mais j’ai un petit chèque à faire. Je m’exécute le plus promptement possible, tout en gardant le sourire : aujourd’hui, rien ne pourra gâcher ma joie de vivre.

Tout est en ordre. Je me lève, je serre la main de la personne qui m’a reçu et je sors. Le soleil m’éblouit, il fait beau et bon, c’est un régal.

Je quitte l’hôpital d’un pas rapide, comme si je sortais d’un aéroport. Je me dirige vers ma voiture : j’avais demandé à un ami de me l’amener, comme un gage de sortie rapide. La pauvre n’a pas roulé depuis mon arrivée : j’espère qu’elle partira au quart de tour. Deux fois par semaines, je la faisais démarrer quand même, soit moi-même, soit par Bertrand quand j’étais alité, histoire de ne pas rester en carafe le « jour j ». Et ça tombe bien, c’est aujourd’hui.

Je mets mes affaires dans le coffre, je suis prêt à partir. Je n’ai absolument aucun état d’âme, je veux fuir cet endroit au plus vite. Je démarre, je fais la manœuvre, puis je me dirige au pas vers la sortie. Au moment de quitter le parking, j’aperçois un bout du bois où Josiane m’avait entrainé. Là, j’ai un doute, j’hésite… Un coup de klaxon derrière moi me fait réagir, j’embraye, je vais aller faire un dernier tour dans ce bois.

C’est vrai, je ne l’ai vu que de loin par ma fenêtre ou alors de près, mais de nuit : ça me rappellera au bon souvenir de Josiane.

Je me gare sous les arbres. Aux premiers abords, ça manque cruellement de charme, la banalité du lieu m’étonne… Il y a des tables de pique-niques et des barbecues sécurisés un peu partout, des poubelles, je croise des joggeurs et un cavalier qui remonte tranquillement vers le bord de la route.

J’essaie de reconnaitre le chemin par lequel on est venus. En fait, c’est le chemin principal, celui qui s’enfonce vers le cœur du bois. Je reconnais le buisson que Josiane avait amoureusement brassé, puis les eucalyptus que nous avions embrassés tous les deux.

Il me manque l’épicéa, l’arbre qui était censé m’aider à guérir : je tourne sur moi-même, ça y est, je le vois. Je me dirige vers lui, doucement, comme si j’espérais le surprendre sans le faire fuir. D’ailleurs, je crois que mon approche a fonctionné, car il ne bouge pas : il m’accueille gracieusement, aurait pu dire Josiane.

Je le contemple, il est vraiment très grand, au moins une vingtaine de mètres, il est majestueux. C’est un conifère de bonne taille qui sent bon la chlorophylle, déjà impressionnant la nuit, mais magnifique le jour… Je jette un œil autour de moi, il n’y a personne, alors j’enserre l’arbre, je colle mon corps au plus près, je pose mon front bien à plat, je ferme les yeux et je dépose un délicat baiser. Je fais une dédicace rapide à Josiane, sans vouloir transformer ma visite en pèlerinage non plus. Je sais, elle m’avait prévenu que les baisers ne marchaient pas en sylvothérapie, mais je me sens tellement bien ce matin, que je pourrais embrasser la Terre entière. Je remercie l’arbre, comme elle me l’avait conseillé.

Je retourne à la voiture. A peine dans l’habitacle, j’ai envie d’une cigarette : j’avale une pastille mentholée anti-tabac, une de plus. Je crois que je vais bientôt carburer à plusieurs boites par jour si ça continue : une addiction chasse l’autre on dirait… Je démarre, je rentre chez moi…

Cela fait plusieurs semaines que je n’ai pas vu ma maison. Je me gare devant le portail, je récupère mon courrier. Je vis seul depuis longtemps, je vais devoir m’occuper du jardin qui a été laissé en friche depuis tout ce temps. Personne pour faire le ménage, mais ça, ce n’est pas très grave. Je ferais passer une société spécialisée pour mon retour. De toute façon, je ne peux plus faire tout ce que je faisais avant.

J’ouvre les volets, je fais respirer ma maison, je suis content d’être rentré. Je m’installe à la table du jardin, je jette un œil distrait à mon courrier. J’ai tout un tas de lettres, mais je me rends compte qu’il s’agit surtout de factures : pas une seule lettre d’amis ou de la famille. C’est vrai que le texto a remplacé tout ça. Cependant je découvre une lettre sans timbre ni oblitération, simplement marquée « Pour André ».

Je suis intrigué, je la décachette, en sors une photo d’arbre : c’est un épicéa. Je la retourne et je lis une mention manuscrite « Au revoir, à bientôt ! Josiane ».

Je suis interloqué. Comment a-t-elle eu mon adresse ? Et s’il n’y a pas de timbre, ça veut dire qu’elle serait venue jusque chez moi la déposer dans ma boite aux lettres ? Mais non, elle est décédée hier soir, donc comment a-t-elle pu entreprendre ce voyage et s’absenter de l’hôpital ? C’est à peine croyable.

Décidément, elle n’a pas fini de me surprendre, cette Josiane. D’ailleurs, je m’attends à la voir débarquer d’une minute à l’autre. Je commence à croire que ce n’est pas la mort qui l’arrêtera, et dans un sens, c’est tant mieux.

 

15

   J’aime quand c’est propre, mais je suis loin d’être le roi de la serpillère ; toutefois il faudra quand même que je m’occupe du ménage d’une façon ou d’une autre. J’arrive à faire la cuisine, mais je n’ai pas franchement faim, c’est plutôt étonnant étant donné le marasme culinaire dans lequel j’ai baigné durant les trois dernières semaines. J’ai surtout envie de partager mes repas, je pense avoir trouvé une solution, je vais aller les prendre dans un petit bar-restaurant proche de chez moi : ça me fera voir du monde et ça me changera les idées. Comme il faut que je me déplace en marchant, je pense que c’est aussi une bonne idée. Il faut seulement que j’évite de forcer : de toute façon, je suis loin d’être prêt pour un marathon.

Je ne suis plus un jeunot, mais là, j’ai pris un méchant coup de vieux, c’est indéniable. Je me traine d’un bout à l’autre de ma maison qui me parait trop grande, désormais. Il me tarde de guérir pour me sortir totalement de ce défaitisme ambiant qui s’incruste dans chaque parcelle de mon corps, mais sortir pour aller chercher ma demi-baguette quotidienne et mon journal, me mine plus que prévu ; je crois que j’avais imaginé autre chose comme activité de convalescence.

C’est surtout le jardin qui me désole : je ne peux plus m’en occuper, je ne peux que le regarder partir en friche. J’ai l’impression d’avoir tondu l’herbe il y a un siècle alors que je ne me suis absenté que très peu de temps, finalement. La première chose que j’ai fait ce matin, aura été de parler à mes plantes : ça peut paraitre étrange, surtout quand on a un esprit cartésien comme le mien. Pourtant, je ne les vois pas, mais je suis sûr que les phytohormones se sont répandues tout autour de moi, je me sens bien, et c’est sûrement parce que mes plantes sont contentes de me retrouver. Je sais, c’est dur à avaler, mais de cette façon, je continue de voir Josiane dans mes pensées. Je ne sais pas pourquoi non plus, mais je n’ai pas envie qu’elle me quitte, je ne souhaite pas l’oublier. Pourquoi le ferais-je d’ailleurs ? Elle m’a apporté du réconfort et elle m’a fait prendre conscience qu’on n’était jamais seul dans la nature, même si ces êtres ne parlent pas et ne manifestent jamais explicitement leur présence, ils sont là parmi nous, ils nous « observent » et communiquent quand ils le veulent : il suffit juste d’être réceptif. Je dis ça comme si c’était à la portée de tous alors que je me rappelle avoir été plus que dubitatif. Si je n’avais pas déjà vécu cette expérience dans les bois, j’aurais l’impression de parler des extraterrestres qui viennent de débarquer… Bon, ils existent peut-être aussi, finalement, mais là je m’égare, faut pas exagérer non plus, sinon je vais finir par croire que tout existe.

Décidément Josiane aura été une drôle d’inspiratrice. Je suis toujours surpris par la carte que j’ai reçue avant-hier, j’ai beau réfléchir, je n’arrive pas à comprendre comment elle a fait pour me l’apporter. Peut-être a-t-elle eu des complices au sein du personnel hospitalier ? Peut-être que Bérangère s’est chargée de livrer le message ?

Bon, faut que j’arrête de parler tout seul, faut aussi que j’arrête d’écouter ma voix intérieure, sinon je vais devenir un vieux schnock avant l’heure.

Puisque ce n’est pas contre indiqué, je peux me faire du café, et je peux même en faire du bon. J’aime réentendre le gargouillis de l’eau qui bouille dans la cafetière électrique, quand elle monte et qu’elle rencontre le café moulu, dégageant une vapeur chaude et odorante, puis le filet de café liquide qui coule, épais, noir, dans le réceptacle. Depuis, hier matin, je ne me lasse pas de ce spectacle. D’ailleurs, tout m’émerveille depuis que je suis rentré, ça doit être encore l’effet « Josiane » qui perdure et qui se glisse dans tout ce que je fais… Bon, ce n’est pas tout, mais faut que je me prépare pour aller déjeuner en ville.

A cause de mon opération, j’ai perdu du poids, tout est trop large maintenant, j’ai l’air d’un clown dans mes vêtements ancienne génération. Le docteur Rossi-Langlois m’avait dit que j’allais reprendre du poil de la bête, mais que ça demanderait un peu de temps. En attendant, j’ai l’air bête dans mon pantalon trop large.

Je me suis pas mal débrouillé pour arriver jusqu’au restaurant, je marche plutôt bien. Jusqu’à présent, je ne pouvais mesurer mes déplacements qu’à la longueur du parking de l’hôpital, or là, j’ai fait au moins deux mille mètres sans flancher… Malheureusement, ou heureusement, je ne sais pas encore, l’endroit que j’ai choisi, un routier à la sortie du village, est déjà plein alors qu’il est à peine midi. Je voulais voir du monde, mais là, il y en a trop. Le comptoir est encombré de gens qui boivent ou qui mangent des sandwiches ; des ouvriers qui font leur pause, des jeunes et des vieux, hommes et femmes. La salle est pleine aussi, mais j’avais pris soin de réserver pour ne pas me faire refouler.

L’accueil est cordial, sans plus, mais ça me va. Je reviens à la vie, donc j’ai plein de choses à redécouvrir. Je me rappelle qu’avant mon infarctus, j’adorais manger au restaurant, - rarement celui-là - et il ne me faut pas beaucoup de temps pour me réacclimater. La serveuse, jeune et réactive, m’installe à une table seule :

-          Vous prendrez un apéritif ?

-          Ah non ! Je ne peux plus, voyez-vous, je sors de l’hôpital…

Elle a dégainé son calepin pour prendre ma commande, elle attend que je lui donne mon choix, elle n’a visiblement pas le temps de m’écouter raconter ma petite vie.

-          Le plat du jour et une Badoit, ça ira très bien. Merci !

J’ai à peine le temps de finir ma phrase, qu’elle est déjà partie. Je la regarde s’éloigner, sa jupe est presque trop courte, je la trouve bien mignonne. J’ai l’impression que je commence à retrouver tous mes anciens tics : je la reluque plus que je ne la regarde, d’ailleurs. Mon voisin de tablée m’observe, je lui fais un clin d’œil complice, mais il replonge dans son plat illico. A première vue, ce n’est pas avec lui que je vais pouvoir entamer une discussion. Mes autres voisins proches ont terminé, ils s’en vont et sont immédiatement remplacés par d’autres. On se salue cordialement. Peut-être que je pourrai discuter avec ceux-là ? Quoiqu’ils soient plusieurs… La serveuse me dépose mon entrée : des œufs mayonnaise. J’aurais dû mieux regarder ce qu’il y avait au menu, si c’est pour manger ça, autant rester à la maison. Je suis fixé dès la première bouchée, c’est fade et les œufs sont trop cuits. Je n’en laisse pas une miette pour autant. L’ambiance est bruyante à souhait, je ne suis pas mécontent de retrouver ce brouhaha, c’est presque la fête et ça me donne envie de boire du vin.

Ma serveuse revient avec le plat du jour : un steak et des pâtes. Je lui commande un verre de vin rouge à la volée. J’emprunte la moutarde à mes voisins avec qui j’essaie de communiquer mais en vain, ils sont déjà trop occupés pour s’intéresser à quelqu’un de plus. Ils me font comprendre par des gestes que je peux garder le pot : ce qui signifie aussi que je n’aurai pas besoin de les déranger de nouveau… Le verre de Côtes-du-Rhône arrive, je le goûte religieusement : le raisin me tapisse le palais tandis que l’alcool me brûle le fond de la gorge, je le bois par petites gorgées, mais bon dieu que c’est bon. Un mois que je n’en avais pas goûté, presque une éternité. La viande est trop grillée, mais ça me plait de mastiquer ce morceau de bœuf, quant aux pâtes, elles sont trop salées. D’ailleurs, tout est trop salé, mais je retrouve le goût de vivre. Ne dit-on pas que le sel c’est la vie ?

Je termine mon plat, je sauce avec tout le pain qui me reste, je finis mon verre. Je hèle la serveuse qui virevolte entre les tables avec une dextérité qui m’épate. Je lui commande un second verre de vin.

-          Vous ne m’avez pas dit tout à l’heure que vous n’y aviez pas droit ?

Je suis surpris, je lui fais répéter. Elle m’avait bien entendu tout à l’heure, mais je corrige :

-          Le vin c’est la vie, ça ne peut pas faire de mal.

-          Ok ! je vous apporte ça tout de suite. Un dessert ? Un café ?

-          Oui, bien sûr !

Je n’ose pas lui désobéir tellement je revis.

Le millefeuille bien crémeux me ravit les papilles, son topping sucré est un délice. Je termine par un café expresso, tout ce qu’il y a de plus simple. Cette fois-ci, je suis rassasié même si je n’ai pas très bien mangé, c’était mieux qu’à la maison. Je décline le petit digeo, ça ne serait pas convenable, et puis si je dois revenir demain, je ne pourrais pas finir la semaine à ce rythme-là. Je n’avais pas autant mangé depuis mon accident cardiaque. Je sais que j’ai encore de la marge avant de retrouver mon poids initial, mais là, c’était bien, ça m’a plu.

Je me lève pour sortir de table. Je règle la note et je réserve pour le lendemain midi. Je n’ai même pas eu besoin de réfléchir, c’est dit : je reviens. Je suis trop content de moi, le plaisir, c’est simple tout de même… Maintenant, il faut que je rentre, j’ai mes deux mille mètres à faire et j’ai tout mon temps pour les accomplir.

Je remarque que le vin m’a un peu cassé, je me sens gourd. Je sors du restaurant. Je marche lentement mais j’ai l’impression de me trainer, alors que je ne suis pas saoul. En tout cas, le steak est dans mon estomac, il prend toute la place, la digestion va être difficile, je le sens bien. Si ça continue je vais devoir prendre un taxi ; je plaisante mais c’est presque ça. Je suis essoufflé, je m’arrête tous les dix mètres, alors qu’avec ce que j’ai mangé, je devrais avoir de l’énergie pour le restant de ma vie.

Bon, voilà que j’ai une suée, je m’arrête pour m’essuyer le front, j’enlève ma gabardine, j’ai chaud. J’approche de ma maison, dans quelques minutes je l’atteindrai. Je vais pouvoir me calmer tranquillement dans mon jardin et me reposer de cette « traversée du désert ». Mon estomac gargouille de plus en plus : aurais-je trop mangé, finalement ?

Je pousse ma grille, j’ai l’impression d’avoir mes chaleurs. J’enlève mes chaussures, je me mets à l’aise. J’ai une aigreur qui monte et qui descend le long de mon œsophage. Je me dis que je suis furieusement ballonné, faudra que je fasse attention demain midi… Rien n’y fait, j’ai un mal de ventre carabiné maintenant. C’était bien la peine de faire tous ses efforts pour être récompensé de la sorte ! Je m’approche des toilettes. J’ai la présence d’esprit de me pencher et de viser la cuvette. Je vomis de tout mon saoul. Tout y passe, la viande, les pâtes, le gâteau, et le vin, jusqu’à la bile. Je suis sur les genoux, la tête dans la cuvette et à chaque hoquet, je crache tout ce que je peux. Je suis trempé de sueur, je me sens mal. Et comme si ça ne suffisait pas, j’ai les yeux qui pleurent et le nez qui coule, et je n’ai rien pour m’essuyer. Je réalise que je suis seul désormais, personne pour m’aider. 

Je ne peux quand même pas stationner sur les genoux toute la journée. La génuflexion n’a jamais été mon fort, alors même si j’y suis contraint cette fois-ci, je préfère vivre debout… Je peine à me redresser. Je retourne dans le salon, je m’assois sur une chaise : je la préfère au fauteuil pour le moment, car j’ai peur de ne plus pouvoir m’en relever. Faut que je remette mes idées en ordre, faut que je me retrouve… J’ai un mauvais pressentiment, je prends mon téléphone. J’hésite encore à appeler le SAMU. Je fais défiler le répertoire, je clique sur le nom de mon médecin, Rossi-Langlois, mais je n’appelle pas. Je renonce pour l’instant. Comme je connais les symptômes de l’infarctus, je sais que cette crise n’a rien à voir : ça me rassure quelque part. Cependant, c’est peut-être une intoxication alimentaire. Et dans mon état, ce serait tout aussi mortel !

Ma petite voix intérieure revient me hanter : « ne reste pas comme ça, on ne sait jamais ! appelle le SAMU ».

Je ne suis plus à l’hôpital, Bérangère n’est plus là pour me rassurer, je n’ai plus le choix, je fais le 15… On décroche au bout de quelques sonneries, une voix de femme me pose des questions sur mon état. Je bafouille, j’essaie de synthétiser, je ne trouve plus mes mots, mais après quelques secondes d’embrouille, je finis par expliquer que je sors de l’hôpital pour un triple pontage coronarien et que je viens d’avoir un malaise dû vraisemblablement à ce que j’ai mangé.

-          D’accord ! J’ai bien compris, je vous envoie un médecin, il sera là dans une quinzaine de minutes environ.

-          Et c’est tout ?

-          Oui, vous pouvez raccrocher…

J’obéis fébrile : c’était rapide comme diagnostic, j’espère qu’elle a bien tout compris.

Un bon quart d’heure plus tard, on sonne à ma porte. J’ouvre, c’est le médecin. Un grand jeune homme brun avec des Ray-Ban d’aviateur, un peu dans le genre Belmondo dans ses rôles de cascadeur. Il me tend la main, je la lui serre cordialement, il a sa sacoche dans l’autre, il entre d’un bond chez moi, je m’attends presque à ce qu’il fasse une pirouette.

Il me demande de m’assoir et de relever ma manche, il va prendre mon pouls, tout en me posant des questions sur mon état. Puis il met son stéthoscope, me demande de relever ma chemise, il pose l’embout glacé sur mon torse vers la région du cœur, il écoute quelques secondes puis le remballe. En tout cas, ça ne traine pas, pas de temps mort : de la médecine fast-food, quoi !

Il est dubitatif quant à une intoxication alimentaire, mon pouls est un peu élevé, mais c’est normal avec ce qui vient de se passer, il devrait redescendre.

-          Je pense que vous avez un peu forcé sur un peu tout ce midi. Comme vous sortez d’une hospitalisation, votre organisme n’est pas encore prêt à recevoir autant de nourriture d’un coup. Il faut y aller mollo.

-          Vous en êtes sûr ?

-          On ne peut pas être sûr de tout, mais je pense que oui. Vous reprenez des couleurs, ça va déjà mieux, c’est passé.

-          Vous savez j’ai fait d’autres malaises à l’hôpital sans que le médecin n’en trouve la cause.

-          Ah oui ? Dans ce cas, il vous faudra aller aux urgences les plus proches pour faire des examens… Moi, je ne peux pas vous faire hospitaliser, je ne vois rien de grave, mais si vous voulez en être certain : la seule solution, c’est d’y aller… Je vous fais une ordonnance pour pouvoir faire des radios. Enfin, c’est si vous voulez y aller.

Belmondo fourre d’un geste rapide ses affaires dans la sacoche, il ne me prescrit rien. Je règle la note par chèque : ben, ce n’est pas donné dis donc. J’empoche l’ordonnance. Son téléphone sonne, il est appelé sur un autre théâtre des opérations extérieures, il me quitte en quatrième vitesse.

Une fois seul, je me résous à faire ce constat : je vais bien.

 

16

   J’ai passé une bonne nuit, et mine de rien, d’avoir vu ce médecin y a sûrement contribué. Mais ce matin, le doute m’envahit. Je sais que je dois passer des examens complémentaires, et je n’ai plus envie d’attendre la date pour les faire. Je crois que je vais suivre l’avis de Bebel, je vais aller aux urgences. En plus, ça m’occupera étant donné que je ne pourrai pas retourner au restaurant ce midi. Faudra que je pense à annuler, d’ailleurs…

Rien que l’idée de me déplacer, me file une énergie que je ne soupçonnais pas. J’avais quitté l’hôpital sans me retourner, et là, je suis presque content d’y revenir. On est vraiment bizarres, nous les humains…

Cette fois-ci, je suis obligé d’utiliser ma voiture, ce qui me procure un réel plaisir : comme quoi, il suffit de peu pour m’exciter aujourd’hui. J’aime rouler et j’ai toujours aimé faire des kilomètres, j’aime sentir mon moteur réagir à chaque coup d’accélérateur, qu’il soit aussi vif que moi. C’est un sentiment de virilité et de puissance, je l’avoue ; je trouve ça très enivrant, également. J’ai toujours l’air jeune quand je suis en voiture. C’est curieux comme les hommes placent leur masculinité dans des objets. Faudra que j’y réfléchisse plus tard, là je n’ai pas le temps. Cependant, je sors mon « bolide », non pour faire les 24h du Mans, mais pour aller me faire ausculter.

Il n’est pas loin de 10h30, c’est encore tôt, mais je pourrais peut-être combiner ça avec le restaurant de ce midi. Première constatation : le parking est plein. Je tourne plusieurs fois en espérant trouver une place et malheureusement, rien. Je me résigne à me garer sur l’emplacement des handicapés. Je sais, ce n’est pas bien, mais il n’y en pas d’autres pour le moment.

Je n’avais pas fait attention aux bâtiments, mais cet hôpital est vraiment très grand, bien plus grand que dans mon souvenir, en tous cas. Je me dirige vers l’accueil, une charmante demoiselle me reçoit. Je ne serais pas au bon endroit, les urgences se trouveraient de l’autre côté et d’après mon ordonnance, je dois aller aux urgences cardio. Il y en a donc plusieurs, mais je n’ai qu’à suivre les panneaux, m’indique-t-elle… Effectivement, je finis par dénicher la bonne entrée, il suffisait de le savoir. Seulement, entre le parking et la recherche du service, j’ai déjà perdu une bonne demi-heure. Bon, ce n’est pas très grave, je n’en ai pas pour très longtemps de toute façon.

Je me présente à l’accueil de l’urgence cardio, une autre charmante demoiselle me demande la raison de ma venue. Je la lui explique en détail, mais elle ne semble pas m’écouter vraiment. Elle m’interrompt en pleine explication, me réclame mon ordonnance, ma carte vitale et ma carte de mutuelle. Je lui dis que je suis suivi par le docteur Rossi-Langlois qui officie également ici, je pense que c’est un gage de mon sérieux ; elle me sourit sans pour autant arrêter l’enregistrement sur son ordinateur. Puis elle me remet un carton bleu numéroté. J’ai le soixante-quinze.

-          Qu’est-ce que c’est ?

-          C’est votre numéro d’appel. On ne vous appellera pas par votre nom, et vous êtes déjà soixante-quinze. La salle d’attente est juste derrière vous.

Je prends mon carton et je m’y dirige sereinement, sans me presser. Là, je découvre que tous les sièges semblent être occupés et sont tournés dans le même sens, vers un écran géant de télévision suspendu à un mur. Tous les regards sont fixés sur lui. Je fais demi-tour et je reviens vers l’accueil.

-          Excusez-moi, mais il y a combien de temps d’attente ?

-          Environ, 4 heures.

Je ne peux réprimer un soupir de désespoir : elle s’en aperçoit.

-          Si vous ne voulez pas attendre, merci de me le dire, que je vous raye de la liste.

Je réalise que je ne pourrai pas déjeuner au restaurant, là c’est sûr. Je prends mon air le plus important pour lui parler.

-          Je peux passer un coup de fil ? Je reviens tout de suite.

Elle me fait signe de lire le panneau concernant l’utilisation du portable. Je dois sortir pour appeler et recevoir. La partie de plaisir commence tout doucement à se transformer en cauchemar… J’annule le restaurant : je n’ai pas le temps de m’expliquer que mon interlocuteur a déjà raccroché. Décidément, on n’est pas encore près de devenir des amis.

Je reviens vers l’accueil, je fais signe à la jeune femme que je retourne en salle d’attente, tout est réglé.

Je trouve une place près de la porte d’entrée et machinalement je sors mon portable, je lis mes mails, puis mes textos, puis les journaux présents sur le web, tout y passe, plusieurs fois… la première heure s’écoule tranquillement au gré des allées et venues des patients et des appels des médecins. Tout le monde n’a pas l’air malade, moi non plus, mais j’ai une raison d’être là, eux aussi peut-être, en fin de compte ! Tout le monde tient son précieux carton à la main, c’est le sésame qui permet d’ouvrir les portes. Je remarque que les gens sont plutôt calmes et qu’ils attendent leur tour avec résignation.

Je sens un air froid qui me passe au-dessus de la tête. La clim est en route et j’ai l’impression d’attendre dans mon frigo, maintenant.

Au bout d’une heure et demie, une infirmière vient dans la salle et appelle mon numéro. Je me lève d’un bond, je fais signe, c’est moi, je suis là !

-          Vous allez passer à la radiographie. Merci de me suivre.

J’emboite le pas à celui, décidé de l’infirmière vers l’accueil de la radiographie, et là rebelotte, je donne ma carte vitale et ma carte de mutuelle, mais on me demande de régler tout de suite : soixante euros. La radio, c’est à part. Puis, l’infirmière me demande de la suivre jusqu’au centre de radiographie. On parcourt ensemble plusieurs couloirs qui me semblent tous identique avant d’y arriver. Elle frappe à la porte du service, me fait pénétrer, puis me laisse avec le radiologue. J’explique les raisons de ma venue, il est perplexe quant à l’utilité de faire ces radios, mais comme j’ai déjà payé, il s’exécute. Il me demande de me mettre torse nu, me place de dos contre la machine, puis de face. Deux clicks et c’est fait. Je me rhabille, puis le radiologue me demande d’attendre dans le couloir, le temps que les clichés arrivent.

Deux chaises ont l’air de trainer là, je m’assois. Au bout de dix minutes, le radiologue entrouvre, passe la tête et me dit que je peux aller chercher mes clichés à l’accueil radiologie. J’erre en sens inverse et me retrouve là où j’avais réglé. Je donne mon numéro et la jeune femme me tend une enveloppe.

-          Merci, mais qu’est-ce que j’en fais, maintenant ?

-          Vous retournez en salle d’attente. Un médecin vous appellera pour vous donner les explications.

La salle est toujours aussi pleine. Je m’arrête à l’accueil cardiologie pour demander des renseignements. Je prends un air ingénu.

-          J’ai mes radios. Vous savez quand le médecin m’appellera ?

-          Dieu seul le sait !

-          Pardon ?

-          Je veux dire, je ne sais pas. Tous les médecins sont sur le pont. Ils sont tous débordés. Il faut attendre… Mais, les examens ne sont pas finis, on va vous appeler pour être ausculté avant la lecture de vos radios.

-          Ah bon ?

Je me sens impuissant, je ne sais pas à qui il faut s’adresser pour que ça active. Cela fait déjà plus de deux heures que je suis là. Les visages des gens dans la salle d’attente me semblent toujours autant familiers : c’est long pour tout le monde et on va passer un bout de notre vie ensemble, on dirait bien. Un jeune homme remue la jambe à côté de moi comme un possédé, de le voir me stresse, faut que fasse quelque chose.

Je reviens vers l’accueil cardiologie.

-          J’ai le temps de retourner voir mon véhicule ? J’en ai pour cinq minutes.

-          Donnez-moi votre numéro d’appel, au cas où on viendrait vous chercher, vous ne perdrez pas votre tour.

Je file vers le parking en vitesse, j’aperçois des places de libres, je vais pouvoir déplacer ma voiture. Je vois qu’un tract est accroché aux balais d’essuie-glaces et plus je m’approche, plus je distingue qu’il ne s’agit pas d’une pub mais d’un PV. C’est vraiment ma journée ! J’aurais dû rester couché. Non seulement, je perds mon temps, mais en plus, ça commence à me coûter une fortune. Je sais que je n’aurais pas dû me garer là, mais je ne pensais pas que je me ferais aligner aussi vite… Je roule, je fais le tour du parking pour me rapprocher de l’urgence cardio et je me gare proprement, cette fois-ci. Je reviens presque en courant vers l’accueil, en espérant qu’on ne m’a pas appelé pendant mon absence. Je fais signe à la jeune femme que je suis de retour.

-          Rien de nouveau ?

-          Pas pour le moment.

Je retourne m’assoir. Comme à l’arrivée, il y a près de trois heures, je sors mon portable et je reconsulte mes mails, je regarde à nouveau les infos sur le web. Quand j’étais en chambre, je pouvais au moins m’endormir, mais ici, je ne me vois pas somnoler sur ma chaise : attendre devient compliqué ! Une femme secoue une poussette pour faire taire son bébé qui hurle toutes les cinq minutes, j’ai envie de l’attraper et de le jeter dehors tellement il me met les nerfs en pelote.

Mon estomac gargouille, je m’agite sur mon siège. Je ne tiens plus, j’ai vraiment faim. Je vois qu’un gamin à un sandwich, je lui demande où il l’a acheté. Il y a une machine à sandwichs à l’entrée. Ouf ! Ça va m’occuper quelques minutes, en même temps que ça me contentera. Je signale à l’accueil où je vais, mais la jeune femme m’arrête tout de suite.

-          Vous ne pouvez pas manger, maintenant. Vous devez être à jeun pour faire les examens. Désolé, mais ce n’est pas possible… Tout à l’heure.

Je fais la grimace et je retourne m’assoir, dépité. Je regarde ma montre, que je n’ai jamais autant regardée de ma vie qu’en ce moment. Si chaque seconde était un grain de sable, je serais assis sur une colline, actuellement.

Récapitulons ! Je ne peux pas manger, je ne peux pas sortir, je dois attendre mon tour. Je suis prisonnier de cet hôpital, en fin de compte. C’est vraiment un comble, c’est un drôle de service public, qui s’apparente plus à un centre de torture mental qu’à autre chose. Il devrait s’appeler « sévices publics », ça serait plus juste.

Des gens courent vers la sortie, une ambulance vient d’arriver. On dirait le branle-bas de combat. Tous les yeux se tournent vers cette nouvelle distraction. Le brancard est extirpé du véhicule en moins de deux et remis aux infirmiers venus le récupérer, qui l’embarquent à toute vitesse. Je ne m’en rappelle plus car j’étais dans le coma quand je suis arrivé, mais la situation devait être identique. Quelle attraction je fus !

Des écloppés apparaissent et vont s’entasser dans la salle qui commence à vraiment ressembler à la cour des miracles ou au casting d’un film d’horreur. Je sens le stress monter de plus en plus.

Une jeune femme en blouse blanche s’approche de nous et hurle !

-          Le 75 !

-          C’est moi, docteur !

-          Alors suivez-moi.

Nous nous dirigeons vers un bureau, au bout d’un couloir. Ses sabots claquent sur le carrelage impeccable. Moi, je ne fais aucun bruit, j’ai l’air de flotter. Je ne sais pas à quoi m’attendre, mais je m’attends à tout : elle n’a pas l’air commode. Elle s’assoit sans un mot puis lit mon dossier. Elle me regarde longuement, me sourit. Ce sourire me plait, je me risque à lui parler.

-          Ça fait plus de trois heures que j’attends. Que se passe-t-il ?

-          Les urgences sont engorgées et nous ne sommes que trois ou quatre médecins. Nous ne sommes pas assez et les patients sont bien trop nombreux. On fait le plus vite possible, mais il faut aussi vous recevoir convenablement : ça prend du temps. Voilà les raisons.

Elle me parle avec une grande douceur. Son sourire me fige soudainement. Je n’ai plus rien à dire. Elle me rappelle Bérangère, mais en plus fatiguée. Son visage est éclairé par deux grands yeux bleus, qu’une mèche de cheveux blonds vient ennuyer toutes les dix secondes. Elle la cale avec ses lunettes qu’elle laisse sur le haut du front.

-          Vous pouvez enlever votre chemise ? Je vais vous ausculter. Je vais faire une prise de sang, également.

Elle me tâte une veine dans le creux du coude, me pique d’un seul coup, place un cathéter, puis un petit tube qui se remplit de sang. Son stéthoscope sur les oreilles, elle écoute mon cœur, le promène sur mon thorax sans dire un mot. Elle est précise, rapide : sa dextérité m’impressionne.

-          Ok ! tout a l’air en ordre. On fait les analyses de sang, puis je reviens vers vous pour les résultats et l’interprétation des radios… On vous rappelle dans trente minutes… On vous enlèvera le cathéter à l’issue, pas avant. Des questions ?

-          Euh non !

Elle me congédie courtoisement séance tenante, puis s’en va avec le tube, me laissant retourner dans la salle d’attente, que je commence à prendre pour mon nouveau chez-moi. Je remarque des nouvelles têtes et que d’autres ont disparu, donc ça bouge quand même.

Au bout de trente minutes d’attente, la docteure à la mèche blonde revient et m’appelle de nouveau. Je la suis dans le même bureau que pour les examens. Elle allume un tableau mural, y place les radios, m’informe que je pourrai également les consulter sur Internet, qu’elle me donnera le code d’accès.

-          Je sais que vous êtes suivi ici par le docteur Rossi-Langlois, j’ai vu brièvement votre dossier. Les radios ne disent rien de spécial, et votre analyse de sang ne révèle rien de particulier. Vous avez eu un malaise hier après-midi, qui ne serait pas lié à votre problème cardiaque, mais à ce que vous avez mangé. Cependant, on se dirige plus sur une indigestion que sur une intoxication : donc, rien de grave… Voilà, en gros, tout va bien.

-          Ah ok ! Vous êtes sûre ?

J’ai presque envie de m’excuser mais je préfère me taire : j’ai perdu assez de temps et d’argent aujourd’hui, pour en plus supporter le ridicule. Elle me regarde fixement, je me doute qu’elle meurt d’envie de me dire que ce n’était pas la peine de me déplacer pour si peu, mais elle ne le dira pas, et moi, je ne sais vraiment plus quoi faire.

-          Une infirmière va venir vous enlever le cathéter dans cinq minutes. Voilà, tout va bien, fausse alerte.

Je la remercie chaleureusement. Elle me sourit, me remet les radios et les résultats.

-          Avant de partir, il faudra repasser à l’accueil pour régler tous les actes. Merci.

Une infirmière arrive en croisant le médecin qui me quitte. Elle m’enlève le cathéter délicatement, me pose un pansement. Puis je retourne à l’accueil, je donne mon numéro.

-          On vous enverra la facture par courrier. Bon retour !

-          Bon retour ?

-          On ne dit pas au revoir dans un hôpital, sauf si vous avez envie de revenir. Alors, bon retour ! me la jeune femme en souriant.

Avant de partir, je jette un œil à la salle d’attente qui est toujours aussi pleine. Je viens de passer six heures dans cet endroit, et volontairement, pour rien.

Je quitte le parking sans enthousiasme en marmonnant ma déception, j’ai hâte d’être chez moi.

 

17

   J’étais parti ce matin avec une énergie à faire bouger les montagnes, et ce soir je rentre la queue entre les jambes, comme on dit dans le jargon populaire. Et en plus, j’ai l’estomac dans les chaussettes, mais c’est une bonne maladie, parait-il… Je pensais que mes trois semaines à l’hôpital étaient une expérience incroyable, mais je n’avais pas encore testé les urgences. J’ai patienté six heures pour un quart d’heure de traitement. Bon, allez ! Trente minutes, mais pas plus ! Je comprends maintenant pourquoi on nous appelle des patients. Faut avoir une sacrée patience pour tenir aussi longtemps, des nerfs d’acier et un mental de vainqueur. En tout cas, je ne suis pas prêt d’y retourner. A cet instant précis, je suis même décidé à annuler les examens complémentaires, mais je suis tellement de mauvaise humeur que je pourrais penser n’importe quoi pour me calmer.

Bon, j’ai faim ! Mon frigo est plein, mais rien ne me plait. J’opte quand même pour une omelette au fromage, c’est vite fait, ça cale et c’est bon… En fin de compte, plus question d’aller au restaurant si c’est pour batailler pour qu’on m’adresse la parole, mal manger et finir aux urgences après ; je suis bien chez moi, finalement. Je prends mon temps pour manger, pour faire ma vaisselle, que j’essuie tranquillement. Je suis plongé dans un calme réparateur, je n’ai pas envie de regarder la télé ni d’écouter la radio. Je me sens bien tout d’un coup, je fais couler un café, l’odeur du marc me ravit, il me rappelle des souvenirs de mon ancienne vie. Ce retour au silence me fait un bien fou, je n’ai même plus le réflexe d’appeler ma famille pour me faire plaindre.

Il n’est pas encore trop tard, je vais déguster mon café dehors.

Je sors la tasse à la main, mes pas crissent sur le gravier. Je m’installe à la table qui trône au centre de mon petit jardin qui ne ressemble plus à rien. Faudra que je tonde l’herbe et que je m’occupe de mes plantes, j’ai du boulot… Il fait bon ce soir, j’allume la bougie de la lampe d’ambiance, j’entends les insectes qui virevoltent instantanément tout autour. D’habitude, je les chasse mais pas ce soir. Je les laisse profiter de ce moment de lumière supplémentaire que la nature accorde rarement, mais que je suis décidé à leur offrir.

Je sais que cette lumière est un leurre, que c’est aussi une drogue pour ces insectes. On est toujours aveuglé par ce qu’on aime, malheureusement. A mon tour, je me laisse hypnotiser par cette danse autour de la flamme de la bougie, c’est bien la première fois que je trouve ça aussi passionnant. Mouches et moustiques unis dans une même farandole, et je ne pense même pas à les anéantir, j’ai vraiment changé.

Je me rends compte que je n’ai plus envie de courir ni de brasser de l’air. Josiane avait mis le doigt sur ce qui n’allait pas, c’est indéniable. Je sais qu’elle n’avait pas voulu se soigner, qu’elle ne voulait plus continuer dans ce monde. Je ne sais pas ce qui l’avait convaincue que ça n’en valait plus la peine. Même si elle se savait condamnée : tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, comme on dit. Donc, je suppose qu’elle n’avait plus d’espoir ! Elle n’avait plus l’air d’apprécier l’humanité, seule la nature avait gardé son importance à ses yeux. Je ne sais pas si j’en suis rendu là, mais ce qui est certain, son décès m’a touché. Pourtant, je l’ai connue durant dans un laps de temps très court, elle n’est pas vraiment rentrée dans mon existence non plus, mais j’y pense en permanence en ce moment. C’est curieux !

La nuit est complètement tombée, maintenant. Machinalement, je lève les yeux au ciel et j’aperçois la voute céleste. Je ne m’étais jamais rendu compte qu’on pouvait contempler les étoiles depuis mon jardin, qu’il y en avait autant au-dessus de ma tête. Décidément, je suis en train de sortir d’une longue léthargie, je vais bientôt me rendre compte que j’ai l’eau chaude aussi. Il serait vraiment temps que j’ouvre les yeux une bonne fois pour toutes. Ce n’est pourtant pas compliqué de voir les choses telles qu’elles sont ! Sauf que mes yeux ne devaient plus être connectés correctement au cerveau, quelque chose devait gêner la transmission des informations. Josiane avait raison, j’étais perdu je ne sais où !

Ce soir, je découvre que des étoiles scintillantes me surplombent et que le spectacle des insectes qui dansent autour de moi me fascine. Il m’aura fallu un triple pontage pour m’en rendre compte, rien de moins. Je devais être un aveuglé consentant. J’ai passé tellement de temps à faire semblant de vivre ma vie, je suis passé à côté de tellement de choses que je ne sais plus par quel bout commencer pour rattraper le temps perdu.

Bon, je ne suis pas doué pour la philosophie, mais ça fait du bien de penser par soi-même. Je me sens comme saint Paul le jour où il a recouvré la vue. Cependant, je me pose beaucoup de questions et pour le moment, je ne vois pas la queue d’une réponse, je ne dois pas encore avoir les deux yeux bien ouverts… J’imagine avec un sourire narquois que c’est Josiane qui continue de fertiliser mon esprit, elle doit être disséminée dans les phytohormones qui se baladent tout autour de moi, qui communiquent et qui tentent d’expliquer à mon intellect obtus le sens caché de la vie. Je crois surtout que Josiane m’a contaminé avec un virus de sa composition, car si je continue, je vais bientôt répondre au chat du voisin ou croire au Père Noël.

Je souffle sur la bougie dont la flamme vacille puis s’éteint. Une légère fumée s’élève, embaumant l’air de cire fondue. Les insectes disparaissent comme par enchantement. Tout un monde vient de s’évanouir sous mes yeux. La nuit nous enveloppe, seulement éclairée par les étoiles : je resterais des heures à les contempler.

Je rentre, je ne vais pas tarder à me coucher, je suis saoulé de cette journée. Je vais dans ma cuisine, je dépose ma tasse dans l’évier, je fais couler l’eau, je la laisse tremper, je la laverais plus tard… Mais quelque chose ne va pas… Je fixe l’évier avec insistance, je n’arrive pas à détacher mes yeux de la faïence, je me rends compte que je répète des gestes que j’ai dû effectuer des milliers de fois. Je ne me sens pas dans mon assiette. Pourtant, je n’ai pas l’impression d’être malade, juste un malaise dû au mal-être : je sens la contrariété monter. Je la sens grimper du bas du ventre vers la gorge. On dirait que je vais la déglutir. Mais non, elle reste coincée, et ça ne veut pas sortir. Drôle de sensation ! Ça me fait toujours ça quand quelque chose ne va pas. Là, c’est flagrant !

Je soupire, j’inspire, je souffle, je transpire même, j’ai les mains moites, posées sur le rebord de l’évier, comme si je voulais me retenir de tomber, ou bien comme si je me préparais à vomir. Oui, peut-être que c’est ça ! Il faut que j’expurge ce que j’ai dans le corps, que j’extériorise d’une façon ou d’une autre cette contrariété… J’ai chaud, ça gargouille dans mon estomac, le café doit faire son effet aussi. J’ai quand même le cœur au bord des lèvres, ce n’est pas bon signe. Cette journée n’en finit pas de me poser des problèmes, je n’aurais jamais dû me lever.

La lumière blafarde que diffuse l’ampoule du plafonnier n’arrange rien, cette luminosité me blesse les yeux, il faut que j’aille me coucher, je crois que je ne supporte plus rien. Une fois que je serais allongé, ça devrait aller mieux. Je vais me stabiliser et ne plus penser à rien. Enfin ! Ne plus penser, c’est vite dit car je ne peux pas empêcher mon cerveau de tourner. C’est même ce qui me cause des soucis : je réfléchis trop. Je n’arrive plus à m’apaiser, c’est bien la première fois que ça m’arrive. Je me plaignais de ma condition quand j’étais à l’hôpital, mais chez moi, ce n’est pas mieux. Et je n’y suis que depuis deux jours.

Je suis tellement barbouillé que je doute de pouvoir m’endormir facilement. Tant pis, je vais prendre la moitié d’un Lysanxia, ça me calmera. Je ne sais pas si c’est déconseillé de prendre ce genre de médicament dans mon état, mais à vrai dire, je m’en fous. J’en ai besoin, alors je le prends… Je trouve la boite qui se trouve dans le tiroir de ma table de chevet, je casse un cachet en deux, puis j’en mets une moitié sous la langue. La salive dissout la poudre en un rien de temps, il faut que je me dépêche de me coucher car ça fait effet assez rapidement ce truc et je ne veux pas rater le marchand de sable.

Mes paupières sont lourdes tout d’un coup, je me cale bien sur mon oreiller, je remonte les draps jusque sous le menton : voilà, je suis bien, je suis prêt…

Bien sûr, quand on dort, on ne le sait pas, ou plutôt, on ne le sait qu’au moment où l’on va se réveiller. C’est la magie du sommeil. J’essaie toujours d’orienter mes rêves, mais je ne sais jamais si ça fonctionne vraiment. Ainsi, ce soir, dès que je ferme les yeux, je m’imagine sur la barque d’Osiris qui vogue dans le ciel vers le soleil. Cette image me plait, pourtant je sais qu’il s’agit du chemin qu’empruntent les morts pour leur dernier voyage. Malgré cette représentation morbide, je me plais à penser que c’est tranquillisant, j’ai toujours aimé la mythologie égyptienne. Le cachet doit faire son effet, je ne sais plus ce que je dis… Enfin, je ne sais plus si je rêve ou si je parle en dormant…

 

J’ai réussi à dormir d’une traite, c’est déjà ça. Je ne me souviens de rien non plus. Il n’y avait pas plus de barque d’Osiris que de « beurre en branche », et même si j’ai bien dormi, je me sens légèrement abruti ce matin. J’ai quand même l’impression d’être tombé dans un trou noir et d’en sortir par miracle. Faudra que je dise à mon médecin que j’ai pris ce cachet pour m’endormir, ce n’est peut-être pas compatible avec les médocs pour le cœur. Cependant, je me sens normalement bien ce matin, d’un point de vue physiologique, bien sûr. En tout cas, je ne ressens aucun effet secondaire pour le moment. De toute façon, je vais oublier : la nuit dernière est passée, on n’en parle plus. J’espère ne plus avoir besoin d’un sédatif, c’était dû à une situation un peu exceptionnelle. Cependant, quand j’analyse cette fameuse situation, je me rends compte que j’en ai sûrement exagéré l’importance. J’ai déplacé un médecin du SAMU et je me suis rendu aux urgences d’un hôpital : tout ça pour rien…

Je réalise que je me comporte comme si j’étais encore à l’hôpital. D’ailleurs, si je suis tellement en manque de soins, autant y retourner, ça ira plus vite. Toutefois, le malaise persiste…

J’ouvre les volets de ma chambre, le soleil est déjà levé, le ciel est bleu azur ; j’entends même les oiseaux. Il faut que je m’y fasse, le monde continue de tourner et ne va pas si mal. Du haut de mon perchoir, je regarde mon jardin, qui a réellement besoin de moi. Il faut tondre la pelouse, ramasser les feuilles mortes, refaire les bordures, tailler les arbustes. Et surtout, j’ai le temps pour le faire. Je dois simplement m’organiser pour faire les choses consciencieusement sans vouloir battre des records de productivité. Après tout, je suis chez moi, pas à l’usine !

Je sais que je ne retravaillerai plus jamais, je suis en convalescence à vie. Alors autant en profiter. Je crois que c’est ça mon malaise car par la force des choses, je vais quitter cette société. Cependant, je n’avais pas imaginé que je le ferai grâce ou à cause d’un infarctus. Je crois que c’est la raison de mon mal être, j’ai l’impression d’être au rebus, de ne plus être utile au monde. C’est marrant ce genre de réflexion car quand on y réfléchit vraiment, je ne vois réellement pas pourquoi j’ai pu être utile à cette société.

 

18

   Je me suis affairé toute la journée dans mon jardin. J’ai dépoussiéré la tondeuse qui n’avait pas roulé depuis des lustres, mais qui a démarré au quart de tour. Le bruit pétaradant du moteur m’a réjoui, et l’odeur d’essence brulée, mêlée à l’herbe coupée aussi. J’ai poussé l’engin pendant deux bonnes heures de long en large. Cependant, j’ai fatigué assez vite ; je n’ai pas pu ramasser le foin, je le ferai demain. Sur les coups de midi, je me suis installé tranquillement à ma table, dehors sous le parasol, j’y serais bien resté toute la journée. Je me suis contenté d’un sandwich jambon-fromage, mais il était formidable. Peut-on dire qu’un sandwich est formidable ? Pourquoi ne pourrait-on pas ! Après tout, si ça me plait de le penser et de vous le dire.

J’ai déjà une vie de retraité alors que je n’y suis pas encore. Je m’efforce de croire que ça me plait, mais je ne suis pas sûr que ce positivisme forcené fonctionne réellement. J’aimerais éviter d’y penser, ça revient en boucle dans ma tête… J’ai mis en place un plan pour planter des massifs de fleurs et redessiner mon jardin complètement. Pour le moment, ça bouillonne dans mon cerveau, les idées fusent, souvent contradictoires, j’ai un peu l’impression de devenir Le Nôtre. Enfin, ce n’est qu’une impression car je n’ai pas l’ambition de concurrencer le jardinier de Louis XIV non plus, mais ça entretient ma motivation. Quand j’aurai fini de dessiner ce plan, je n’aurai plus qu’à le mettre en œuvre. Je n’arrive pas encore à me décider sur ce que je veux faire, c’est encore confus, mais le projet avance, j’en suis sûr. Cependant, si Le Nôtre avait vu mes dessins, je crois qu’il se serait arraché la perruque de dépit…

Je veux montrer que j’ai changé : sauf que je ne sais pas à qui je veux le prouver. Tiens ! Voilà un nouveau problème… En fait, si je sais ! Pas la peine de tergiverser plus longtemps, j’ai de nouveau Josiane qui me trotte dans la tête, je devrais dire qui me hante, car elle ne me quitte pas vraiment. C’est très curieux comme situation, je ne m’y attendais pas. Ce bout de bonne femme que j’ai à peine connu, m’influencerait-elle plus que prévu ? Pour le moment, je n’ai pas la réponse. Je réalise que ça m’occupe d’y penser, mais que ça ne m’aide pas à combler ma solitude, qui se révèle dans toute sa splendeur, également. Intellectuellement, c’est sympa d’avoir une amie imaginaire, mais ça ne remplace pas une amie, tout court. Je régresse, je retourne en enfance. Décidément, il ne fait pas bon vieillir surtout quand on n’a plus la santé… Peut-être que c’est ça mon problème ? Je devrais voir mes amis et ma famille, ça serait plus simple.

Voilà une autre question qui se forme, maintenant. Pourquoi devrais-je voir mes amis et ma famille ? Sont-ils seulement venus me voir à l’hôpital ? Pas un ne s’y est montré ! Bien sûr, j’ai reçu des centaines de textos, auxquels j’ai fini par répondre, mais ces petits messages ne remplacent pas une présence, ou alors, je ne suis pas en adéquation avec mon époque. Serais-je largué ? Comme disent les jeunes !... Et pourquoi devrais-je m’inquiéter de leur vie ? C’est vrai, mon beau-frère et ma sœur m’ont conduit à l’hôpital, mais parce qu’ils étaient là le soir de mon attaque, sinon, je serais sûrement à six pieds sous terre, maintenant. En fait, je culpabilise pour des gens qui ne s’inquiètent pas plus que ça de mon état de santé : c’est bien ma veine de connaitre des individus aussi peu concernés par les autres. Mais on a les amis qu’on mérite !

Bon, j’en ai marre de soliloquer dans mon coin, je vais finir par m’énerver tout seul.

En milieu d’après-midi, je ressens une petite fatigue, et la chaleur n’aide pas, je somnole debout. C’est le moment de faire une pause dans mon programme. Justement, la suite de ce déroulé, c’est de faire une sieste. Tout ce que je détestais quand j’étais hospitalisé, mais que j’affectionnerais plutôt, maintenant… Je sors mon transat et je vais m’installer sous le saule pleureur, dont les branches trainent par terre, mais j’aime être entouré de ses lianes que je juge bienfaisantes, désormais.

Je m’assure d’avoir bu suffisamment d’eau avant de me poser dans le fauteuil. Une vraie sieste ne se fait pas n’importe comment, ça se prépare méticuleusement, c’est sérieux le repos. Je règle ma montre, je ne dois pas dépasser les trente minutes, sinon je vais partir pour faire ma nuit… Voilà, tout est prêt. Je m’allonge, bien à l’ombre, entouré par les branches légères du saule battues par un léger vent, pas une nuisance sonore si ce n’est les insectes qui tourbillonnent et dont le bruit me ravit. Je ferme les yeux, je me laisse porter par cette petite musique, je m’enfonce doucement dans cette délicieuse torpeur, je m’endors.

Ça fait sûrement quelques minutes quand j’entends clairement une voix qui me parle. Serais-je encore conscient ?

-          Alors, on est bien, là ?

Je balbutie quelque chose, je ne m’entends pas parler, mais je sais que je bouge les lèvres.

-          Vous ne voyez pas que je dors ?

-          Si, je le vois bien, sinon, je ne vous parlerais pas.

-          Mais foutez-moi la paix, nom de Dieu !

-          Je vois que vous êtes toujours aussi excessif…

Je sursaute, il faut que je sache qui ose me déranger, et pire que tout, qui serait rentré chez moi ? Je lève une paupière, il n’y a personne. J’ai les yeux qui collent, je ne comprends pas ce qui se passe. J’ai dû rêver, je suis tombé dans le sommeil paradoxal très rapidement, en fait. Je ne vais quand même pas m’inquiéter de faire des rêves, ça serait le bouquet… Ensuqué, je me tourne sur le flanc, je repars au pays des songes, il me reste encore du temps.

-          Voilà, calmez-vous ! Sinon, on ne pourra pas établir une connexion pérenne… Je vous laisse. A plus tard…

Cette voix est encore là, mais je ne l’entends quasiment pas. C’est très faible, comme un écho qui ne résonnerait plus. J’ai l’impression de flotter dans l’espace. Je rêve que je dors, c’est indéniable.

L’alarme de ma montre sonne l’heure du réveil : la sieste est finie. S’il n’y avait pas eu cette interruption momentanée, j’aurais pu qualifier ma première sieste de grande réussite. Je pense que c’est dû au Lysanxia, il doit y avoir des résidus dans mon organisme qui continuent d’agir. Je ne me sens plus du tout stressé, donc, je n’ai plus de raison de recourir à un décontractant. J’éviterai le café avant de me coucher, c’est tout.

Pendant un court instant, j’ai vraiment cru que quelqu’un me parlait : ce qui signifiait qu’un intrus était dans mon jardin, chez moi. C’est vraiment marrant les rêves. On ne peut pas les diriger, on s’en souvient rarement, et quand on s’en souvient, on en comprend vaguement la signification.

Je me lève, je sors de sous les branches du saule, je range le transat dans le cabanon. Il n’est pas bien tard, mais je n’ai plus envie de faire quoi que ce soit. Je ramasse les outils que j’avais sortis pour m’occuper de la tondeuse. Je jette un petit coup d’œil à la surface que j’ai tondue, je sais qu’il faudra que je ratisse l’herbe coupée, sinon, le vent s’en chargera et l’éparpillera aux quatre coins.

Je contemple un moment le travail que j’ai accompli aujourd’hui, tel un général sur son champ de bataille. Eh oui ! Rien de moins ! Je me sens fier de moi, c’est déjà ça. J’avais peur de n’être plus utile à la société, alors qu’en fait, ce qui importe c’est d’être utile à soi-même, le reste c’est de la littérature de comptoir ou du brassage d’air.

Après ces bonnes paroles distillées à tout ce qui pousse dans mon jardin, je rentre me faire un thé à la menthe, je ne sais pas pourquoi, j’en ai subitement envie... Je fais bouillir l’eau dans ma vieille bouilloire Ikea, je mets le thé dans le panier de la théière, j’y ajoute des feuilles de menthe que j’ai récupérées dans mon petit potager, cet après-midi… Je verse l’eau chaude qui change de couleur instantanément au contact du mélange de feuilles. Ça fume mais ça ne sent pas grand-chose. Je laisse infuser quelques minutes, puis je me verse une première tasse. Cette fois-ci, la couleur me saute aux yeux, une sorte de vert-de-gris et ça sent bon la chlorophylle. Si je m’attendais à voir ressurgir du réséda dans une mes tasses, j’aurais peut-être choisi autre chose comme boisson. Cependant, c’est aussi la couleur de la nature, ce n’est pas ma faute si les militaires ont adopté des dégradés de verts comme tenues de camouflage. C’est aussi un paradoxe, car la nature ne détruit rien alors que les militaires ne font que ça.

J’ai l’impression de forcer le trait et d’être devenu plus écologiste que les écolos eux-mêmes. Depuis que j’ai serré un arbre dans mes bras, j’ai changé de fibre, ma nouvelle écorce est en train de remplacer ma vieille peau et ça me plait…

C’est bon le thé : ça m’inspire, faudra que j’en fasse plus souvent.

En attendant de diner, j’allume la télé. Je zappe parmi les cinquante chaines qui sont à ma disposition, je m’attarde sur quelques émissions. Je m’enfonce dans mon canapé, je me sens bien, la télécommande à la main, j’ai l’air d’un César dans sa loge impériale quand j’appuie sur la touche « Plus ». Je tombe sur une rediffusion d’une émission de Laurent Ruquier, je l’aime bien ce présentateur. Ce soir, il a comme invitée Isabelle Adjani, elle aussi, je l’aime bien, ça me fait plaisir de la revoir… Je m’enfonce un peu plus dans le canapé, je suis littéralement vautré. Les images me happent, me captent, le son m’enveloppe, le tout m’hypnotise, c’est la magie de la technologie, sûrement. Je suis engourdi dans cette position mais je suis bien, je ne bouge plus.

Je ne sens plus mon corps, je ne suis plus qu’un cerveau, je suis comme en apesanteur. Il fait bon ce soir, je ne me suis même pas rendu compte que la nuit était tombée, seul l’écran illumine la pièce. Je suis dans le noir, mais l’émission m’éclaire par des flashes de lumière tantôt bleus, tantôt blancs, c’est très cru… Je n’ai toujours pas dîné, mais je n’ai pas envie de me lever, je suis bien assis, presque allongé. Cependant, mes yeux clignent de plus en plus et pleurent légèrement. Je n’arrive plus à suivre, j’ai des absences tout d’un coup, je crois que je m’endors.

-          Eh ben dis donc ! Ça n’aura pas duré longtemps cette fibre écologique. Cette maudite télé est le mal incarné. Vous n’avez toujours pas compris ?

Voilà que j’entends encore cette voix. Je me réveille dans un ronflement, c’est-à-dire, que c’est moi qui ronfle. Donc, je dormais, là !

Effectivement, c’est la pub, je n’ai quasiment rien suivi, je ne me rappelle de rien, d’ailleurs. Quelles sont connes ces émissions, en fin de compte ! C’est vrai quoi ! Pourtant, il n’y en a qu’une que je m’interdis de regarder, c’est le télé-achat : ça me rappelle trop mon séjour à l’hôpital…

J’ai faim, mais maintenant, j’ai la flemme de faire à manger. Je vais aller me coucher, ça ira bien comme ça, je suis fourbu… J’ai du mal à me lever tellement je suis engourdi, j’ai dû prendre vingt ans de plus avec cet infarctus. J’allume la lumière et j’éteins la télé. Le silence se fait d’un coup dans la pièce, qui est ensuite envahi par le bruit de la nuit. Je monte me coucher en trainant les pieds, cette journée m’a éreinté.

 

19

   Je me déshabille lentement, vidé de toute énergie. Je m’allonge enfin, je suis bien. Il fait bon, ni trop chaud ni trop frais, c’est parfait. J’éteins, le noir envahit la pièce, le silence aussi. C’est drôle, j’ai l’impression que je vais mourir, c’est sûrement l’effet que ça doit faire, sauf qu’on ne s’en rend pas vraiment compte. Personne n’en est jamais revenu pour le raconter, non plus… Je n’ai vraiment rien d’autre à faire en ce moment pour avoir ce genre de chose dans la tête. Enfin, je chasse cette mauvaise pensée, je ferme les yeux, je veux dormir.

-          Ce n’est vraiment pas facile avec vous, hein ?

J’ai l’impression que quelqu’un me parle, je deviens fou ma parole.

-          Calmez-vous donc ! Ou on va perdre la connexion.

-          Mais ! Qui êtes-vous ?

-          Enfin ! Une bonne question… Ben, c’est moi, Josiane !

-          Ce n’est pas possible, vous êtes morte.

-          Rien n’est impossible dans les rêves. C’est vrai, je suis partie, j’en avais marre de faire semblant de vivre.

-          Donc, je parle dans mon rêve. Je dors alors ?

-          Tant que vous penserez à moi, je serai là. Et je sais que vous ne faites que ça du matin au soir. Je suis en permanence dans votre tête en ce moment, je n’ai pas un temps de répit pour moi. Mais quand vous dormez, je peux venir vous rendre une petite visite de courtoisie.

-          Mais qu’êtes-vous donc ? Un esprit ?

-          Je n’en sais rien, je suis dans votre tête, c’est tout. Il n’y a que vous pour déterminer ce que j’y fais ; ça devient obsédant pour vous, non ?... C’est même gênant parfois.

-          Pourquoi ? Ne me dites pas que vous avez accès à toutes mes pensées.

-          Ben si ! Evidemment ! Je sais tout de vos manies, y compris les plus intimes. Mais ça je n’en dirais rien. Vous êtes un homme, vous avez vos trucs à vous. Je ne commenterai pas, ça ne m’intéresse pas.

Je remue, j’ai chaud, j’ai soif.

-          Arrêtez de bouger. Si vous continuez je vais disparaitre. Je ne peux renaitre que dans votre sommeil paradoxal… Doucement, soufflez, prenez sur vous… voilà, c’est bien.

Je m’apaise, tant pis je boirai plus tard. Je suis bien dans ce rêve, en fin de compte.

-          Je voulais vous dire, Josiane. Ce n’est pas bien d’avoir organisé votre départ de cette façon : c’était un suicide quand même !

-          Mais non, j’étais au bout du rouleau. Je ne supportais plus cette vie de momie cloitrée dans une chambre d’hôpital, au cinquième étage, en plus. Et puis, ces médicaments me filaient un mal de ventre insupportable, et ce docteur était un vieux schnock qui ne comprenait rien à ce que je lui disais : encore un qui me prenait pour une folle. C’est vrai, je ne me soignais plus, mais je prenais les antidouleurs quand même. J’aimais mon confort et je voulais partir sans effort.

-          Et les vols de friandises, c’était vous, hein ?

-          J’étais une vieille femme. J’avais bien le droit de me faire plaisir, tout de même. Alors, même à l’article de la mort, on m’interdisait les pâtes de fruits et les petits gâteaux au chocolat. Quelle bande de vieux rabat-joie ! Heureusement que j’avais réussi à convaincre quelqu’un de m’en fournir.

-          Je savais que c’était vous ! Je le savais !

Je souris, je sais que je souris dans mon sommeil…

-          Oh ! Mais je n’avoue uniquement que ce que vous voulez entendre… Ce sont vos croyances, je n’irai pas vous contredire… Enfin, cette vie est tellement triste. Heureusement qu’on peut faire des bêtises, non ?

Je n’ai pas envie de dire le contraire, j’en fais aussi assez comme ça.

-          A quoi peut bien servir d’être en bonne santé, si on ne peut pas jouir de la vie ? Je n’avais pas envie de retourner dans ce monde horrible, non plus. Je crois plutôt que la punition était de rester vivante. Croyez-moi, je suis bien mieux où je suis maintenant.

-          Et vous êtes où ?

-          Ben, dans votre tête ! Où croyez-vous que je sois !

-          Au paradis !

-          Ben, c’est là ! Dans votre tête qu’il est ce paradis. Vous pensez à moi dès que vous êtes dans votre jardin, dès que vous voyez quelque chose qui pourrait me faire plaisir.

-          Vous voulez dire que le paradis ou l’enfer n’existent pas ?

-          Je n’en sais rien. C’est vous qui rêvez, ce n’est pas moi. Toutefois, ne soyez pas naïf ! La mort est une chose bien trop sérieuse pour être laissée à des vendeurs de bonheur, à des charlatans qui n’en savent pas plus que vous et moi sur le sujet…

Je remue encore, je me retourne je crois…

-          André ! Arrêtez de vous agiter comme ça. La connexion est fragile. Une fois rompue, elle ne réapparaitra que dans un prochain sommeil.

-          Vous semblez en savoir des choses, et sur tous les sujets ? Comment faites-vous ?

-          Je n’en sais rien ! Je réponds aux questions que vous vous posez, c’est tout. Je suis dans votre tête, ne l’oubliez pas.

-          Ah ! D’accord…. De toute façon, je suis athée, je n’y ai jamais cru.

-          Sauf qu’en ce moment, vous vous posez ces questions, parce que, comme tout un chacun, vous avez peur de la mort. C’est humain comme réaction. L’inconnu vous inquiète, vous y pensez mais vous savez déjà que vous ne pourrez pas avoir de réponse. Et c’est là que j’interviens. Vous me flattez, mon petit André, vous me sortez de mon repos éternel pour avoir de mes nouvelles.

-          Je vous aime bien, je dois le dire aussi.

-          Oh ! Je ne le sais que trop. Vous avez encore besoin de moi, d’ailleurs… Mais, ça sera pour une prochaine fois, je crois…

L’image se brouille, Josiane s’évanouit, elle disparait dans les limbes de mon cerveau. Je me réveille, je souffle, je baille à m’en décrocher la mâchoire. J’ai encore les yeux collés par le sommeil. Je tasse mon oreiller, je me mets en position assise. On est sûrement dans le milieu de la nuit, je ne vérifie pas. Je n’ai pas envie de savoir l’heure.

Cette fois-ci, plus de doute ! J’ai bien parlé avec quelqu’un, mais c’était dans mon sommeil. Je suis un peu rassuré car j’avais peur qu’un intrus me joue un mauvais tour. En revanche, je sais avec qui j’entretiens une conversation : je rêve que je parle avec Josiane. Faut vraiment que je sois très fatigué pour rêver d’elle. Je crois que c’est un rêve récurent, puisque c’est arrivé plusieurs fois. Or, je sais que les rêves récurrents peuvent être liés à une situation post-traumatique, ce qui est mon cas vu que je sors d’une lourde opération. Le docteur Rossi-Langlois m’en avait causé comme d’une possibilité, je m’en souviens, maintenant. Donc, je serais sujet à ce genre de chose ! Voilà qui ne va pas arranger mes affaires. Va falloir que je lui en parle lors de ma prochaine visite.

C’est quand même marrant ! Je ne me souviens jamais de mes rêves, et quand j’ai une trace, je n’y comprends rien. Alors que là, tout est clair et limpide, je pourrais presque réciter ce qu’on s’est dit. Encore un miracle post-mortem que je pourrais sans doute attribuer à Josiane, puisque c’est elle qui occupe mes tourments, actuellement. Demain matin, faudra que je jette un œil sur internet. Faut que j’éclaircisse cette histoire de rêves récurrents.

En attendant, je glisse à nouveau dans le fond du lit, j’éteins la lumière et je ferme les yeux en espérant retrouver la quiétude qui me sied.

Depuis que je ne travaille plus, je me lève quand j’ai envie sans avoir besoin du tintamarre d’un réveil matin. Désormais, l’heure n’a plus d’importance… J’entends les oiseaux qui gazouillent à ma fenêtre, je sais que j’ai un nid d’hirondelles logé entre un volet et la gouttière. C’est dingue le bruit qu’elles peuvent faire dès que le jour se pointe, mais c’est maintenant plus naturel pour moi.

J’ouvre un œil, je suppose que j’ai bien dormi, toutefois, je ne me rappelle pas si Josiane est revenue. Je note que c’est la première chose à laquelle je pense. Elle a raison, ça devient obsédant.

J’enfile un short en vitesse, je vais faire couler un café. Ensuite je file dans mon bureau, je ressuscite mon ordinateur.  Le café coule toujours, l’odeur embaume la maison, j’ouvre les volets de toutes les fenêtres… Ça fait quelques temps que ne me suis pas servi du PC et bien sûr, j’ai droit à une mise à jour à peine allumé. Le curseur mouline, il y en aurait pour cinq minutes, c’est à la fois court et trop long, surtout quand on est pressé de savoir… Ah ! La cafetière sonne ! Je retourne dans la cuisine et je me sers un bon bol de café, je mangerais plus tard. La mise à jour est également finie, c’est parfait, je m’installe, je choisis un moteur de recherche et je tape dans la barre « rêves récurrents ».

Voilà, j’ai une définition : « c’est un rêve qui se répète sur une longue durée, voire plusieurs années entre chaque rêve ». On est d’accord que ça s’est répété, mais sur un temps très court, à peine vingt-quatre heures. Donc, il faut que j’attende que ça revienne pour savoir si c’est récurrent et rentrer dans une catégorie interprétable. Malheureusement, je ne trouve rien de plus ; les témoignages ne m’aident pas non plus, rien ne correspond avec ce que j’aurais… Bon, ce n’est pas une mauvaise nouvelle non plus, pas la peine d’en faire un fromage, c’est juste un rêve. J’en parlerais lors de ma visite chez le médecin. Après tout, c’est lui le professionnel, et puis Internet ne sait pas tout.

La journée a débuté par un coup de stress inutile, mais je ne ressens rien d’inquiétant physiquement. Le cœur à l’air bien accroché maintenant. Je me sers un autre bol de café, mais cette fois-ci j’y trempe des tartines de pain beurrées… Une bonne journée de jardinage m’attend ; j’ai l’herbe à ramasser, des arbres à tailler, sûrement une sieste à faire entre deux. Une petite vie tranquille de futur retraité, quoi !

L’été s’étire en douceur. Tout va bien depuis que je suis sorti de l’hôpital, et s’il faut se convaincre de quelque chose, c’est bien de ça.

Bon, faut que j’y aille mollo sur les émotions, surtout. J’ai remarqué qu’un rien me déstabilisait, je suis à fleur de peau. C’est vrai que j’ai frôlé la mort il y a moins d’un mois, mais cette éventualité est derrière moi. Je ne vais quand même pas rajouter une histoire de rêves débiles à mon triple pontage coronarien. Et puis ce n’est pas très sérieux de rêver de cette vieille dame, qui m’a fait plaisir pendant deux jours, mais qui a disparu mystérieusement quasiment aussitôt. Non ! Ce n’est pas sérieux du tout. Moi qui suis cartésien et matérialiste, qui ne crois qu’en ce que je vois, je ne vais sûrement pas m’intéresser à ces trucs de bonne femme.

 

20

   Je sors confiant de la maison, je vais dans le jardin dès mon petit-déjeuner avalé. J’ouvre le cabanon et je récupère mes outils. Je fais des va-et-vient avec le râteau pour constituer un tas de foin que je ramasserai puis que je déposerai dans la brouette. En revanche, je ne sais pas encore ce que je vais en faire. Pour le moment, je m’occupe comme je peux, je verrai après. Cette herbe peut rester en tas, ce n’est pas gênant…

Je me surprends à cogiter à nouveau sur le sens de la vie et sur la place centrale que je devrais y occuper pendant que je ratisse mon jardin. C’est vrai qu’il n’y a pas d’occasion plus propice à la méditation que le travail en solitaire et en silence. Seulement je ne suis pas un moine bouddhiste, ni un reclus dans je ne sais quel ermitage : je me sens perdu chez moi, maintenant.

Il y a deux jours, j’ai essayé de voir du monde en allant déjeuner dans un restaurant de mon village : je ne suis pas encore physiquement prêt, mon corps rejette toute cette nourriture. Et puis, je m’y suis copieusement ennuyé, donc je n’ai toujours pas de solution pour tromper ma lassitude. Ce n’est pas en parlant aux plantes que je vais me faire de nouveaux amis ; si J’ai envie qu’on me parle et qu’on utilise des sons audibles pour ça. Les phytohormones sont sûrement efficaces, mais mes oreilles ne les entendent pas. J’ai besoin de réagir, de m’opposer, de cautionner, bref, j’ai besoin d’interaction… J’ai besoin de quelqu’un !

Me voilà bien maintenant. Encore une question qui va me torturer pendant des siècles, je le sens. Je ne sais pas si j’ai besoin d’un ami ou d’une amie, et je ne parle même pas de sexe. Depuis mon opération, ma libido n’existe tout simplement plus. Je n’en ai peut-être plus la nécessité, en tout cas, ça ne me manque pas du tout.

Le soleil tape en cette matinée laborieuse, il est à son zénith. Il faut que je fasse une pause.

J’ai une petite faim - cette excellente maladie - je vais me faire un sandwich au gruyère, j’en ai du bon en plus, que j’ai trouvé au marché. Mon médecin m’a prévenu qu’il ne fallait pas en abuser car une trop grande consommation de produits laitiers favorise les infarctus. Eh oui ! Ça bouche les artères, et plus le fromage est à pâte dure, plus il est gras et plus il est dangereux pour le cœur. Mais aujourd’hui je m’en fous, je serai raisonnable une autre fois. Sinon, il n’y a vraiment plus rien pour se faire plaisir dans ce monde… J’ai du pain de mie, j’en prends deux tranches du paquet que je tartine de beurre sur toute la surface, j’y mets les morceaux de gruyère grossièrement coupés, j’y ajoute une feuille de salade verte, histoire d’alléger le gras. Je découpe le sandwich en triangles que je dépose sur une assiette. Je boirais bien une bière avec, mais je me souviens du résultat après le repas du restaurant. J’hésite mais je la laisse dans le frigo pour l’instant, tant pis, j’arroserais ma dinette d’un thé glacé… Quel programme ! Et dire que j’ai encore plusieurs années devant moi à vivre comme ça, je ne sais pas si je pourrai tenir. Je vais finir par réellement m’ennuyer, j’en ai peur.

Je suis sidéré par mes réflexions. Tout ça pour un sandwich ! Je ne sais vraiment plus quoi faire de ma peau.

Je m’installe tranquillement dans le jardin, sous le parasol, près de mon arbre préféré, le saule pleureur. Il fait vraiment chaud aujourd’hui, ce n’est pas vraiment le bon moment pour travailler. J’ai terminé de ramasser l’herbe, mais je n’en ferai pas plus, je le crains… Je mange calmement, je savoure cet encas préparé avec amour, ainsi que le thé glacé, qui me rafraichit parfaitement. Je suis bien proche de cet arbre, je laisse vagabonder mon esprit qui se perd en conjectures diverses et variées, c’est le moins qu’on puisse dire.

J’aimerais gloser pendant des heures sur mon frichti champêtre, mais c’est vite terminé… Il est temps de mettre mon cerveau en sourdine. Je m’allonge sur mon transat, je bascule mon chapeau sur les yeux et c’est parti pour une sieste.

Enfin seul, débarrassé du monde !

Je sens une douce quiétude m’envahir, je pars sur des rivages, loin d’ici…

-          Alors André ! Je ne pensais pas vous retrouver de si bonne heure ?

-          C’est encore vous ?

-          Evidemment ! Tant que je serai dans vos pensées, j’apparaitrai.

-          Josiane, je n’ai pas besoin de vous, finalement. Merci de me laisser tranquille.

-          Dans ce cas, cessez de me voir partout.

-          Vous n’êtes pas un « rêve récurrent ».

-          Quezaco ?

-          Je n’ai besoin de personne.

-          En êtes-vous si sûr ? Je crois bien vous avoir entendu dire que vous aviez envie de compagnie, non ?

-          Je n’ai pas besoin d’être entouré de fantômes, mais d’êtres humains.

-          Mais je ne suis ni un fantôme ni un esprit, je suis une de vos pensées. Je suis là seulement parce que vous avez des choses à me dire.

-          Ah ? Et que pourrais-je bien vous dire ?

-          Eh bien ! Vous pourriez me parler de votre solitude qui commence à vous peser ? Ou de votre ennui qui vous tracasse ?

-          Ma santé me tracasse, le reste c’est passager.

Je l’entends rire.

-          Votre santé ne vous tracasse pas plus que ça. Je peux même dire que c’est le cadet de vos soucis, finalement… Je ne suis pas là pour sonder votre âme, ni pour vous juger. Je suis à l’intérieur de votre tête, je sais tout. Je ne peux intervenir que lorsque vous dormez, mais le reste du temps, je vous accompagne partout. Alors pas la peine de me mentir ou plutôt, pas la peine de vous mentir !

-          Comment est-ce possible ? Vous êtes un « rêve récurrent » oui ou non ?

-          Je ne sais pas ce que je suis. Ça, c’est vous qui décidez. C’est votre rêve, pas le mien.

-          J’ai l’impression de devenir fou avec vous.

Elle rit de nouveau.

-          Vous êtes trop excessif, André. C’est ça qui est mauvais chez vous. Vous devriez retourner dans la forêt pour vous ressourcer… Avez-vous oublié cet endroit ?

L’image des arbres en pleine nuit me revient. Je me sens bien tout d’un coup, je dors vraiment bien, là !

-          Ah ! C’était une belle soirée inoubliable. J’y suis retourné vous savez… Bien sûr que vous le savez, suis-je bête ! Mais c’était en plein jour, c’était moins bien.

-          Je ne le sais que trop, André ! Vous avez cassé la magie du lieu et du moment. Je vous avais laissé un souvenir impérissable et vous l’avez piétiné. Votre soi-disant esprit cartésien n’a pas pu s’empêcher de chercher la vérité, de connaitre l’envers du décor…

-          Piétiné ? Comme vous y allez ! Et c’est moi qui suis excessif ?

-          Oui, vous l’êtes et vous le savez, c’est votre défaut principal. Vous ne pouvez pas vous empêcher de torturer votre entourage jusqu’à ce que vous ayez la certitude de posséder la vérité. C’est une obsession chez vous, Descartes n’y est pour rien… Donc, il fallait que vous y retourniez, mais avec vos yeux d’inquisiteur, pas avec ceux de découvreur. Vous n’arrivez pas à vous contenter de ce que vous avez, vous devez obtenir toujours plus et mieux. C’est pour ça que votre santé ne vous tracasse plus du tout, vous savez que vous êtes tiré d’affaire au fond de vous, mais un ennui abyssal a pris la place et ça sera comme ça jusqu’à ce qu’autre chose remplace cette obsession.

Ce discours ne me plait pas. Je remue, je tousse, je me tourne…

-          La connexion faiblit, André. J’ai bien peur que nous devions en rester là pour l’instant.

-          Non ! Restez encore un peu, Josiane…Vous avez raison, je le sais…

Rien n’y fait, j’ai perdu Josiane et son discours outrancier. Contrairement à ce qu’elle vient d’affirmer, j’avais bien aimé découvrir le bois en plein jour, ça avait un autre charme. Je sais qu’elle m’entend, elle sait ce que j’en pense, maintenant.

Bon, voilà que je me prends au jeu ! Josiane est revenue dans un de mes rêves avec une telle précision que ça ne peut plus être un « rêve récurrent ». Mais alors ? Qu’est-ce donc ? Quand j’étais à l’hôpital, elle apparaissait et disparaissait telle une ombre, sans jamais faire de bruit. Le seul moment où son humanité fut évidente, c’était lors de notre escapade de nuit. Et puis, le docteur Rossi-Langlois m’a bien confirmé son décès, et puis Bertrand mon ASH ne la portait pas dans son cœur. Aïe ! Trop tard ! Maintenant, elle sait que Bertrand ne l’aimait pas…

Mais je deviens fou, ma parole ! Voilà que je dialogue avec mes rêves, maintenant !... Non, ce n’est pas possible ! Je suis matérialiste, et un matérialiste ne croit pas dans les vues de l’esprit. Et je suis un matérialiste cartésien en plus. Je n’ai pas fait des années d’étude pour gober ces balivernes : ça se saurait si ça marchait vraiment. Il a déjà fallu que j’avale que les plantes communiquaient entre elles, que j’embrasse un arbre, que je fasse attention quand je marche de ne pas écraser l’herbe parce que ça stresse les brins, et puis quoi encore ?... Je crois que j’accorde trop d’importance à ce que j’ai vécu pendant mon hospitalisation. Ça doit être une sorte de choc traumatique, je fais un blocage, ou un déblocage plutôt, j’ai les neurones encombrés. Mon cerveau doit être comme mon grenier, il est plein et il va falloir que je fasse un sacré tri là-dedans. C’est sûrement une thérapie à laquelle je n’avais pas pensé : le nettoyage par le vide. D’ailleurs, Josiane était certainement une adepte du yoga ou d’un trip zen tibétain.

Va falloir que je me renseigne sur la façon d’accéder au nirvana ou d’être zen : si ça a l’air de faire du bien à ceux qui pratiquent la méditation, ça peut aussi m’être bénéfique. Parfois, il n’y a pas grand-chose à faire pour améliorer les choses. Quoi qu’il en soit, Josiane m’aura fait réfléchir, mais elle ne me rendra pas marteau !

Si je veux rester positif, je dirai que je fais une expérience comme personne n’en a jamais fait avant moi. Je suis un peu le nouveau Neil Armstrong, sauf qu’en fait, la Lune, c’est moi ! Donc, Josiane a atterri dans ma tête et je ne sais pas comment l’en déloger.

 

21 

   J’ai décidé de prendre le taureau par les cornes. Internet va m’aider à trouver la solution idoine à mon problème de « voix intérieure » … Voilà, j’ai trouvé un site, « Doctissimo » pour ne pas le nommer, qui réglerait ce genre de mal par la méditation transcendantale, la meilleure façon d’être en harmonie avec soi-même. Il y a même une petite vidéo, un tuto comme on dit aujourd’hui, qui me permettra de comprendre plus facilement… Bon, il y a aussi des livres à acheter, des crèmes, et des bols en cuivre, mais je vais me contenter de regarder ce qu’ils proposent gratuitement.

Effectivement, les explications ne sont pas compliquées à suivre. Si je fais abstraction du son de la flute qui envahit l’espace sonore durant le film, de la jungle exubérante et d’un temple bouddhiste situé sur une montagne verdoyante, je devrais y arriver… Il suffit de s’assoir en tailleur à même le sol, de se tenir bien droit, comme si la colonne vertébrale était un piquet planté qui ne servait qu’à soutenir le dos, les mains posées à plat sur les cuisses, la nuque bien raide, le front haut, le regard lointain, le port de tête noble. Bref ! Ce n’est pas si difficile pour un réfractaire né. Mais cerise sur le gâteau, si je peux m’exprimer ainsi, tout ça ne fonctionne que si l’on pratique le jeûne.

Ne pas manger serait la clé de la sagesse. Ben voyons ! Je veux bien rester assis en tailleur pendant des heures en ne pensant à rien, mais le faire l’estomac vide, ça me semble au-dessus de mes forces. Je m’installe sur le tapis du salon, je ferme les yeux, j’inspire et j’expire lentement, je souffle à chaque fois, je m’efforce de ne pas bouger. J’ai l’air bien droit, une sorte de mélange entre le Japonais et le Prussien, mais ma nature latine réapparait environ toutes les cinq minutes, je m’affaisse sur moi-même comme un vieux pouf. J’ai l’air de me dégonfler, alors je me regonfle tel une baudruche, puis je me recale bien droit.

Cependant, au bout d’une heure, je n’en peux plus, j’ai mal partout, mes articulations craquent et j’ai un mal de dos carabiné. Ma nuque est endolorie comme ce n’est pas possible. Je commence à comprendre pourquoi les Japonais et les Allemands ont perdu la guerre : ces positions sont impossibles à tenir !

Je me relève avec difficulté, j’ai l’impression que mon squelette est tombé au fin fond de mon corps, que je traine un sac d’os. Je suis un robot désarticulé, mais avec la zen attitude en plus !

Et le pire de tout, j’ai une fringale qui me tenaille les entrailles, c’est terrible. La technique est tout de même infaillible pour devenir zen. L’estomac est un cerveau de substitution ; quand on n’a rien à manger, on ne pense plus qu’à ça et on arrive à faire le vide dans sa tête. A force de jeûner, on finit par s’habituer au manque de nourriture, mais le vide reste comme une obsession. Ensuite, cette obsession devient naturelle, mais on a adapté son corps à un certain niveau de calorie et on s’est habitué à penser pour combler le manque. C’est astucieux, il fallait y songer.

J’ai découvert quelque chose, mais je ne sais pas si ça va changer mon problème. Je suis tellement cassé que je ne sais plus comment me mettre pour ne pas avoir mal. La méditation, ce n’est plus de mon âge, ça c’est sûr ! Nous autres Occidentaux, nous avons la télévision pour nous endormir les neurones et c’est on ne peut plus efficace. La solution la plus simple est toujours la meilleure.

Mon Dieu que mon canapé est confortable, j’y passerais bien le restant de mes jours. Seulement, je ne veux pas m’assoupir, j’ai peur que la voix revienne. En attendant, je vais inspecter le frigo. Je sors le beurre et le saucisson, j’attrape le pain et je me façonne un énorme sandwich, qui j’espère, comblera le gouffre qui est apparu lors de ma méditation. Eh oui ! Ça creuse de méditer ! Je déchire le pain, j’avale goulument, je mâche à peine, je remplis le vide, je me sens mieux tout d’un coup, mes actions remontent. J’hésite toujours à boire une bière, mais l’eau fait aussi son effet. Je me remémore l’épisode du restaurant où le vin n’était pas passé : donc, l’alcool n’est pas encore pour moi, même si j’en ai une énorme envie.

Bon, il faut le dire clairement : ce n’est pas encore demain que l’esprit prendra le pas sur la matière chez moi. Je suis trop terrien pour ça. Si Josiane m’entend, elle va pouvoir se moquer pendant des lustres… Ah ! Voilà, que je recommence ! Pourquoi est-elle toujours l’objet de mes pensées ? C’est dingue ça !

Je suis de nouveau abattu, je n’ai pas réussi à la chasser. Pourtant, tant que je mangeais, elle ne semblait plus me hanter, mais elle revient inexorablement. Je me laisse choir dans le canapé, je suis fatigué de tout ça, je ferme les yeux…

-          Vous êtes pathétique, mon pauvre André !

Je somnole, je ne dors pas tout à fait, j’en suis à peu près sûr !

-          Comment se fait-il que je vous entende ?

-          Le fait de vous focaliser en permanence sur moi a dû activer la connexion. C’est une bonne chose, ça sera plus pratique pour communiquer.

-          Mais je n’ai pas envie de « communiquer » avec vous, ça suffit ! Et puis, ce n’est pas très gentil de me qualifier de « pathétique » …

-          Alors, cessez d’orienter toutes vos pensées vers moi. N’oubliez pas que je suis dans votre tête… Vous êtes dramatiquement pathétique, pire qu’à l’hôpital. On dirait que vous avez peur de votre ombre aussi, non ? Alors que vous êtes tiré d’affaire. Pourquoi continuez-vous d’avoir peur ? Vous n’étiez soi-disant pas impressionné de mourir, mais vous faites comme si vous alliez disparaitre dans les prochains jours, comme si c’était inéluctable, finalement. C’est étrange comme comportement.

Je ne sais plus quoi dire, Josiane enchaine :

-          C’est pour cette raison que je dis que vous êtes pathétique, André… Vous avez tout pour être heureux et vous passez tout votre temps à le perdre, ce qui vous rend malheureux. Vous vous acharnez à ne pas voir la réalité, et je ne vous parle pas de vérité, qui a mon sens n’existe pas, mais bien de réalité. Je vous avais montré la voie en vous emmenant dans les bois reprendre confiance en vous, et vous vous obstinez à vous terrer chez vous.

-          Mais je suis bien chez moi. C’est comme un havre de paix…

-          C’est un cimetière ! Vous êtes en train de vous enterrer vivant… La vie est dehors parmi vos semblables, tous vos semblables, y compris les animaux et les plantes… Allez donc faire un tour dans la forêt écouter ce que les arbres ont à vous dire, je sais que vous êtes réceptif. Ouvrez les yeux Saint Paul, il est temps de changer…

La voix se tait, j’ouvre les yeux. Je suis certain que je ne dormais pas vraiment. Donc, c’est en train de se manifester y compris quand je suis encore éveillé… Suis-je en train de devenir fou ou quoi ? C’en est assez ! Il faut que je me décide à agir. Je me rue sur le téléphone, je consulte le répertoire, je trouve le numéro de mon médecin, Rossi-Langlois, je l’appelle.

-          Secrétariat du docteur Rossi-Langlois, j’écoute.

-          Bonjour madame, je voudrais un rendez-vous avec le médecin, c’est urgent. Faudrait que je puisse le voir tout de suite …

-          C’est que le docteur est complet jusqu’à la semaine prochaine. Si ça ne peut pas attendre, vous pouvez vous adresser aux urgences ou appeler le 15.

Je trépigne d’impatience. Il faut qu’il me reçoive. J’essaie de me tempérer car si je montre mon énervement, je n’aurai aucune chance d’obtenir ce rendez-vous.

-          Non, non, non ! Ça ne peut pas attendre ! C’est André, vous vous souvenez ? Je dois lui parler… S’il vous plait, madame.

-          Je me souviens de vous, monsieur… Un instant, je vais voir le docteur.

La secrétaire me met en attente, j’entends le « Badinerie » de Bach et ses loops de flûte, l’interlude ne dure qu’une quinzaine de secondes avant que la musique ne redémarre indéfiniment comme si le disque était rayé. Là, ça doit faire trois ou quatre fois que j’entends l’intro… La secrétaire me reprend.

-          Monsieur ! Le docteur veut bien vous recevoir, mais ça ne sera pas avant demain soir 17h, il vous casera entre deux patients. Ça ne sera pas à son cabinet, vous devrez vous rendre à l’hôpital, en cardiologie, ça ira ?

Je bafouille.

-          Parfaitement ! Merci infiniment, madame… A demain ! Bonne soirée, madame.

Je raccroche, je suis presque soulagé, je pense que j’ai bien fait d’appeler. Bon, la consultation se fera à l’hôpital, mais ce n’est pas grave, je sais comment ça se passe désormais.

Je tourne en rond dans mon salon, j’essaye d’ordonner mes pensées. Il ne faut plus que je m’assoupisse, donc je dois m’occuper. Je vais me préparer un café très fort, ça me maintiendra en éveil un bon moment, peut-être même jusqu’à demain soir.

Après le frigo, c’est au tour du placard de faire les frais de ma visite. Je déniche un paquet de gâteaux que je termine en deux temps, trois mouvements ; les fruits y passent également. Le café est brulant, mais je l’avale quand même. Je gloutonne malgré moi, c’est pour m’aider à fuir cette voix.

J’ai l’impression d’être poursuivi par un fantôme ou un esprit démoniaque quelconque. Je ne sais plus où j’en suis avec cette histoire, mais j’escompte bien que le docteur m’en débarrassera… J’enfile les tasses de café les unes derrière les autres en espérant que ça m’empêchera de dormir.

Je suis assis à la table de ma cuisine, la chaise est dure sous la fesse, mais j’avais trop peur de me laisser aller dans le canapé. La lumière électrique énerve la rétine de mes yeux, qui pleurent de fatigue. Je suis vouté, mais je n’arrive plus à me redresser. Décidément, Josiane ne m’aura rien épargné ! Les heures passent, je ne dors toujours pas, mais je n’en peux plus d’être aussi mal installé… Il est presque minuit, l’heure fatidique, tant pis, je monte dans ma chambre.

Je quitte la cuisine péniblement, j’ai l’impression d’avoir dix ans de plus. Je ne prends pas la peine de me déshabiller, je m’allonge tel quel tout en prenant soin de ne pas éteindre la lumière. Le café me torture l’estomac, maintenant. Tous mes boyaux gargouillent, c’est infernal. Je m’oblige à garder les yeux ouverts, mais je sens qu’une force me baisse les paupières, comme si le rideau de fer du magasin descendait. Bref ! C’est l’heure de la fermeture et je n’y peux rien. Je suis trop vieux et sûrement trop lâche pour résister, je ferme les yeux quelques instants, une éternité, en fait !

-          Voilà André ! Reposez-vous ! Demain sera une longue journée…

 

22

   Je me réveille avec le chant des hirondelles qui piaillent près de ma fenêtre, la lumière du soleil passe par les interstices des volets ; je pense qu’il ne doit pas être loin de 8h du matin. Malgré le bon litre de café ingurgité la veille, j’ai bien dormi. Je n’ai pas souvenir d’avoir été dérangé par ces voix nocturnes, non plus. Josiane m’aurait-elle abandonné ?

C’est marrant ça ! Il suffit d’avoir un rendez-vous avec le médecin pour que le problème disparaisse ! C’est toujours comme ça ! Quoi qu’il en soit, je vais voir le docteur Rossi-Langlois aujourd’hui.

Je pourrai toujours lui parler de mon dos qui a souffert le martyre durant tout un après-midi de méditation, puis d’être resté assis sur cette chaise de cuisine qui s’est avérée être un véritable engin de torture toute la soirée. Bon, il est cardiologue, mais il doit bien connaitre le reste du corps, sinon à quoi servirait-il d’avoir fait autant d’études de médecine ?

Je me lève péniblement, je suis devenu un papy. Je me suis couché tout habillé, je me sens sale, j’ai l’air d’un épouvantail à moineaux. Une douche s’impose avant de prendre un petit-déjeuner bien mérité. L’eau chaude ruisselle sur mon corps, ça va mieux tout d’un coup…

-          Alors André, ça va mieux ?

Je coupe le jet tout net. Je crois que j’ai entendu quelqu’un m’appeler.

-          Ce n’est que moi, André !

Ah non ! Je ne rêve pas et je ne dors pas là. Je suis bien en train de prendre une douche pourtant j’entends la voix de Josiane qui m’interpelle. Je sors de la cabine, je me sèche et je m’habille à toute vitesse. J’ai de l’énergie à revendre. Je ne vais pas pouvoir tenir jusqu’à ce soir, il faut que j’aille voir le médecin, maintenant.

-          Laissez-moi tranquille ! Je n’ai pas besoin de vous. Foutez-moi le camp.

-          Ne soyez pas si excessif, André. Ce n’est pas bon pour votre cœur.

J’ai passé une nuit paisible sans entendre cette voix et voilà que ça revient en plein jour, alors que je suis pleinement éveillé.

-          Cette nuit, la connexion n’a pas pu se faire, vous ne deviez pas être très réceptif. Je crois qu’on va pouvoir se parler en permanence car il n’y a plus d’interférences. Vous n’êtes pas content ?

-          Je vous en foutrais des interférences, moi. Laissez-moi !

Je dévale les escaliers, je récupère les clés de la voiture et je sors de la maison. Je démarre la Volvo qui réagit au quart de tour : je réalise que je suis très énervé et qu’il faut que je me calme. Je ne peux pas conduire dans un état pareil, c’est potentiellement dangereux dans ma situation cardiaque. Je prends deux pastilles mentholées anti-tabac que je suce frénétiquement car j’ai une irrépressible envie de fumer… Je m’aperçois que j’ai bloqué les portes comme si je voulais échapper à quelqu’un alors que c’est une voix qui me poursuit. Sans aucun doute, je suis en train de peter une durite. Je mets les mains sur le volant et j’expire le plus longuement possible, je vide tout l’air qui serait contenu dans mes poumons, j’expurge tout. J’inspire et je recommence jusqu’à ce que je me sente tranquillisé. L’opération dure quelques minutes, mais ça va bien mieux après. J’embraye, j’appuie sur la pédale, je pars direction l’hôpital.

Sur la route, j’ai mis une station FM qui ne passe que des chansons françaises, de cette façon je peux les reprendre à tue-tête, ça m’occupe l’esprit, c’est le cas de le dire. Pendant que je chante, la voix me laisse tranquille, je crois que c’est un bon exercice.

Au bout d’une demi-heure, j’arrive en vue de l’hôpital, je repère une place de libre sur le parking : il est tôt, on peut encore se garer facilement. Je ne suis pas trop loin de l’entrée du bâtiment, je me presse de sortir de la voiture, puis je me dirige toujours aussi rapidement vers la réception des patients. Heureusement, l’accueil de l’urgence cardio est déserte à cette heure-ci, je ne dois pas être le premier, mais pour le moment, la voie est libre. Une jeune femme derrière le comptoir me fait signe d’approcher et de parler dans l’interphone.

-          Bonjour madame, j’ai rendez-vous avec le docteur Rossi-Langlois.

-          Bonjour monsieur : Carte vitale s’il vous plait.

Elle tapote sur son ordinateur, elle fronce les sourcils en regardant son écran. Quelque chose n’a pas l’air d’aller.

-          Je ne vois pas votre nom sur l’agenda du docteur. Vous êtes sûr que c’est aujourd’hui ?

-          En fait, il doit me voir entre deux patients. C’est peut-être pour ça que je ne suis pas enregistré.

-          Un moment, je vous prie…

Elle coupe l’interphone, puis prend un téléphone portable. La cloison est parfaitement hermétique, je n’entends rien. Elle parle pendant quelques secondes puis range son portable. Un homme en blouse blanche apparait derrière elle quelques minutes après. Ils se parlent : lui, lève les bras au ciel et fait non de la tête. Elle acquiesce d’un « OK » que j’arrive à lire sur ses lèvres. Je vois que l’homme me cherche du regard, il s’approche de l’interphone.

-          Bonjour monsieur. Si vous n’avez pas de rendez-vous avec le docteur, il faudra vous rendre aux urgences. On ne peut pas vous prendre comme ça.

-          J’ai parlé avec le docteur hier soir, il m’a dit qu’il me recevrait entre deux. Demandez-le-lui, il vous le confirmera.

-          Il est en consultation pour le moment et on ne peut pas le déranger. Désolé.

La jeune femme reprend la direction des évènements pendant que l’homme s’en va. J’ai l’impression qu’ils sont dans un bunker imprenable. Elle rebranche l’interphone et s’approche du micro.

-          Je vous ai enregistré sur son agenda, le docteur est au courant maintenant, mais je préfère vous avertir que vous allez attendre très longtemps.

Je fais une petite moue dubitative, je connais mon médecin, il me prendra dans un délai raisonnable, j’en suis sûr. Puis elle me rend ma carte vitale que je range dans mon portefeuille sur le champ. Je consulte ma montre, il est 9h30. La trotteuse de l’horloge murale est à l’unisson de celle de ma montre, donc pas de risque qu’une des deux arrive avant l’autre.

Résigné, je prends le chemin de la salle d’attente, qui heureusement, n’est pas la même que celle des urgences. Cependant, ça y ressemble quand même beaucoup : en tout cas, le même genre de patients y stationnent, quoiqu’un peu moins hagards et braillards. Ils sont une bonne dizaine, j’espère me glisser entre deux rendez-vous, ça sera vite fait. Je jette un œil à la ronde, mais je ne reconnais personne. Tant mieux dans un sens, ça m’évitera de me répandre en explications sur la raison de ma venue… Je m’assois, je déplie mes jambes, je prends un magazine qui git sur la table, c’est un « Voici » ; ça fera l’affaire, du reste il n’y a que ça ; des années de ragots attendent d’être lus et relus, le mien date d’il y a plusieurs mois. Je me plonge avec délectation dans un article vantant les talents d’organisatrice de Brigitte Macron, notre First Lady. Bon, ce n’est pas très passionnant, je ne lis pas plus de la moitié avant de passer à la page suivante. Je reluque ma montre, dix minutes seulement se sont écoulées depuis que je me suis installé, ça promet !

Soudain, la porte du cabinet s’ouvre et je vois une jeune femme en blouse blanche qui s’avance vers nous.

-          Personne suivante ?

Une vieille dame se lève, aidée par son mari, je présume : bon, ça en fait deux de moins. La jeune femme en blouse blanche revient au bout de trente minutes, j’hésite à l’interpeler, puis je me lance.

-          Vous êtes la personne suivante ?

-          Euh, non ! mais je dois voir le médecin entre deux rendez-vous. Vous savez vers quelle heure ça sera possible ?

-          Si vous n’avez pas de rendez-vous, il faut vous enregistrer auprès du secrétariat.

-          C’est fait !

-          Alors, il faut attendre, le docteur est complet pour la journée.

La jeune femme qui me semblait si sympathique il y a quelques secondes, me parait bien revêche tout d’un coup.

Un vieux monsieur me demande pardon, il veut passer rejoindre le cabinet avec la secrétaire. Je les laisse passer volontiers et je retourne m’assoir. Tout le monde me regarde bizarrement. Je crois qu’ils ont cru que je voulais passer devant eux, les gruger quoi. Je souris autant que je peux, je ne voudrais pas me faire lyncher non plus.

Ça fait déjà une heure que je suis là, je crois que je suis bien parti pour réitérer l’exploit de la dernière fois, sans pour autant vouloir battre mon record d’attente… D’autres personnes arrivent et s’installent tranquillement, je souris à la volée, puis je remarque une silhouette qui me rappelle quelque chose. Mais oui, c’est mon « Bidule », enfin, je veux dire Jeff, alias Jean-François. Il n’a pas changé depuis deux semaines : toujours aussi grand, ses Ray-Ban vissées sur le nez, ses écouteurs dans les oreilles, le portable à la main, en survêtement Adidas. Je lui fais signe de la main, il me reconnait aussi, je suis content de le revoir.

Il vient vers moi, il me tend la main pour me saluer.

-          Alors, ça va ? Pardon, si vous êtes là, c’est que ça ne va pas trop, hein ?

-          Juste un petit souci de rien du tout. J’ai juste besoin d’information plus que de soins, vous voyez.

J’essaie de noyer le poisson comme je peux.

-          Et vous, alors ?

-          Ben, ça ne va pas trop ! J’ai déconné, je me suis remis à fumer, pas beaucoup, une ou deux clopes par-ci par-là, mais j’ai fait un malaise et j’ai failli y rester. Le docteur me suit de près avec un nouveau traitement. J’ai plus le droit à l’erreur, maintenant. Il m’a prévenu : si je recommence je suis mort !

J’enregistre la nouvelle : moi aussi je suis prévenu. J’avale presque mécaniquement une pastille mentholée anti-tabac, comme si ça pouvait me sauver…

-          Si je peux vous donner un conseil : respectez bien les consignes du docteur, parce qu’on a qu’une seule vie. Moi, j’ai déconné, ça va être dur, maintenant. Je ne sais pas comment je vais faire pour arrêter de fumer définitivement. J’suis dans la merde, là.

Jeff me dit ça d’un air triste, mais en même temps, il a toujours ses Ray-Ban sur le nez qui lui donnent l’air d’être une star en représentation, comme s’il m’accordait une interview. J’affiche ma surprise, j’ai de l’empathie mais je ne compatis pas... Je me risque à lui poser discrètement une petite question.

-          Vous avez rendez-vous ?

-          Ah, oui ! Bien sûr ! Pas vous ?

-          Euh ! A vrai dire, je dois passer entre deux, mais je ne sais pas quand !

-          Ben, bon courage, alors !

La porte du cabinet s’ouvre et la secrétaire apparait :

-          Personne suivante ?

Mon « Bidule », je veux dire Jeff se lève, me fait un clin d’œil amical, puis s’en va avec la jeune femme. Je me sens abandonné à mon sort tout d’un coup. J’aurais bien voulu qu’il me laisse passer. Après tout, je suis un ancien camarade de chambrée. Vraiment, les gens n’ont aucune reconnaissance, on est si peu de chose, en fin de compte…

-          Mais non ! Ne vous en faites pas, André. Votre tour viendra, mais je vous avais prévenu que la journée serait longue, n’est-ce pas ?

Je mets instinctivement ma main devant la bouche pour ne pas répondre, je dois avoir l’air d’un fou. C’est Josiane, je l’entends même en plein jour, maintenant. Je me lève, je fais mine de chercher les toilettes, il faut que je sorte quelques instants.

 

23

   Je me précipite à l’extérieur, je ne sais où aller, j’ai presque envie de partir. Mais si je pars je ne saurai pas ce qui m’arrive. Je stresse au maximum. Je suis sur le parking, je fais des exercices de respiration, je fais n’importe quoi pour tromper mon esprit. Je ne sais pas si j’y arrive, en tout cas, je n’entends plus rien. La voix ne s’est manifestée qu’une seule fois ; je juge que l’alerte est passée, je retourne en salle d’attente.

Il est presque midi et l’assistance s’est clairsemée, j’ai peut-être une chance de passer. Je retourne m’assoir… A mon grand désespoir, je comprends les raisons de ce calme soudain : tout le monde est parti déjeuner. Je n’ai pas faim et je ne veux pas perdre mon tour, si tant est que j’en aie un.

La porte du cabinet s’ouvre et je vois l’infirmière et le docteur Rossi-Langlois qui s’avancent. Je me lève d’un bond pour le saluer et pour lui parler.

-          Bonjour André. Vous êtes en avance, non ? Je ne devais pas vous voir vers 17h ?

-          Bonjour docteur. Je ne peux pas attendre, il faut que je vous parle, c’est urgent. Je n’en ai pas pour longtemps, je vous le promets.

-          Tout le monde me dit ça… Enfin, soit !

Puis il se tourne vers l’infirmière.

-          Je vais le prendre tout de suite, merci de mettre en attente le prochain, on n’en aura pas pour longtemps.

L’infirmière fait une moue de résignation.

-          Très bien ! Entrez ! me dit-elle.

-          Mais, c’est vous qui me recevez ?

-          Le docteur est parti faire une pause cigarette, il revient dans quelques minutes. En attendant, dites-moi ce qui vous amène, on gagnera du temps.

-          C’est un peu délicat, je préférerais ne parler qu’au docteur.

Je sens qu’elle est légèrement excédée par mon attitude, mais elle laisse faire. Le docteur revient, elle nous quitte.

-          Allez déjeuner ! Je m’occupe de monsieur, dit-il.

Je respire, je m’affaisse dans le fauteuil, je vais pouvoir lui parler.

-          A nous, André ! Je vous écoute !

-          C’est un peu délicat, je ne sais pas comment vous le dire.

Le docteur se recule dans son siège, ses yeux me fixent, me transpercent serait plus juste. Son temps est précieux, ce n’est pas le moment de minauder. Je me lance :

-          Voilà ! Depuis quelques temps, j’entends des voix. Au début, c’était dans mon sommeil, mais maintenant, c’est tout le temps. Quelqu’un me parle dans ma tête.

-          Comme une petite voix intérieure, comme si c’était votre conscience, quoi ?

-          Pas vraiment, c’est quelqu’un que je connais qui me parle. J’entends le son de sa voix et je sais qui c’est. Vous vous rappelez de cette dame, Josiane, qui est décédée pendant mon séjour chez vous ? Ben, c’est elle que j’entends, qui me conseille, qui m’engueule la plupart du temps. C’est incroyable, j’ai l’impression de devenir fou !

Le docteur se détend dans son siège, il joint les mains à hauteur de son nez. Il m’écoute mais son visage reste impassible, rien ne transparait de ce qu’il pense de ce que je viens de dire. Moi, je souffle, j’ai réussi à cracher le morceau sans dramaturgie excessive.

-          Qu’est-ce que vous en dites, docteur ?

-          Ça ne me parait pas très grave… Vous avez eu raison de venir me voir, il faut parler de ce genre de chose avec un professionnel de la santé. Beaucoup de gens font l’erreur de chercher sur Internet ou de régler ça seuls. Heureusement, je vous connais, donc je connais aussi votre état de santé et je pense que vous avez eu un traumatisme lié à votre infarctus, puis à votre opération. Vous avez failli mourir, tout de même. Ce n’est pas rien ce que vous avez eu ! Il vous faudra un peu de temps pour vous remettre totalement. Un infarctus est un choc physique et psychologique !

-          Donc, je ne suis pas en train de devenir fou ?

-          Mais non ! Et vous n’êtes pas en train de devenir Jeanne d’Arc, non plus. On pourrait dire que c’est un cas de schizophrénie, mais les schizophrènes ne s’en aperçoivent jamais, or vous, vous le savez, donc vous n’êtes pas malade. C’est déjà une bonne chose.

-          Je ne savais pas que ça existait.

-          Ça porte même un nom : c’est une hallucination verbale ou auditive. C’est plus fréquent qu’on ne le pense… Tranquillisez-vous, je vais vous prescrire un antipsychotique qui vous débarrassera paisiblement de ce problème. La pharmacie de l’hôpital est ouverte, vous pourrez l’avoir tout de suite comme ça…

Le docteur affiche un sourire satisfait, il se taperait presque sur le ventre.

-          Quant à cette dame, vous l’aimiez bien, je crois ? Elle n’était pourtant pas dans le même temps biologique que le vôtre, mais elle vous aura apporté quelque chose qui vous a touché : c’est pour ça que vous l’entendez… Rien de bien grave.

-          Vous en êtes sûr ?

-          On ne peut pas être sûr de tout, on peut douter de tout également. Mais ce qui vous arrive est déjà arrivé a d’autres de mes patients, ça c’est certain !

Bon, s’il le dit ! Il est médecin après tout, il sait mieux que moi. Je suis obligé d’avoir confiance en son jugement.

-          On se revoit dans quelques semaines et on en reparle. Et sinon, pour la suite de vos examens. Vous avez tous vos rendez-vous ?

-          Euh, non ! J’allais le faire quand ce problème est survenu.

En fait, je ne voulais plus venir, mais ça je ne peux pas le lui dire, maintenant. Je suis coincé, le dos au mur.

-          La secrétaire est partie déjeuner, mais j’ai la main sur mon agenda : on se revoit même jour, même heure dans trois semaines, ça vous va ?

-          Ah, oui ! C’est parfait. Merci docteur. Merci !

Je lui donne ma carte vitale, il se charge de l’administratif, me fait mon ordonnance puis me congédie poliment.

Je sors de son cabinet l’air penaud. Je jette un dernier coup d’œil à la salle d’attente qui est de nouveau bien pleine après la pause déjeuner, j’ai de la chance d’être passé. Le docteur Rossi-Langlois devait me garder cinq minutes et il a à peine débordé, pour quatre heures d’attente, c’est un bon score.

Je me dirige vers la pharmacie, je commande le fameux médicament qui est en stock, heureusement. C’est pratique cette pharmacie dans l’hôpital : directement du prescripteur au consommateur, pas de temps mort ! Je décide d’en prendre un de suite. La pharmacienne me fournit gentiment un verre d’eau et j’avale mon cachet…

Mentalement, je souhaite un bon voyage d’adieu à Josiane, qu’elle retourne donc dans les limbes qu’elle n’aurait jamais dû quitter.

Je me sens vraiment soulagé quand je quitte le parking. Peut-être que le comprimé fait déjà son effet ? On ne sait jamais, c’est très puissant, ces trucs-là !

Je roule sans me soucier de quoi que ce soit, je suis bien. J’écoute la radio, les infos ne sont pas fameuses, mais je m’en fous. Je sifflote, je baisse la vitre, je passe un bras au dehors, je rentre chez moi, mais j’ai l’impression de partir en vacances… Le feu passe à l’orange, je ralentis.

-          C’est gentil de vouloir me renvoyer dans les limbes, qui est le lieu des âmes justes, mais je suis avant tout dans votre tête.

Je sursaute, je cale. Les autres véhicules klaxonnent derrière moi, un vent de panique souffle dans la voiture. Le feu est repassé au vert, je redémarre en catastrophe. Je ne sais plus où j’en suis mais je ne réponds pas. J’embraye et j’avance enfin.

-          Calmez-vous donc, André. Le docteur vous l’a dit, ce n’est pas grave. Et vous n’êtes pas malade.

Je suis stupéfait ! Donc, le cachet n’agit pas encore. J’en prendrai un autre en arrivant chez moi.

-          Ces cachets vont vous aider, je disparaitrai bientôt. Ne vous inquiétez pas.

Le répit aura été de courte durée. Le docteur m’avait dit que c’était de l’hallucination auditive, moi je crois plutôt qu’il s’agit de harcèlement verbal et si je me laisse faire, je suis foutu. Il faut que je résiste, je n’ai pas d’autre solution.

-          Vous voulez résister à quoi ? Je suis le produit de votre imagination… André, vous avez été submergé par vos émotions. Le docteur vous l’a dit : ce qui vous est arrivé n’est pas rien.

J’entends mais je ne réponds pas. J’ai hâte d’arriver à la maison. Je me concentre sur la route, je ne suis plus très loin. J’essaie la méthode zen qui consiste à faire le vide en soi en se focalisant sur une chose précise. J’ai faim, donc, je me focalise sur ce que je vais manger dans quelques minutes. Ça me calmera, le temps de me garer et surtout de reprendre le médicament.

-          Ça y est ? Vous êtes zen, là ? André, vous ne pouvez pas vous empêcher de penser. C’est plus fort que vous…

J’arrive chez moi, je me gare devant la maison, je rentrerai la voiture au garage plus tard. Je claque la portière, puis je mets mes mains sur les oreilles pour ne plus rien entendre. Si des gens me voient, qu’ils me prendront pour un dingo, ça c’est sûr. Pour ouvrir la porte, c’est un peu compliqué, je suis obligé de sacrifier un conduit auditif, de fouiller dans ma poche, attraper mes clés et déverrouiller la serrure… Je cours vers la cuisine, je fais couler le robinet pour un verre d’eau, je sors la boite de médocs, j’en avale un que je rince aussi sec. Je replace les mains sur les oreilles en faisant une compression pour être certain de ne plus rien entendre.

-          André ! Je vais attendre que le cachet fasse effet, puis on se parlera. Je crois que vous n’êtes pas en état de communiquer.

J’ai entendu sa dernière phrase, je relâche prudemment la pression sur mes oreilles. Un son sourd avait pris la place, j’entends une sorte de sifflement, maintenant…

Qu’a-t-elle voulu dire par « je vais attendre que le cachet fasse effet » ? J’ai peur de comprendre. Donc elle reviendra et ça risque d’être mieux pour me parler ! Mais, ce n’est pas possible, ça ! Je vais vraiment péter un câble, si ça continue.

Tout d’un coup, la tête me tourne et je me sens mou : les deux cachets font effet. Merde ! J’espère que je ne vais pas tomber dans les pommes, il ne manquerait plus que je fasse un malaise.

Je vais dans le salon, je m’allonge dans le canapé, je me cale la tête contre le dossier, ça tourne moins. J’essaie de me calmer… Pour la première fois depuis mon opération, ma cicatrice qui se trouve près du cœur me démange, je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de me gratter.

 

24

   J’ai la nausée, me voilà bien ! J’aurais peut-être dû manger quelque chose avant de prendre les cachets. Je me sens comme un voleur qui voit sa dernière heure arrivée ; je n’ai plus le choix, je ne peux plus lutter, je me rends et j’attends qu’on vienne me chercher. C’est-à-dire que j’attends Josiane. Les antipsychotiques n’y feront rien, je le crains, car c’est moi qui suis paralysé et non elle. C’est bien ma veine !

Je ne peux même pas fumer ma dernière cigarette, étant donné que je n’ai plus le droit de fumer. Maintenant que je suis KO. Je n’ai plus qu’à écouter la sentence.

-          Même Saint Paul n’était pas aussi borné que vous ! C’est dire que vous en avez mis du temps. Le Christ serait mort deux fois, avec vous.

-          Ah, tout de même ! Vous voilà !... Je vous en prie, épargnez-moi ce genre de comparaison. Je suis athée jusqu’au trognon et matérialiste à 150%. Alors, votre Saint Paul et vos prophètes de foires ne m’intéressent pas du tout.

-          Je ne le sais que trop ! Vous êtes excessif en tout ! J’avais essayé de vous dégourdir quand j’étais hospitalisée, mais ce fut dur, très dur.

La tête me tourne toujours, mais j’essaie de bouger le moins possible. Je suis assis maintenant, calé, le corps contre un des accoudoirs du canapé. J’ai les jambes croisées, le bras droit contre mon ventre et le gauche posé sur mes yeux, ce qui m’oblige à les garder fermés. De cette façon, j’ai l’impression de stabiliser la nausée, d’enrayer l’effet : en tout cas, ça me calme. Je me sens en capacité de faire face à mon hallucination verbale.

-          Je vous rappelle que je ne vous avais rien demandé, Josiane. C’est vous qui m’avez entrainé ! Sans parler de vos escapades nocturnes dans les placards de la cuisine. Il ne manquait plus qu’on m’accuse de vol, en plus ! Heureusement, je vous ai couvert et le personnel, bienveillant, m’a cru !

-          Emotionnellement, vous étiez au bout du rouleau, ça se voyait ! C’est pour ça que j’ai tenté de vous sauver. Mais je sais aussi qu’on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux… A mon tour de vous demander de m’épargner. N’oubliez pas que je sais tout ce qu’il y a dans votre tête, et si vous m’aviez couverte, ça se saurait ! Vous avez eu peur, plutôt ! Comme vous avez peur de tout… La vie est un mystère pour toute l’humanité, mais pour vous, c’est surtout un monde totalement opaque, noirci par tout ce que vous entendez et par tout ce que vous ingurgitez comme bêtises. Vous ne croyez peut-être en rien, André, mais vous gobez tout ce qu’on vous dit !

-          C’est mon procès ou ma psychanalyse ?

-          C’est ce que vous voudrez que ça soit !

Je sais que Josiane n’est pas en face de moi et qu’elle n’est même pas présente physiquement, mais j’ai l’impression qu’elle est dans la pièce, assise en face de moi. Je n’ose plus ouvrir les yeux, de peur de voir la réalité : c’est-à-dire, que je parle aux mouches qui virevoltent autour de moi, voire à la poussière qui se déplace grâce aux rais de lumière qui passent par la fenêtre. Cependant, le docteur m’a rassuré donc je peux jouer le jeu. Et puis cette discussion surréaliste m’intrigue, elle est plus vraie que nature.

-          Vous avez la prétention de posséder toutes les réponses, je vois. Je crois qu’on n’a pas fini de tourner autour du pot, alors ! dis-je dubitatif.

-          Non, André ! Je ne suis pas la réponse, je suis la question !

-          Hein ?

-          Je ne vous apporterai aucune réponse, mais je vais vous aider à vous poser les bonnes questions.

Me voilà encore plus perdu.

-          Que pourrais-je bien vous poser comme question ?

-          Il y en a bien une évidente. Pourquoi suis-je votre hallucination verbale ou auditive ? Vous vous posez cette question en boucle depuis le début. Vous en avez même parlé au docteur Rossi-Langlois dont la réponse ne vous a pas vraiment convaincu, n’est-ce pas ?

-          C’est tout à fait juste. Alors c’est ma première interrogation. Pourquoi vous ?

-          Je vous ai prévenu, André. Je ne répondrai à aucune question. C’est vous qui avez la réponse ; je suis votre miroir.

Ce jeu est un peu absurde, Josiane est un miroir dans lequel je ne vois rien. Je suis sensé m’admirer, or rien ne m’apparait, pas même mon image !

-          Au sens littéral, le verbe réfléchir signifie « qui renvoie la lumière », mais au sens élargi, c’est « qui entraine son raisonnement ». Le miroir est le bon terme pour définir ce que nous faisons.

-          Comme dans une psychanalyse, alors !

-          Bravo, André ! Vous venez de répondre à la question que vous m’avez posée au début de notre connexion… Et je rajouterai que je ne suis pas là pour vous juger et que je ne suis pas non plus votre procureur, donc ce n’est pas un procès.

Que la lumière soit. Et la lumière fut ! Bingo ! J’ai compris.

La nausée semble se calmer un peu. Le cachet devrait atténuer la connexion et faire disparaitre peu à peu Josiane. Pour le moment, elle occupe l’espace de mon cerveau, je n’arrive pas à me focaliser sur autre chose. Au moins, je n’ai plus l’impression de tomber continuellement… Je me tais, je laisse mijoter les choses dans ma tête. J’ai presque l’air de somnoler, je laisse filer le temps, après tout je n’ai rien d’autre à faire… J’ai enfin compris que c’était moi qui faisais apparaitre Josiane, comme si mon subconscient avait pris le contrôle, comme un putsch d’une partie de mon cerveau sur une autre. Une réaction saine d’autodéfense en provenance du cerveau reptilien pour m’aider à saisir ce qui s’est passé.

Rien que d’avoir réussi à saisir cela, me laisse sur mon fondement. Les mots du médecin me reviennent, ce sont les mêmes que ceux de Josiane, d’ailleurs : ce n’est pas rien ce qui m’est arrivé. Ça y est, je commence mon atterrissage et j’espère qu’il se fera en douceur… En tout cas, ça me parait une explication plausible, même si je doute en permanence de ce que l’esprit peut produire.

J’ai survécu à mon infarctus et je m’en suis sorti, mais ça ne me satisfait pas, parce que je ne peux plus vivre comme avant.

Avant de revivre, il me faudrait renaitre, mais c’est là où ça bloque un peu, c’est un concept un peu flou. Pourtant j’en conçois l’idée. Je ne suis pas mort mais je ne peux plus vivre, et si je meurs maintenant, je pourrais vivre une autre vie : ma nouvelle vie. Si je voulais me tirer moi-même les cheveux, je ne m’y prendrais pas autrement.

J’arrive à aligner plusieurs idées qui commencent à émerger, comme des îles sortant de l’eau après un cataclysme.

-          Josiane ? Vous êtes là ?

-          Mais oui, je suis là ! Je suis toujours là. Je vous écoute. Je suis vos pérégrinations mentales. Vous en êtes bientôt à la création du monde. Le magma pousse de partout, le volcan va bientôt rentrer en éruption, n’est-ce pas ?

-          C’est une belle image, je crois que c’est ça !

-          Heureux homme que celui qui voit !

-          C’est de qui ça ?  De Saint Paul ?

-          Non, c’est de moi ! dit-elle en riant.

Je grogne légèrement. Les facéties de Josiane me troublent, c’était déjà le cas quand elle était vivante. D’ailleurs, je ne comprends pas qu’elle puisse continuer, ça ne colle pas avec les symptômes de l’hallucination verbale. Il y a encore un mystère là-dessous.

-          Ne faites pas votre ours, André ! L’humour est une bonne thérapie. On va pouvoir communiquer comme il se doit, comme avant.

-          D’accord ! Pardonnez-moi. Alors, que faut-il faire ?... Ah, oui ! C’est vous qui posez les questions, en fait !

-          Je vous dirige vers vous-même. C’est là où se trouve la solution.

-          Donc, il faut que je me recentre sur moi. Mais ne vais-je pas apparaitre comme n’étant qu’un vieil égoïste ? C’est un risque, non ?

-          Je ne sais pas, mais un petit coup d’égocentrisme ne vous ferait pas de mal. En tout cas, c’est l’égo votre souci. Egoïsme ou égocentrisme, c’est vous qui choisirez.

-          Je n’ai jamais été narcissique, même si j’ai pratiqué avec un acharnement non feint le repli sur soi toutes ces dernières années. Je ne voyais rien, je ne voulais plus voir, surtout. Les autres m’ennuyaient, je ne les supportais plus. Je n’étais intéressé que par moi et seulement moi. Je me rends bien compte que c’était une erreur. Seulement, même si le mal est fait, je n’ai pas envie de revoir mes soi-disant proches, ni de faire un mea-culpa.

-          Est-ce que vous culpabilisez ?

-          C’est marrant cette question. Pas du tout, en fait ! Je pense que j’ai bien agi, en accord avec mon état d’esprit du moment. Aujourd’hui, je ne traiterais plus ces gens de la même façon, ça j’en suis sûr.

-          Comment pouvez-vous être aussi affirmatif ?

-          Je ne sais pas. Je le ressens au plus profond de moi-même à l’instant même où je vous le dis. L’altérité m’a manqué. Je la rejetais parce que j’en avais peur, alors que l’inconnu et la différence me sont nécessaire pour vivre. Je ne voyais les autres que comme des ennemis évidents et non comme des alliés potentiels. J’étais dans une compétition permanente, comme si j’étais en guerre avec le monde… J’ai besoin de tout renouveler pour me retrouver.

Je sais que je me parle, mais j’ai de plus en plus l’impression d’être sur le divan, en face d’un psy. Sauf, que je suis sur mon canapé et que je communique avec une voix qui traine dans ma tête et qui s’appelle « hallucination verbale ». Josiane n’est qu’un prétexte, j’en suis certain. Je crois que si un étranger entrait chez moi, il me conduirait chez les fous illico.

Cependant, je vois bien que quelque chose a changé : je ne perçois plus la voix de Josiane comme une intruse ou un fantôme qui me hanterait, qui me rendrait cinglé. Comme me l’a dit le docteur Rossi-Langlois, ce dialogue me permet de décompresser, de lâcher du lest.

-          Pourquoi étiez-vous en compétition ou en guerre ? Mais, comme c’est excessif, je vous reconnais bien, là !

-          Parce que j’aimais ça ! J’ai toujours beaucoup travaillé, mais j’ai toujours travaillé mieux que les autres, il le fallait, c’était plus fort que moi. J’ai toujours beaucoup aimé la vie, enfin, je croyais que c’était ça, la vie ! Je buvais toujours plus que les autres, je mangeais toujours plus, je fumais beaucoup, j’étais un ogre. De temps en temps, je mettais un coup de canif dans le contrat de mariage. Pas souvent, hein ? Juste une fois ou deux, histoire de me prouver que j’existais comme les autres. Dans mon entourage, tout le monde le faisait, ça nous rendait fier de partager ce genre de secret. Alors qu’en fait, c’était pitoyable, voire lamentable. Bouffer, boire, baiser ! Quoi de plus banal ?

-          Et où en êtes-vous de votre « ancienne vie » ?

-          Je suis divorcé depuis longtemps et mes enfants sont grands, ils vivent leur vie comme ils peuvent. Mes amis sont partis ou sont morts et mon boulot m’a ruiné la santé. Et j’ai presque soixante ans. A m’entendre parler, je constaterais presque l’échec comme un résultat final.

-          Cet infarctus ne vous aurait-il pas sauvé la vie, plutôt ?

Cette question me surprend, mais elle déclenche un sourire immédiat.

-          J’ai vraiment failli mourir, il s’en est fallu de peu et c’est ce qui a tout arrêté d’un coup. Je ne travaillerai plus jamais, je suis en invalidité, maintenant. Interdiction de fumer, de boire de l’alcool, de faire du sport, j’en passe et des meilleures… Mais vous avez sûrement raison, ça me pendait au nez de toute façon, c’était là, je ne voyais rien. On paye toujours ses excès d’une façon ou d’une autre.

-          Comment vous sentez-vous, maintenant ?

J’entends bien la question, mais le son se perd comme si elle me parlait dans le conduit d’une cheminée ; de plus, je sens qu’une certaine léthargie me gagne. Les cachets font leur travail de sape et m’engourdissent. Ça me contrarie un peu parce que je suis lancé et que je n’ai plus envie de m’arrêter. Maintenant que j’ai ouvert les vannes, il faut que ça sorte, mais je ne capte plus rien, je me sens lourd. J’ai une désagréable sensation de sécheresse dans la bouche, j’ai la langue pâteuse, comme si j’avais avalé un désert, les cactus, le sable et les dunes avec.

 

25

   J’ouvre les yeux lentement, je retrouve la réalité, Josiane n’est pas dans la pièce. Elle n’y a jamais été, mais je sens encore sa présence, comme c’est étrange. A moins que ça ne soit aussi dans ma tête… Les antipsychotiques ont prouvé leur efficacité, la connexion s’est fatalement interrompue. J’aurais bien aimé continuer un peu, mais je ne suis pas mécontent d’avoir arrêté pour le moment. Une séance chez le psy ne m’aurait pas autant mis KO. Une séance sans psy, d’ailleurs. Comme tout est bizarre en ce moment, je n’ai plus ma tête, je ne vis plus comme tout le monde.

Je me lève du canapé et je me traine tranquillement vers la cuisine, j’ai l’air d’un papy : foutu cachets !

Je fais couler le robinet, je me sers un verre d’eau pour étancher cette soif qui a atomisé mon gosier, je pourrais boire tout le contenu du cumulus. Je reste debout, le verre en main, à contempler l’évier, j’essaie de réfléchir. J’aimerais faire un debriefing de ce que j’ai dit, mais j’en ai déjà oublié la moitié. Je suis troublé, je n’arrive pas à atterrir.

En tout cas, je ne reprendrai pas de cachets ce soir. J’ai bien compris que ça marchait, mais que ça me mettait à l’envers, et que ça n’était pas tout à fait le but. Je ne les utiliserai que quand j’aurai décidé d’arrêter tout ça. En attendant la suite des évènements, je vais casser la croute, il faut que je mange, j’ai le ventre serré.

J’ai tellement faim que je pourrais manger ma table, mais à la place, j’opte pour un solide plat de spaghettis, avec une cerise sur le gâteau : un petit verre de vin rouge. Je sais que ce n’est pas recommandé de boire avec les médicaments, surtout qu’en plus des antipsychotiques, j’en prends pour divers problèmes, dont le cœur, bien sûr, mais j’ai envie de désobéir à tout le monde ce soir, tant aux médecins qu’aux esprits. De plus, il faut que je calme la bile qui, dans mon estomac, est en train de tout ronger et me torture.

Je mange ces pâtes nature, sans beurre ni fromage, juste un filet d’huile d’olive et des herbes de Provence. Je suis rassasié pour un bout de temps, c’est déjà ça… Voilà, ça va déjà mieux ! Je suis prêt pour un nouveau round avec moi-même. Mais, cette fois-ci, ça sera dans le confort douillet de mon lit, je n’ai plus rien à craindre, j’ai compris que j’étais à l’origine de tout.

La dernière séance date de moins d’une heure, mais j’ai envie de voir si ça fonctionne toujours. Alors, je ferme les lumières consciencieusement dans toute la maison, puis je me lave les dents, puis je me mets au lit, la tête bien calée contre un gros oreiller. Je m’aperçois qu’il règne un silence chez moi, presque un silence de mort. Seule ma lampe de chevet est encore allumée, j’attends tranquillement le bon moment pour l’éteindre. Je ne suis pas encore totalement prêt, je dépose mes lunettes, je remonte la couette jusque sous le menton, voilà je suis bien, je pense qu’on peut commencer. J’éteins et je ferme les yeux. J’ai l’impression que j’attends mon départ pour l’au-delà, pour le Grand Voyage, sauf que je ne bouge pas d’un pouce et ça me rassure. Des frissons me remontent des pieds vers le plexus, j’ai légèrement froid, j’expire, enfin je souffle, je veux dire !

Je me concentre, je fais le vide en moi, mes muscles se relâchent d’un coup, plus rien ne me retient, je me lance. J’appelle mentalement.

-          Josiane ?

Pas de réponse, j’hésite, je me sens bête à « penser » tout seul.

-          Josiane ? Vous êtes là ?

-          Bonsoir André ! Ne soyez pas si timide, nous sommes intimes, maintenant. La connexion est parfaite ce soir.

-          Hey ! Mais, ça marche ?

-          Enfin, vous avez compris ce qui se passait dans votre tête.

-          Oui… Je crois !

-          A la bonne heure ! Vous n’avez plus peur de transgresser vos soi-disant limites ?

-          Ça ! Je ne sais pas ! C’est vous qui me le direz… Ah, oui ! C’est moi qui trouve les réponses. Pardon, je n’y étais pas.

-          Par quoi voulez-vous commencer ?

-          Euh ! Je voulais vous dire que je ne prendrai pas mes antipsychotiques tant qu’on discutera.

-          Non, André ! Il faudra les prendre. Je ne resterai pas éternellement, je suis juste de passage et je ne suis qu’une aide temporaire. Je disparaitrai, c’est inévitable.

-          Ah, OK ! Si vous le dites…

Je me sens tout penaud, maintenant. Bon, il faut que je me ressaisisse… Puisque la connexion est bonne, profitons-en.

-          Vous avez parlé de transgression, c’est tout à fait le bon mot… Je n’ai jamais osé me démarquer de quoi que ce soit. Déjà tout petit, j’étais obéissant. Et même à l’armée, j’étais plus discipliné que les autres. Elève modèle, employé modèle, et même patient modèle, plus tard… Je me suis toujours complu dans une certaine conformité, j’y avais mes repères, j’étais bien.

-          Connaissez-vous ce proverbe chinois ? « L’arbre tordu vit sa vie, alors que l’arbre droit fini en planches ». Qu’est-ce que ça vous inspire ?

-          Oh, c’est une belle image ! Je crois que je comprends parfaitement le sens de ce message. C’est tout moi ça ! Je n’ai jamais fait de vagues, je vivais une vie bien rangée sans savoir que ça me rongeait tout doucement de l’intérieur. J’ai toujours trouvé les anticonformistes totalement ridicules et je me moquais d’eux bien souvent, alors que j’étais l’homme le plus ennuyeux du monde. Je voulais être le meilleur exemple de droiture pour mes proches. En fait, je marchais à côté de mes pompes. J’ai dû en gonfler, des gens ? J’en tenais une sacrée couche, tout de même ? J’aurais pu profiter de la vie, mais non, je préférais me soucier de ce qu’on penserait de moi… Vous savez quoi ? J’aime votre proverbe, je vais le garder et le mettre au fronton de ma maison.

-          C’est un proverbe, pas un dogme ! Vous ne pouvez pas décréter de le suivre ni de vous l’approprier. Vous ne pouvez pas passer de l’un à l’autre aussi vite, parce que vous venez subitement de le décider, ça ne marche pas comme ça. Et puis, pour faire quoi ?

Voilà qu’elle m’engueule encore !

-          Je ne vous engueule pas, André. Je vous explique. Voyez-vous, il me semblait bien vous avoir cerné. J’avais vu juste quand on s’était rencontrés la première fois. Ce n’est pas une grande révélation pour moi, vous êtes bien une âme perdue… C’est une prise de conscience que vous vivez, salutaire je suppose. Mais comment comptez-vous la matérialiser ?

-          Ben, je ne sais pas. Je comptais sur vous pour me diriger.

-          Et qu’avons-nous fait la première fois à l’hôpital ?

-          Vous m’avez entrainé dans les bois !

-          Exact ! Alors, qu’attendez-vous pour recommencer ?

Je ne m’attendais pas à cette réponse, je suis un peu déçu. S’il suffisait de se rendre dans le bois le plus proche pour régler ses problèmes, ça se saurait, non ? J’ai l’impression d’avoir fait un effort surhumain, de m’être mis à nu, enfin, un peu quoi, et elle s’en fout comme de l’an quarante. Tout ça, est un peu désespérant.

-          André ! Je suis une voix dans votre tête, pas votre psy. Je ne suis qu’un miroir réfléchissant, rien d’autre… Si vous voulez connaitre les affres de votre psyché, il vous faudra consulter. Si vous voulez changer de vie, il faudra faire un peu de développement personnel avec un coach spécialisé ou un de ces gourous à la mode d’aujourd’hui. Mais si vous voulez vous sentir mieux, allez donc vous promener en forêt. Retrouver la nature, c’est se retrouver soi-même !

-          Je savais que je ne pouvais pas vous faire totalement confiance. J’ai besoin d’aide et vous, vous voulez m’envoyer chez le psy ou en promenade. Le docteur m’a dit que je n’étais pas malade, que c’était juste passager.

-          Je vous confirme que c’est passager, André ! Mon intervention ne consiste qu’à vous faire admettre ce qui est déjà sous votre nez.

-          Vous savez quoi, Josiane ? Je vais prendre un autre de ces foutus comprimés. Bonne nuit !

Je rallume la lumière, je sors du lit, déterminé, direction la salle de bain. J’attrape cette « boite à rêves » qui est sensée faire disparaitre ma sorcière bien-aimée, j’avale un cachet, comme ça j’espère qu’elle me foutra la paix…  Je réalise que je n’entends déjà plus sa voix. Pourtant l’effet n’est pas immédiat, j’ai dû casser la connexion. Tant pis ou tant mieux ! Toute cette histoire commence à me taper sur le système, j’aimais mieux quand il ne se passait rien… Puis, je retourne au lit, toujours aussi déterminé. D’un geste précis, j’éteins ; je me cale bien contre l’oreiller, je ferme les yeux, je sens monter une légère torpeur que j’attribue à cette potion magique.

Cependant, je ne dors pas encore. Je me tourne et me retourne, je recale mon oreiller, je ferme les yeux. Mes paupières sont pourtant lourdes, je sens le sommeil venir, il n’est pas loin… Mais ça ne marche pas. Je pourrais courir après la trotteuse de l’horloge toute la nuit si ça pouvait m’aider à plonger dans un coma réparateur. Je regarde l’heure toutes les cinq minutes. Mon cerveau est toujours en service, mes neurones, toujours aussi actives. Je pense en permanence, je n’arrive pas à m’arrêter, parce que Josiane m’a énervé : ça c’est clair. Je ne suis qu’un jouet entre ses mains, elle me manipule comme si j’étais un enfant… Ça y est ! me voilà à reparler d’elle comme si elle était avec moi. Il faut que je me fasse à l’idée qu’elle est juste le produit temporaire de mon imagination. Son avis ne compte pas, puisqu’elle n’existe pas. Il faut que j’arrête de justifier mes usines à gaz cérébrales…

Tant pis, je rallume. L’horloge est en plein boulot, les minutes courent après les heures, mais ça n’avance pas très vite, on est à peine au milieu de la nuit…

La fenêtre est entrouverte, il fait bon et il règne un calme tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la chambre. Ça m’apaise un peu de savoir que tout va bien pendant que je suis sensé dormir, que tout continue sans moi. Dans un sens, c’est une bonne chose, sinon je serais encore plus angoissé.

Ben, voilà, c’est ça ! Il faut que j’arrive à me détacher d’un maximum de choses si je veux retrouver une paix intérieure. Je constate que je deviens de plus en plus zen, surtout quand je n’ai rien d’autre à faire. Je suis content de ma réflexion, mais je ne sais pas si ça va m’aider à rattraper le sommeil perdu. J’ai parfois des traits de génies, surtout au beau milieu de la nuit… Bon, je ne peux pas rester comme ça et je ne veux pas m’abrutir avec d’autres médicaments, j’en prends déjà assez comme ça ! Il me reste des mots fléchés à terminer dans le journal du jour, ça tombe bien !

Je chausse mes lunettes, je prends un stylo et c’est parti. Généralement, je ne résiste pas longtemps, je pique du nez rapidement.

Je parcours les cases, j’écris quelques lettres, ce n’est pas très pratique dans cette position mal assise ou mal allongée. J’essaie de me concentrer, mais j’ai les yeux qui pleurent quasiment tout de suite, signe qu’ils sont fatigués. Effectivement, au bout d’un certain temps, mes paupières se ferment. Je les ouvre dans un sursaut, mais c’est plus fort que moi cette fois-ci. Les volets redescendent enfin, malgré moi.

 

26

   Je me suis réveillé avec le chant des oiseaux et la lumière allumée. Cette histoire devient du grand n’importe quoi, il faut bien le dire… Je me lève avec les courbatures, je suis fripé, pire que quand j’étais à l’hôpital. Cependant, je ne me souviens pas d’avoir rêvé ni d’avoir entretenu une conversation imaginaire avec Josiane. Les cachets ont-ils annihilé toutes velléités de m’empêcher de dormir ? Le combat a dû être rude parce que je suis plutôt du genre coriace, pour ne pas dire borné. Donc ce matin, j’ai très mal dormi et je me sens mal.

J’ouvre les volets de la chambre, le ciel est d’un bleu profond et il fait bon. Il est encore tôt, la chaleur ne va pas tarder à reprendre place.

J’essaie de m’étirer, je fais le chat, mais mes membres craquent de partout et je découvre que j’ai une douleur lancinante dans la nuque. J’ai dû mal me positionner contre mon oreiller cette nuit, résultat : j’ai la nuque aussi raide qu’un poteau télégraphique. Je me fais vieux, il n’y a pas à dire ! J’abandonne les étirements, le sport ce n’est plus pour moi, de toute façon. En allant dans la salle de bain, je remarque que ma boite d’antipsychotiques n’est pas rangée. J’hésite à prendre mon cachet, je tergiverse en me lavant les dents. Je frotte tranquillement, en me disant que Josiane doit lire dans mes pensées actuellement, mais qu’il suffit d’un rien pour la faire disparaitre définitivement. Je me rince la bouche, je recrache l’eau dans un borborygme dès plus vulgaire, et comme je suis tout seul dans cette maison, j’en profite. Avant de sortir, je jette un œil une dernière fois à cette boite de médicaments, je prendrai ma décision plus tard. Ce qui veut dire que pour le moment, je ne prends rien, mais je ne la range pas non plus : donc statu quo.

Dès que mon brin de toilette est terminé, je m’habille tranquillement en faisant attention à mes cervicales. Je sifflote comme si de rien n’était, je sais que Josiane est là, tapie dans mon esprit, prête à bondir. Je m’attends à ce qu’elle reprenne contact. L’effet de l’antipsychotique est une barrière fugitive en train de s’évaporer. Je n’ai pas renouvelé la prise ce matin, donc tout devrait revenir comme avant, comme quand Josiane était ma colocataire à plein temps. Je peux même jouer avec mon problème, ce qui finit par me réjouir. Ce matin je m’étais levé mal embouché et courbaturé, et maintenant je suis presque d’humeur badine…

-          Bonjour André ! La connexion est de nouveau claire. Qu’avez-vous décidé de faire ce matin ?

Eh voilà ! Qu’est-ce que je disais ! Il a suffi que j’y pense pour que Josiane réapparaisse. Je souris à pleines dents, je suis satisfait d’avoir eu raison.

-          A vrai dire, je vous attendais. Je n’ai pas pris mon cachet ce matin. En fin de compte je vais vous garder encore un peu avec moi.

-          Ce n’est pas très sage. Je ne suis pas là pour durer. Me faire durer vous rendrait à coup sûr malade, c’est-à-dire, complètement maboule, si je peux m’exprimer ainsi.

-          Ne vous inquiétez pas, Josiane ! Comme toutes les drogues dures, j’arrêterai avant d’être accro.

Ma réplique me fait rire, je suis content de moi sur ce coup-là.

-          Après tout, André ! C’est votre problème, pas le mien. Personnellement, je n’ai plus de problème, votre monde ne me concerne plus. Et si vous voulez entretenir votre addiction, c’est vous seul que ça regarde.

Et allez donc, je me prends un aller-retour en pleine face, maintenant.

-          C’est normal, André ! Qui cherche, trouve !

Ça a dû être une sacrée vieille peau du temps de son vivant ! Elle devait gonfler tout le monde avec ses conseils.

-          N’oubliez pas que j’entends tout, André… A ce propos, vous n’avez pas répondu à ma question, je n’ai rien entendu de probant concernant la moindre ébauche de sortie de crise...  Alors, qu’avez-vous décidé de faire ce matin ? Je veux dire de constructif, bien sûr.

-          Ben ! Comme je vous l’ai dit, je vous attendais pour en parler. Si je n’ai pas pris de décision, c’est que je ne sais pas quoi faire. C’est aussi simple que ça !

-          André ! Vous êtes vraiment bouché à l’émeri, je ne vais quand même pas vous rappeler sans cesse ce que vous devez faire… Quand vous êtes malade, vous allez chez le médecin, et quand ça ne va pas dans votre vie, vous allez où ?

Je sais déjà où elle veut en venir et ce qu’elle veut que j’annonce. Bon, je lâche l’affaire, je renonce à lutter…

-          Me ressourcer en forêt ! C’est ça, Josiane ?

-          Voilà, vous venez juste de trouver la bonne réponse, je vous félicite, André ! Vous voyez quand vous voulez… Bon, sur ce, je vous laisse, la connexion faiblit.

-          Mais non, elle ne faiblit pas, je vous reçois cinq sur cinq, moi… Josiane, je n’en ai pas encore fini avec vous, aujourd’hui.

Voilà qui est étrange, car le contact ne se fait que par ma volonté, or là c’est Josiane qui a rompu. Il y a peut-être un problème de transmission ? En tout cas, c’est bizarre, ça ne colle plus avec ce que m’avait dit le médecin. Je ne peux tout de même pas laisser Josiane en roue libre à l’intérieur de mon cerveau, elle est capable d’y foutre un bordel sans nom. Déjà que je n’arrive plus à tout maitriser, mais si on est deux à décider de ce que je dois faire, je ne m’en sortirai pas. Et ça c’est totalement inédit, ça n’était pas prévu au programme… Vraiment, Josiane me prend la tête, c’est le cas de le dire. Malgré ça, je ne reprendrai pas de cachet, je verrai bien la façon dont évoluera notre cohabitation interne.

Parfois, j’ai le sentiment de vivre dans un de ces épisodes de science-fiction des années soixante-dix, de Star Trek quoi. Je m’impressionne moi-même car plus rien ne m’étonne de ce que je vis actuellement. Ou alors je suis en train de devenir aussi schizo qu’eux ? car dans cette série, ils ont tous l’air complètement dingue. En tout cas, ils ne s’apercevaient jamais de leur ridicule, c’est mauvais signe pour moi.

En attendant de savoir si je vais devenir aussi cinglé que le capitaine Kirk ou Josiane, je vais suivre son dernier conseil, je vais aller faire un tour.

Je descends à la cuisine me couler un café. La cafetière ne tourne plus autant qu’avant, mais puisque ce n’est pas interdit, je m’en sers une bonne tasse ce matin. J’aime cette odeur, elle est synonyme de bonheur, de joie et de bonne santé. Je prends mon temps pour le déguster tout en pensant à ma destination pour cette promenade… Bien sûr, je n’ai pas vraiment de doute sur le lieu que je dois choisir, ça sera le bois où Josiane m’avait emmené. C’est de toute façon, un bon endroit pour se ressourcer, comme ce café, c’est un bon souvenir.

Voilà, c’est décidé, je vais faire un tour dans les bois, retrouver les senteurs et les mystères de cette nuit mémorable où Josiane m’avait ensorcelé. Je prends mon portable, même si plus personne ne m’appelle depuis que je suis sorti de l’hôpital, mes clés de voiture, mes lunettes de soleil. Je suis prêt !

La voiture démarre au quart de tour, comme si elle savait où on allait, heureuse de rouler et de me transporter ; comme si elle était possédée, elle aussi. J’ai presque envie de lui parler pour voir si elle me répond. Je plaisante bien sûr ! Mais j’ai un doute.

Je sors de la ville tranquillement, direction la campagne. Ce n’est pas très loin de l’hôpital, je m’en rappelle très bien. Faudra aussi que je sache comment s’appelle ce bois. C’est vrai ça, Josiane n’a jamais mentionné son nom, en tout cas, je n’en ai aucun souvenir !

En moins de trente minutes, j’y suis rendu.

Je me gare au plus près. Je contemple en silence le paysage depuis la voiture, les mains sur le volant... Je me décide enfin à descendre, je claque la portière le plus doucement, puis je me dirige d’un pas altier sur le chemin de sable emprunté par les cavaliers. C’est essentiellement une forêt de pins dont l’entrée est jalonnée par des espaces pour barbecues avec tables et bancs en bois. Je me rappelle du chemin que j’avais suivi la dernière fois. Au fur et à mesure que j’avance, je reconnais les plantes et le fameux arbuste autour duquel Josiane s’était lascivement vautrée… Je sais qu’il fait chaud, mais je suis bien, je marche paisiblement sans me presser, dans la pénombre, à l’ombre des branches d’arbres. Le chant des insectes se mêle au bruit de la route qui n’est pas très loin, mais le vrombissement des voitures qui passent n’est pas si désagréable quand il s’estompe… Je sens l’air que je juge bienfaisant, j’en remplis mes poumons, j’aimerais pouvoir en stocker des centaines d’hectolitres pour me nettoyer de ces années de fumoir cancérigène et cardiovasculaire. Je croise un ou deux joggeurs, mais à part eux, je ne vois personne d’autre. C’est sûrement un bon secteur pour courir ; si je pouvais le faire, c’est là que je viendrais, c’est sûr.

Je progresse lentement. J’arrive là où trônent les majestueux eucalyptus, ce sont ceux qu’on avait enserrés, Josiane et moi. Qu’est-ce qu’ils sont beaux ces arbres ! Je m’approche délicatement d’eux, je pose les mains sur l’un, puis le front. Enfin, le corps collé, je respire l’écorce, je me souviens de cette odeur si particulière. Mes mains caressent le tronc comme si je cherchais à toucher le dos d’une femme, à défaire son soutien-gorge, par exemple. Je trouve cette comparaison très juste et très sensuelle aussi.

Je me rends compte que ces eucalyptus font comme une porte d’entrée, ça pourrait être celle d’un temple si je voulais extrapoler. Je regarde tout autour : la disposition des plantes aux alentours forme une sorte de mur végétal, je n’ai d’autre choix que de passer entre eux deux si je veux aller plus loin. Je franchis le pas et je me retrouve devant une petite clairière. M’avançant vers son centre, je m’aperçois qu’elle est parfaitement circulaire. On pourrait y tenir aisément à une centaine de personnes… La première fois que j’étais venu, il y faisait nuit, donc je ne m’étais aperçu de rien, et la seconde fois de jour, je n’y avais pas prêté attention.

Je suis étonné, je ne pensais pas trouver un tel espace ici. De l’intérieur de cette clairière, le mur végétal est quasiment opaque, on ne différencie rien à travers. Donc, de l’extérieur, personne ne peut non plus nous voir. Le sol est bien plus moelleux, je foule l’herbe mélangée aux divers déchets naturels, écorces, feuilles d’eucalyptus et autres tapis d’épines de pins. J’aurais dû enlever mes chaussures, je crois… La luminosité a du mal à passer, filtrée par les hautes branches, on aperçoit juste de la cime des arbres, le ciel bleu qui se détache du vert sombre des plantes. Devant moi, un rai de lumière transporte la poussière et des matières plus légères que l’air, et plus je regarde le ciel, plus je distingue les rais qui fusent de partout comme des lasers à travers la clairière. C’est un drôle de spectacle auquel je ne m’attendais pas à assister en plein jour. Instinctivement, je repense à ce que m’avait raconté Josiane sur la respiration des plantes et leurs communications. Les phytohormones doivent circuler en tous sens, comme une myriade de messages voyageant au gré du vent mais atteignant leurs destinataires, enfin, je suppose !

Ça y est ! Je deviens mystique, je vais finir par croire à toutes les sornettes de Josiane… Je cherche le fameux épicéa qui semble-t-il, m’avait fait du bien. Il est au fond de la clairière, il est bien plus grand que tous les autres arbres. Je remarque que lui et les deux eucalyptus forment tous les trois un triangle. Est-ce un hasard ? Ces arbres n’ont pourtant pas l’air d’avoir été plantés. Je devine une certaine symbolique : ce triangle au centre d’un cercle, ça doit peut-être vouloir dire quelque chose, mais je laisse tomber pour le moment. Je m’avance vers l’épineux dont le tronc droit s’élance dans les hauteurs, il surplombe tous les autres, je m’apprête à le toucher quand sa voix résonne.

-          Enfin, André ! Vous êtes venu ! Vous êtes enfin là où vous deviez être depuis le début.

 

27

   Je reste interdit, la main dans le vide, je suis figé comme une statue de sel (en tout cas, pour le moment…). Là, j’en suis sûr, c’est la seconde fois que Josiane intervient sans avoir été convoquée. Toutefois, je ne peux pas rester dans cette position trop longtemps. Je sais que personne ne me voit, mais j’ai sûrement l’air ridicule, alors je me rétracte doucement, je toucherais l’épicéa plus tard.

-          Comment se fait-il que je vous entende alors que je n’ai rien demandé ?

-          André ! Je suis dans votre tête, je vous avais dit de prendre vos comprimés… Mais, tout ça n’a plus d’importance. Vous êtes désormais au bon endroit, vous allez guérir, je vous l’assure.

-          Pourquoi suis-je au bon endroit ? D’ailleurs, où suis-je, en fait ?

-          Vous êtes au centre du monde. Cette clairière est totalement artificielle, plantée par l’Homme, mais la nature y a repris ses droits, comme toujours.

Je m’attends à voir débarquer des aliens maintenant.

-          Ne soyez pas aussi crédule ! Vous avez remarqué que vous étiez dans un triangle, au centre d’un cercle. Le cercle signifie la perfection et l’harmonie, et le triangle est l’infini. Il n’y a pas d’angles dans la nature, le carré n’existe pas, le triangle non plus, mais vous êtes placé à sa base et vous allez vers son sommet, donc de l’infiniment grand vers l’infiniment petit.

-          Ah ! Et quel est le rapport entre ma guérison et tout ce cirque ?

-          Il faut être volontaire pour guérir. Vous vous situez encore dans l’ancien monde, toujours dans le brouillard. Quand vous aurez franchi la frontière, votre Rubicon, quand vous vous avancerez vers la lumière, tout changera. Vous y êtes presque.

-          Que dois-je faire ?

-          Il n’y a que vous pour le savoir, André… Tout ce que je peux vous dire, c’est que vous êtes au bon endroit. Regardez, écoutez ! Laissez-vous faire, rendez les armes ! Faites la paix avec vous-même et avec les éléments. Ecoutez tout autour de vous, les plantes communiquent entre elles. Elles savent que vous êtes là et elles vous perçoivent complétement. Vous avez vu les phytohormones circuler, elles virevoltent tout autour de vous, elles vous sondent, elles savent tout de vous.

Je regarde tout autour de moi, je ne vois rien. La luminosité a baissé, les rais de lumière ont disparu. Ça ne fait pas des heures que je suis ici et je me souviens bien d’être parti tôt dans la matinée. Donc, comment se fait-il qu’il fasse aussi sombre dans cette clairière, comme s’il allait faire nuit ? Le bleu du ciel a disparu lui aussi, c’est désormais un gris perle insondable, à perte de vue. En temps normal, j’ai du mal à voir ce qui est sous mon nez, alors repérer des phytohormones invisibles ou un langage surnaturel, comment pourrais-je y arriver ?

On dirait que le climat change uniquement dans cette clairière : drôle de microcosme. J’aperçois le jour de l’autre côté des eucalyptus. Soudainement, je ressens une certaine humidité et la fraicheur semble s’installer. En bras de chemise, j’ai presque froid, maintenant. Une chose me frappe, le gazouillis de la forêt a laissé place au silence, mais un silence profond, comme si l’image n’avait plus de son.

J’ai envie de m’en aller. Après tout, je suis venu pour une visite de courtoisie, pas pour les « Rencontres du Troisième Type », faut pas pousser, tout de même. Je m’apprête à rebrousser chemin, quand je vois la vapeur monter du sol comme la rosée du matin dans les champs. J’ai l’impression que l’herbe me retient, mes pieds refusent de bouger, je suis tétanisé.

-          C’est votre dernière chance, André ! Ne la gâchez pas !

-          Josiane ! Ne me retenez pas contre mon gré, je vous en prie.

-          Je n’ai pas ce pouvoir. Il n’y a que vous pour décider de ce qui est bon pour vous. Cependant, je vous demanderai de reconsidérer votre verdict : vous êtes proche de la délivrance.

La vapeur est montée jusqu’au niveau des genoux, elle est opaque, d’une étrange densité, presque poisseuse. J’ai le bas du pantalon trempé, mes semelles patinent dans cette mélasse rendue possible par l’humidité et l’herbe grasse.

-          Vous y étiez presque, André ! Il suffit d’avancer vers l’épicéa.

-          … mais, c’est ce que j’allais faire quand vous êtes intervenue. Je voulais saluer notre ami l’épicéa, lui qui est si beau.

Je préfère montrer patte blanche, on ne sait jamais, dès fois qu’ils m’entendent tous vraiment.

-          André ! C’est vous qui avez décidé d’arrêter votre élan. Si à chaque fois vous devez vous éberluer de nos échanges, on ne va pas en finir. Or, c’est là que tout s’arrêtera, je vous en fais la promesse. Et puis, je n’ai pas envie de me chamailler avec vous… Allez-vous oui ou non faire ce pourquoi vous êtes venu aujourd’hui ?

Le ton quasi mystique que Josiane avait adopté jusque-là, vient de disparaitre pour laisser place à sa vraie nature : elle m’engueule, encore une fois.

Bon, je ne suis plus très loin, j’évalue à moins de cinq mètres la distance entre moi et l’arbre. Je suis venu dire bonjour, alors puisque j’y suis, allons saluer notre confrère conifère… A peine ai-je impulsé un mouvement de hanche pour avancer, que je sens les brins d’herbes se désenlacer de mes chaussures, plus rien ne me retient pour atteindre mon but… J’ai l’impression d’être Moise allant chercher les Tables de la Loi… Bon, j’exagère, mais au point où j’en suis, je ne suis plus à ça près.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’avance presque à tâtons, alors que je pourrais accélérer le pas. Je crois que je veux pleinement profiter de ce moment qui a l’air solennel ; ou alors j’ai la trouille… Je me présente devant l’arbre comme si je me présentais devant Dieu lui-même, je contemple avant d’y apposer les mains. Je caresse doucement et longuement son écorce rugueuse. Je remarque des petites billes de sève coagulées par-ci par-là. Je m’approche encore, je cherche la face Nord, celle où se trouve la mousse, car c’est là qu’on doit se blottir.

Je me place de tout mon long contre le tronc, j’y arrive malgré ma petite bedaine, je l’enlace fraternellement en plaçant mes bras tout autour, je colle mon front tout contre la surface, je ferme les yeux. Ça y est ! J’y suis !

Une onde de chaleur me traverse de part en part, je la sens clairement qui monte du sol vers ma tête. J’ai l’impression que les pores de ma peau s’ouvrent comme des soupapes, tout sort, tout fuit, le mal comme le bien, c’est vraiment là qu’il fallait que je sois. Je comprends tout ! Mon Dieu que je me sens bien tout d’un coup. Je suis perdu en moi-même quand j’entends la voix aigüe et vieillie de Josiane me murmurer :

-          Adieu, André !

Je ne bouge pas, je balbutie quelque chose, mais je ne sais plus ce que je dis tellement je suis prostré…

Je ne sais pas combien de temps dure cette « cérémonie », au moins plusieurs minutes, puis je me décolle doucement du tronc, je lève les yeux vers son sommet, je respire un air nouveau. Il fait toujours aussi sombre, mais je me sens divinement bien, comme si j’étais devenu quelqu’un d’autre. Je m’écarte de l’arbre avec déférence, je ne veux pas lui tourner le dos, comme si je quittais les abords d’un autel sacré, je crois que je viens de vivre une expérience. Puis, après avoir reculé de plusieurs mètres, je consens à faire demi-tour. Je retrouve mes esprits, c’est le cas de le dire ! Je repense aux adieux de Josiane. Sont-ils réels ? Sont-ils définitifs ? Ils sont arrivés si brutalement, je n’ai pas su réagir sur le moment, mais elle a fait ça comme quelqu’un qui refermerait une porte ; et une porte c’est soit ouvert soit fermé, donc ce n’est sûrement pas irrévocable. Le piaillement des oiseaux, le bruit des bois sont revenus également…

Je me dirige vers les deux eucalyptus quand j’entends une voix d’homme m’interpeler. Je mets mes lunettes.

-          Bonjour, monsieur ! Vous allez bien ? Je vous ai observé pendant que vous étiez tout contre l’épicéa. C’était une vraie communion. Vous aussi, vous faites de la sylvothérapie ?

J’ajuste mon regard au niveau de cette voix. J’aperçois un jeune homme en tenue de sport, en justaucorps noir, bandeau rose sur le front. C’est manifestement un joggeur de type new age ou qui sort d’un épisode de Star Trek, mais version années 2000. Il parle en haletant tout en trottinant sur place.

-          Je n’ai pas voulu vous interrompre, mais vous aviez l’air à fond en plein dedans, comme on dit… Moi aussi, j’aime cette nature, je viens ici dès que je peux me libérer. C’est génial pour courir, n’est-ce pas ?

-          Je ne sais pas si je fais de la sylvothérapie, mais je sais que j’ai besoin de me ressourcer au sein de la forêt, de me retrouver. Une bonne amie à moi m’a donné le truc. Une fois qu’on a compris, on ne peut plus s’en passer.

Je cligne légèrement de l’œil, des fois que Josiane m’entende toujours. J’espère que mon interlocuteur n’interprètera pas ce clin d’œil comme une quelconque invitation. On est dans un sous-bois, tout de même. A force de parler tout seul, j’ai pris des tics qu’il faut que je surveille.

-          En plus, ajoute le joggeur, cet endroit est propice à la méditation, il dégage un tel magnétisme, on dirait que les ondes fusent de partout, on pourrait presque les attraper… Des fois, je viens serrer un arbre dans cette clairière, j’en ai vraiment besoin, je le sais... Je suis comme vous, je crois aux vertus médicinales et amicales des plantes. Elles sont de notre famille, et sans elles, on n’est rien. Vous n’êtes pas d’accord ?

-          Ah, oui ! Bien sûr…

-          Allez ! Je vous laisse, ravi de vous avoir rencontré. On se verra peut-être à une séance de méditation zen, qui sait ? C’est le dimanche matin, à l’heure de la messe, je crois ! A bientôt…

-          A bientôt, jeune homme.

Il me tend une main tout en nerfs, que je serre avec plaisir. Je le regarde reprendre sa course et s’éloigner, il disparait très vite de mon champ de vision… Ainsi, il m’a observé durant tout le temps où j’étais en communication avec les forces de l’arbre, et il ne m’a pas pris pour un fou, c’est intéressant.

Bon, je reviendrais sûrement dans cette clairière aux vertus bienfaisantes ou hallucinogènes, ou sûrement un peu des deux, mais je lui laisse la méditation zen transcendantale et la Quatrième Dimension.

Moi aussi, il faut que je rentre, j’ai assez trainé dans l’annexe de Brocéliande, aujourd’hui. J’ai l’impression que je vais finir par voir des elfes et des lutins si ça continue. Ma fée Clochette ne se manifeste plus non plus, je n’ai plus de retour dans l’oreillette. Elle doit bouder dans son coin, mais je me doute que si elle a des reproches à me faire, elle n’hésitera pas à m’en faire part, je m’attends à son assaut cette nuit. D’ailleurs, si j’y pense, elle doit le savoir maintenant, puisqu’elle est dans ma tête.

Je retrouve le chemin de sable que je longe jusqu’au parking. Je remonte en voiture, je démarre, je quitte le bois sans me retourner.

 

28

   Je suis rentré à la maison en ayant le sentiment d’avoir accompli quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas, néanmoins je me sens libéré d’un poids. A la fois content et épuisé, je me jette négligemment dans le canapé du salon. Il n’y a pas si longtemps de ça, après une telle journée, je me serais naturellement servi un whisky ou un bon verre de vin, mais je n’en ai même pas envie, je crois que tout ça c’est fini. Ce sera une simple tasse de tisane camomille chlorophylle, ou un pisse-mémé comme dit mon ex-femme, et ça fera très bien l’affaire.

Mais avant tout, il me faut une petite séance de debriefing pour tenter de comprendre tout ça. Cette balade en forêt m’a vraiment fait du bien. Je suis ravi de constater que cet évènement a aussi rempli ma journée et me comble totalement : comme quoi, il n’est pas nécessaire d’accomplir de grandes choses sur cette Terre pour être heureux. Ce positivisme à tout crin ne me sied pas, d’habitude j’arrive toujours à trouver quelque chose qui ne va pas dans ce que je viens d’encenser, et je finis par retourner à un négativisme de bon aloi, mais là non ! Josiane avait raison : avant mon infarctus, je devais être sacrément chiant. D’ailleurs, mon opération ne m’aura pas que sauvé la vie car vivre à côté de soi ne sert à rien ; en fait, sans le savoir je produisais ma propre ombre et je m’y complaisais. Je n’étais que la version officieuse de moi-même, un assemblage préfabriqué, un ersatz d’être humain. Désormais, je suis obligé de changer radicalement ma façon de vivre, ou je passerai l’arme à gauche pour de bon. D’avoir revu Jeff, mon « Bidule », dans la salle d’attente de l’hôpital, m’aura permis de redresser la barre. Comme lui, je peux rechuter, mais je peux aussi l’éviter, ça ne tient qu’à moi. Il n’est jamais trop tard pour changer de cap. Encore une fois, Josiane avait raison : si elle avait les questions, j’avais bien toutes les réponses.

Et puis maintenant, j’en ai la certitude, si je suis seul et désormais solitaire, il y a pourtant des centaines de gens tout autour de moi avec qui je pourrais parler, échanger quelques mots et/ou une expérience, et qu’importent ces gens et la longueur du moment, et même si je dois me contenter de superficialité, ça sera suffisant : comme avec ce joggeur qui m’aura bien amusé pendant quelques minutes. Je n’ai pas l’intention d’avoir une vie contemplative, je veux pleinement être l’acteur de mes choix. Mais si je dois faire de la contemplation une partie de ma vie, c’est que je l’aurai décidé.

Je commence à m’habituer à cette nouvelle situation d’invalide, on dirait. Je n’ai même pas envie de sucer une énième pastille mentholée antitabac, c’est dire si je suis détendu… Je me rends compte que je parle tout seul, Josiane ne m’a toujours pas interrompu ni contredit, ni n’a validé mes nouvelles idées.

-          Josiane, vous êtes là ? On peut discuter, si vous voulez ? Je vous attends… Josiane ?

Voilà que je me mets à la réclamer, maintenant. Ce silence est assourdissant tout d’un coup ; je n’entends plus rien. Jusqu’à présent, elle réagissait dès que je la convoquais. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je ne prends pourtant plus les antipsychotiques, et ces hallucinations ne peuvent pas s’évanouir toutes seules comme par magie. Cette sérénité soudaine m’inquiète tout autant. Ce n’est peut-être plus son heure ? Après tout, elle a peut-être d’autres personnes à enquiquiner ?

Tous ces changements de situation me mettent dans des positions inconfortables et déboulonnent mes convictions une par une. Mais je n’ai plus d’appréhension, je crois que je n’ai plus peur de changer… Josiane est apparue au plus mauvais moment de ma vie et maintenant qu’elle ne donne plus signe de vie, elle me manque… Tiens ! C’est marrant ça ! « Plus de signe de vie ». Alors que Josiane avait quitté le monde depuis quelques semaines, elle était toujours présente, voire vivante pour moi. Je devrais dire qu’elle vivait en moi, qu’elle partageait mon enveloppe charnelle, à deux dans le même corps, c’est bien plus pratique pour régler les problèmes en fin de compte. Occupant une partie de mon cerveau pour répondre à l’autre partie, celle restée libre car Josiane m’occupait, me colonisait, me hantait parfois ; tantôt comme une créature bienfaisante, tantôt comme un parasite coriace. Voilà que je délire, maintenant. Je ne sais plus ce que je dis, faut vraiment que je j’arrête ce monologue.

D’ailleurs, malgré son décès, j’utilisais encore le présent avec elle, alors que maintenant, je suis passé à l’imparfait en l’évoquant, et ça c’est un signe qui ne trompe pas. C’est un indicateur significatif du changement qui s’est opéré ce jour-ci… Enfin, je ne sais plus où j’en suis en réalité. Je débite mes phrases pour me rassurer, mais je sais que sa perspicacité me manque. On n’était pas si proches que ça, mais ses paroles me plaisaient. On peut rester des années avec des gens qui ne vous connaissent pas en réalité, qui ne s’intéressent qu’à eux et qui vous pompent toute votre énergie. La solitude m’effrayait et je pensais que j’avais besoin de ces gens ; maintenant, c’est fini.

J’ai failli mourir de cet infarctus, mais je m’en suis sorti, finalement. Et plutôt mieux que mal. J’ai pris conscience de l’inéluctabilité de ma mort il y a longtemps déjà. Mais en prendre conscience quand tout va bien, c’est une chose, alors que savoir que ça va arriver parce qu’on est au bord du gouffre, en est une autre.

Je me lève du canapé, j’en ai assez de parler tout seul. Cette fois-ci, je dois mettre un terme à ce monologue qui m’épuise. Que je puisse le penser, c’est possible, mais que je doive l’exprimer pour me rassurer n’est plus d’actualité, désormais.

Josiane ne daigne pas me répondre, malgré ma sincère autocritique. Enfin, à mes yeux, elle a l’air sincère ! J’ai quand même fait un effort pour admettre ma nouvelle réalité. C’est dingue ça, je réalise que j’ai encore besoin de son approbation ou de sa reconnaissance pour me réconforter… En fait, j’en parlerai à mon médecin quand je le verrai, c’est quand même lui le plus qualifié pour m’expliquer les phénomènes du corps et de l’esprit.

En attendant d’avoir de nouvelles et fracassantes révélations par voies cérébrales, allons donc nous sustenter : j’ai faim, j’ai soif, je pourrais engloutir tout ce qu’il y a dans le frigo. Et puis, comme vérité intangible, on ne fait pas mieux. La faim est un vrai révélateur, puisqu’on peut même espérer toucher le firmament de la zenitude en diminuant et en rationnant son alimentation. Mais ce n’est plus le sujet : j’ai faim et il faut que je mange, le nirvana attendra.

Malheureusement, j’avais anticipé un peu trop rapidement ma transformation quasi irréversible, du monde des humains vers celui des légumes, donc, je n’ai que des tomates, des concombres, du fromage de feta, du lait et des oignons. Eh bien ! Ça vient comme une évidence, ça me fera une excellente salade grecque, c’est déjà ça. Mon grand retour dans le monde des humains passera inéluctablement par celui du supermarché. C’est le résultat d’une grande bataille entre la spiritualité et la matérialité, et je crois que je suis un indécrottable matérialiste. Josiane sera sûrement déçue que je ne fasse pas un pèlerinage à la bibliothèque ou au musée de l’Homme, mais c’est comme ça.

Je m’installe dans ma cuisine pour préparer ma salade qui sera très généreuse, une salade grecque d’avant leur crise financière. Des tomates, des dés de concombre, des olives vertes et noires, des câpres, un oignon finement ciselé en tranches, une gousse d’ail délicatement écrasée, un filet de vinaigre, une lampée d’huile d’olive, sel et poivre. Un gros morceau de feta que je nappe généreusement d’herbes de Provence, noyé sous une rivière d’huile d’olive… Je n’ai jamais été aussi content de couper des légumes sur mon plan de travail, je crois que rien n’avait servi depuis des lustres, enfin pas consciemment, en tout cas. Aujourd’hui, je redécouvre ma cuisine comme autant de mondes nouveaux et je m’en émerveille. Dire que j’ai failli perdre tout ça en un claquement de doigts. Il peut s’en passer des choses dans un laps de temps très court : tout un monde peut vaciller à tout jamais. Une seconde suffit.

Je me sers un grand verre d’eau du robinet bien fraiche ; qu’est-ce qu’elle est bonne ! Je savoure cette nouvelle simplicité, là est ça le vrai bonheur.

Pendant que je laisse reposer ma salade quelques minutes, je vais dans le jardin dresser la table. L’après-midi est en phase terminale, le soleil décline lentement, la lumière du jour est presque blafarde, mais il fait encore chaud. Le parasol est ouvert, à côté le saule pleureur remue légèrement, ses branches trainantes semblent frétiller, il est content de me revoir sain et sauf. Je m’arrête un instant pour contempler mon arbre préféré, je vois des peluches de pollen voler tout autour de moi qui proviennent plus sûrement du peuplier. Ou peut-être est-ce des phytohormones qui communiquent avec moi ? Qui sait ? En tout cas, c’est un drôle de spectacle qu’il me plait de contempler. Je laisse également les insectes m’envahir, eux aussi ont l’air contents de ma présence. Ils m’assailliraient presque. Je n’aurais jamais imaginé qu’une abeille puisse japper comme un chien, mais l’image me séduit. Faudra que je pense à semer du trèfle et à installer une ruche quelque part, elles méritent que je m’occupe d’elles plus sérieusement…

Puis, je remarque que quelque chose ne va pas. Je ne sais pas quoi, mais soudain ça ne va pas du tout. J’ai des fourmis dans les mains, je ne sens plus mon bras gauche…

Comme c’est étrange, mais on dirait que le temps change. Je sens un air froid m’envelopper, alors qu’il fait si chaud, j’ai le front en sueur, mais j’ai froid. La lumière du jour est passée du clair au sombre d’un seul coup, comme s’il y avait une éclipse. Le soleil tourne autour de la lune maintenant. J’observe qu’il n’y a plus un seul bruit, ou plutôt, il n’y a plus de son. Oui c’est ça ! L’image qui défile devant moi n’est plus sonorisée ou alors c’est moi qui ne capte plus rien. J’ai de plus en plus froid et je transpire à grosses gouttes, je ne me sens pas bien, j’ai envie de vomir. La suée est de plus en plus forte et à cela, vient s’ajouter la nausée. Je ne comprends pas ce qui se passe, tout allait pourtant bien. J’ai l’impression de vivre une scène de l’Apocalypse dans mon jardin. Ma maison vacille, la terre tremble, mes jambes flagellent, je ne contrôle plus rien. Vais-je recevoir la foudre divine ? Ou je ne sais quoi d’autre ? Ou alors, serait-ce la nature qui reprend ses droits chez moi ? Mais qu’ai-je fait pour mériter un tel châtiment ? Et Josiane qui ne répond plus. On ne peut vraiment pas compter sur elle, c’est incroyable ça !

Maintenant, je me retrouve dans le noir le plus complet, comme si la lumière était coupée. Oui, c’est ça ! Il fait plus que nuit, il fait noir. Mon Dieu, où suis-je donc ? Voilà que je parle à Dieu, maintenant ! Ça doit vraiment être grave ! Il a dû se passer quelque chose dans le monde et je ne suis pas au courant… Était-ce le dernier jour avant la fin du monde ? J’aurais dû écouter les infos au lieu d’aller me promener dans les bois ; ils l’ont sûrement annoncé ce matin et j’ai raté l’immanquable. Si ça se trouve, il fallait se diriger vers les abris ? Mais alors ? Le joggeur aussi ne devait pas le savoir, sinon je ne l’aurais pas croisé, il avait l’air si innocent, si naïf aussi, le pauvre garçon… La nausée monte de plus en plus, je ne tiens plus sur mes jambes, je m’assieds sur le sol. J’ai raté la chaise, pourtant je me suis baissé tout doucement, comme si j’étais au ralenti. Oui, c’est ça ! L’image est au ralenti maintenant et malgré l’obscurité, je me vois clairement tomber, étape par étape, mes genoux fléchissent, mon fessier se cambre, je descends jusqu’à toucher sol, mais j’y vais seconde par seconde comme dans un vieux film des Frères Lumière. Mes gestes sont décuplés, je bouge par à-coup, comme un robot dans l’espace. C’est ça, je flotte comme les cosmonautes dans la station orbitale. Je n’éprouve pas de choc particulier, je n’éprouve plus rien, d’ailleurs. C’est une drôle de sensation.

Ah ! J’entends quelque chose ! Je me redresse, je cherche du regard d’où vient ce son. Un bip lointain. Ou plutôt, un toot ! Oui, c’est un toot, et il se rapproche, je l’entends de plus en plus nettement, toot, toot, toot, toot… ça me fait plaisir d’entendre ce son, c’est la preuve que je ne suis pas seul. Quelqu’un vient à ma rescousse. Je ne vais pas tarder à voir mon sauveur.

-          André ? Vous m’entendez ? André ! Vous êtes là ?

Cette voix connait mon prénom, c’est extraordinaire ça.

-          Je crois qu’il revient à lui, docteur !

 

29

   J’entends une voix de femme, mais ce n’est pas Josiane, je ne la connais que trop celle-là pour ne pas la reconnaitre du premier coup. J’ai déjà entendu cette voix quelque part, mais je n’arrive pas à mettre un nom dessus. J’ai l’impression d’être dans du coton, je suis balloté, allongé sur le dos ; je crois que j’avance, la tête la première. La lumière est revenue, je distingue les néons au plafond qui défilent tout le temps de ma progression, sans savoir où je vais. J’essaie de parler, mais je n’y arrive pas, les mots ne veulent pas sortir de ma bouche. Ils s’y bousculent pourtant, mais rien ne sort. J’entends une autre voix, maintenant.

-          Bonjour Bertrand. On le met en salle de réveil. Dès que l’infirmier anesthésiste te l’autorise, tu le remontes en chambre. Il va arriver dans quelques secondes avec le docteur Rossi-Langlois.

Je crois que je fais un drôle de rêve, je ne suis plus sûr de rien, sauf que je m’endors.

 

Les deux hommes en blouse bleue qui sortent de la salle d’opération arrivent quelques minutes plus tard et se penchent sur le brancard.

-          Il dort. Faut le laisser se reposer, maintenant… Vous le surveillez encore quelques minutes, le temps de voir si tout va bien, puis vous pourrez le remonter. Merci Bertrand.

-          Ok, docteur !

Les deux hommes et la femme qui accompagnaient le brancard, s’en vont et laissent Bertrand avec André. L’ASH s’approche doucement et murmure à l’oreille d’André :

-          Eh bien ! Vous voilà de retour parmi nous ! Vous verrez, rien n’a changé depuis votre dernier séjour.

André semble vouloir répondre, il tourne la tête, souffle, il babillerait presque. Bertrand se penche pour essayer de l’entendre, mais rien d’audible. Cependant c’est plutôt bon signe : André n’est pas dans le coma, il dort, et il réagit bien. Quelques minutes plus tard, l’infirmier anesthésiste revient voir si son patient est prêt pour aller en chambre. Il constate que la situation est satisfaisante et autorise Bertrand à le remonter.

Sans se faire prier, l’ASH retire les freins et embarque le brancard, direction l’ascenseur. Comme lors de son premier séjour, la chambre d’André se trouve au cinquième étage de l’hôpital. Après quelques secondes de voyage, ils arrivent à destination. Là, une jeune femme en blouse blanche les prend en charge et les dirigent vers le lieu de repos… Bertrand place le brancard le long du lit, défait les ridelles sur les côtés. Il se place à l’avant et la jeune femme se tient à l’arrière, puis ils le soulèvent par les draps d’un coup et le posent aussi rapidement. André est dans un lit douillet maintenant. Il ne se rend compte de rien, il dort quasiment comme un bébé.

-          Merci Bertrand, vous pouvez y aller, on va s’occuper de lui.

-          Ok, Bérangère ! A plus tard.

Désormais, André fera partie de sa ronde et des personnes à surveiller. Bérangère est à la fois contente de retrouver son patient et triste de le revoir si tôt à l’hôpital, mais on ne choisit pas toujours les circonstances pour des retrouvailles. Pour le moment, André est paisible, il reste en observation, son état est stable, pas d’inquiétude. La chambre est plongée dans le noir, cependant une loupiotte est allumée sur la table de chevet ; le silence est total. Il est prêt pour traverser la nuit. Il est seul.

L’infirmière de nuit passe de temps en temps voir si tout va bien. André peut dormir à poings fermés, il ne lui arrivera plus rien, il est entre de bonnes mains.

André ne s’est rendu compte de rien, mais l’heure a tourné sur la pendule jusqu’au matin, et pendant qu’il dormait, le monde s’est reconstitué en même temps qu’il reprenait vie.

-          Où suis-je donc ?

Bérangère se penche au-dessus de lui, son visage à quelques centimètres du sien, elle pourrait presque l’embrasser. Le hasard fait parfois bien les choses, André s’est réveillé au moment où elle passait le voir.

-          Bonjour André ! Comment vous sentez vous ?

-          Bérangère ? Mais qu’est-ce que vous faites là ?

-          C’est plutôt à moi de vous poser cette question, non ?

-          Ah ?

-          Vous êtes à l’hôpital. Vous avez fait un malaise.

-          Ah bon ? J’ai cru que vous étiez chez moi… Ah ça, alors, j’ai fait un malaise ! Mais comment suis-je arrivé ici ?

-          Par chance, votre voisin vous a vu tomber dans votre jardin, il a prévenu les pompiers, et vous êtes arrivé comme une star, avec tambours et trompettes, sirènes et gyrophares. Vous n’êtes pas passé inaperçu, je peux vous l’assurer.

Elle rit de sa tirade.

J’essaie de me redresser dans le lit, mais je n’y arrive pas, je suis encore très engourdi. Le cathéter fiché dans le creux de mon avant-bras me gêne pour remuer. Ma chemise en papier manque de se déchirer au contact du drap.

-          Ne bougez pas pour le moment.

-          Vous savez, je ne me souviens de rien. Black-out complet.

-          Le contraire m’eût étonnée.

Bérangère me remet en forme mon oreiller, tout en faisant attention de ne pas heurter son malade qui reste très fragile.

-          Ainsi, j’ai fait un infarctus ?

-          Oui, mais vous avez été bien pris en charge, c’est le principal.

-          Je suis dans la même chambre ?

-          Non, du tout. La semaine dernière vous aviez vue sur le parking et le bois, cette fois-ci, vous avez vue sur l’entrée et la route. Il n’y avait rien d’autre, malheureusement. Nous sommes complets. Fallait réserver plus tôt ! dit-elle en souriant.

La bonne humeur de l’infirmière ne me réconforte pas plus que ça. Je crois que j’affiche ma tête des mauvais jours, j’ai l’air inquiet, non ?

-          Combien de temps vais-je rester ?

-          Si tout se passe bien, je dirais, le temps qu’il faudra, pas plus… Le docteur Rossi-Langlois va venir vous voir cet après-midi.

-          C’est assez vague comme durée… Merci Bérangère.

Elle ne se mouille pas beaucoup, toujours cette façon de ne pas s’engager, de ne pas se prononcer, comme ils disent, de peur que ça leur retombe dessus. Bon, je comprends… De toute façon, je n’ai pas le choix.

On dira que je suis rassuré, mais seul le médecin peut décider de ma sortie. Maintenant, je comprends mieux les réticences de ce dernier sur mon état de santé lors de son premier séjour.

-          Vous savez, je ne m’attendais pas à vous revoir aussi vite ! On s’est quittés, il y a à peine une semaine, et hop, vous revoilà. C’est gentil de revenir parmi nous. On vous manquait tant que ça ? … Notre hôtel cinq étoiles vous a plu en fin de compte. Et puis, la cantine est si bonne, ça serait dommage de ne pas profiter d’une cuisine si raffinée.

Bérangère a toujours le sourire, c’est déjà ça. Elle semble se délecter de son ironie, je ne la savais pas si taquine. Moi, je ne sais pas quoi répondre, je me sens un peu ridicule. Ce retour à la case départ est si étrange, je ne m’y attendais pas du tout, j’étais persuadé d’être tiré d’affaire, Josiane me l’avait même confirmé. Enfin, la Josiane qui trainait dans les arcanes de mon crâne, bien évidemment…

-          Je vais relever le volet et le laisser à mi-fenêtre, puis vous pourrez vous reposer, vous avez quartier libre… Si vous avez le moindre souci, vous savez comment faire, hein ? Vous appuyez sur le bouton qui est juste à portée de main. Un petit coup quand vous voulez quelque chose ! Trois petits coups quand c’est urgent !

J’acquiesce d’un signe de tête plutôt lent : bien sûr, je m’en rappelle parfaitement, je me suis déjà servi de ce bouton magique qui fait apparaitre les infirmières en un temps record. Je ne risque pas de l’oublier celui-là.

Bérangère quitte la chambre d’un bond en me souhaitant une bonne journée. J’ai juste le temps de voir la porte se refermer doucement… Le gros oreiller qui me maintient le dos est parfait pour amorcer la sieste qui commence à m’appesantir. Je pense que je vais beaucoup dormir durant ce nouveau séjour. De toute façon, je n’ai plus que ça à faire… Je me sens las, j'ai envie de rien, soit les médicaments font leur effet, soit l'anesthésie qui s'estompait peu à peu, continue son travail de sape. En tout cas, je suis vaseux, carrément engourdi. Je n'ai rien dans le ventre non plus, ça doit bien faire 24 heures au moins que je n'ai rien mangé, ce qui doit augmenter mon état de lassitude et de désespoir. Comme j'aimerais être englouti au fond du lit, enfoui définitivement, ne plus être là, disparaitre...

Je sais bien que le monde des vivants est peuplé de maladies, de problèmes, et de contradictions diverses auxquelles on ne peut faire face en permanence, mais dont on ne se sort quasiment jamais. Dès mon réveil, un profond désespoir m’assaille, comme accroché par un grappin qui me tirerait en arrière et qui ne me lâcherait plus. Je sais que je suis sauvé, même si je n'en ai pas encore la confirmation du médecin, cependant ce sauvetage était peut-être inopportun, c'est ce qui est paradoxal. Allons ! La nostalgie qui me submerge m’empêche sûrement de réfléchir convenablement. Je préfère fermer les yeux et attendre que le sommeil me délivre de cette réalité crue qui ne me plait plus. Je n’arrive pas à me réjouir d’être toujours en vie : cette redite ne me dit rien qui vaille car je ne veux pas que ça recommence. La vie de bien portant n’était déjà pas facile, alors celle de malade ne m’intéresse pas du tout : je ne tiens pas à passer le restant de mes jours à faire des aller retours entre ma maison et l’hôpital, ça c’est une certitude.

Je suis quand même content de savoir que Bérangère veille sur moi, c’est une brave femme, dévouée et méritante. Firmine ne devrait pas être très loin non plus : sûrement que je la verrai demain matin. En attendant, va falloir affronter le patron cet après-midi, j’espère être suffisamment présentable, car même si je sors du coma, je n’aime pas ne pas être à mon avantage.

Bon, mes paupières pèsent des tonnes, je n’ai plus de vigueur, il faut que je dorme, je n’ai plus le choix.

 

30

   Je ne sais pas combien de temps j’ai pu dormir, mais le docteur Rossi-Langlois me scrute silencieusement lorsque j’ouvre un premier œil. Il se tient au pied du lit, accompagné par Bérangère, qui est manifestement encore de service aujourd’hui. Ils discutent à voix basse ; je ne distingue rien de ce qu’ils se disent, et je ne sais pas lire sur les lèvres non plus. Ils murmurent, mais Bérangère prend des notes en même temps. Je crois que mon sort est scellé.

Dès qu’ils s’aperçoivent que je suis réveillé, le docteur s’approche doucement de moi, il me sourit. D’un geste rapide, il ôte ses grosses lunettes, il va parler, je m’attends à un discours de bienvenue ou quelque chose comme ça. Enfin, un truc pour me rassurer, quoi !

-          Bonjour André ! Comment allez-vous ?

-          Je n’en sais rien… Si je suis là, c’est que ça ne doit pas aller très fort, non ?

Il sourit.

-          Vous avez fait un petit infarctus, si je peux m’exprimer ainsi. Dans notre jargon, on appelle ça un infarctus silencieux, si vous voulez tout savoir. Malheureusement, votre âge biologique est sensiblement différent de votre âge chronologique. Vous n’êtes pas si vieux, mais vos artères le sont. Et on a l’âge de ses artères, comme on dit…

Je fais une moue dubitative.

-          Bon, ce n’est pas grave si vous ne comprenez pas… Vous rappelez-vous si vous avez ressenti une douleur quelque part ?

-          A première vue, non. Je veux dire, que je ne m’en rappelle pas… Peut-être dans le bras ?

-          D’accord ! C’est sûrement une douleur projetée, c’est-à-dire, qu’elle n’apparait pas là où on l’attend, c’est pour cette raison que cet infarctus semble indétectable. Vous ne vous êtes rendu compte de rien, n’est-ce pas ?

-          Eh bien ! Si je ne m’étais pas réveillé, je n’aurais jamais su d’où je revenais.

Il rit de nouveau.

-          Toujours aussi philosophe, c’est bien ! Je vois que vous avez le moral et c’est ce qu’il faut.

-          Je ne sais pas si j’ai vraiment le moral. En revanche, je sais que je suis très las de tout ça.

-          C’est normal, ça va s’arranger ! … Et vos hallucinations verbales, c’est fini ?

-          Oui, les médocs ont fait effet. Merci !

-          A la bonne heure… Très bien ! Bérangère va s’occuper de vous. Vous allez remonter la pente très vite, je vous l’assure, et dans une semaine, on pourra envisager une sortie.

-          Déjà ?

-          Si tout va bien, bien sûr ! Vous nous quitterez… et par la grande porte, évidemment.

Il glousse sous cape de sa boutade. Sa bonne humeur me plait, ce dialogue contribue à me ressusciter, et paradoxalement, à m’ouvrir l’appétit. J’enchaine :

-          Au fait, à quelle heure ouvre le restaurant ? J’ai faim, vous ne pouvez pas savoir !

-          Il est presque 16h, c’est un peu tard ou trop tôt, mais je vais voir si on peut vous servir une petite collation… Allez ! Bon repos. Je dois vous laisser, j’ai d’autres patients à visiter.

Il murmure encore des choses à Bérangère qui répond par un signe de tête et un rictus. Je suis encore trop faible pour entendre quelque chose, je ne sais pas ce qu’ils trament sur mon dos…

La chambre est toujours dans la pénombre quand ils me laissent enfin. Il règne un calme mortel très rapidement, pas un bruit ne filtre de la rue ni du couloir. Par reflexe, je ferme les yeux, puis je me laisse envahir par la somnolence. Après tout, il fait chaud, je suis dans un cocon douillet, j’ai du monde qui s’occupe de moi ; je n’ai à me soucier de rien d’autre, sauf de mon bien être. Je n’ai plus qu’à me laisser aller, et à me fondre dans ce décor triste. Fort heureusement, ils m’ont enlevé ma montre ; je ne saurai ni l’heure ni la date, je n’en ai pas besoin pour l’instant…

 Ça ne fait sûrement que quelques minutes que le docteur et Bérangère sont partis, que je perçois déjà de l’animation derrière ma porte. Que se passe-t-il donc ?

La porte s’ouvre et une femme de service entre en coup de vent avec un plateau repas qu’elle dépose sur la table roulante. Un bol de bouillon et un yaourt. Eh ben ! Avec ça, je ne risque pas de faire une overdose ni un infarctus tonitruant. Bon, je suis rodé maintenant, et je connais la raison de cette frugalité : c’est pour faire redémarrer la mécanique du corps en douceur. Mais tout de même, c’est du super léger. Je goûte le bouillon qui n’est pas si mauvais, mais c’est au mieux de l’eau chaude aromatisée aux légumes. J’en laisse plus de la moitié, c’est écœurant finalement, et puis je n’ai pas envie de charger ma vessie, même si j’ai un tube qui va de l’urètre à une poche. Je laisse le yaourt nature pour le moment, je repousse la table roulante, je reprends mes aises.

Je m’étends de tout mon long dans le lit, je pense que je peux dormir une petite heure avant le service du soir. Je me sens partir très vite, la chaleur de la pièce aidant, je ne peux pas résister. J’ai l’impression de fondre littéralement, je colle au matelas, j’ai chaud, je suis bien.

-          Eh bien, André ! Tout se passait pourtant bien. Qu’a-t-il bien pu advenir pour que vous en arriviez, là ?

-          Je… je … je ne sais pas… Qui êtes-vous ? Qui me parle ?

-          Qui voulez-vous donc que ça soit ? C’est moi, Josiane !

-          Mais… Ce n’est pas possible… Vous m’avez dit « adieu » ? C’était fini !... Les antipsychotiques ont fait effet ! Pschiiitt, plus là !

-          J’ai dit ça comme ça. C’était pour ajouter une touche mélodramatique à votre mysticisme forestier… Faut pas écouter tout ce que je dis, non plus. J’ai bien aimé votre façon de faire avec l’épicéa… Bon, c’était un peu chargé comme cérémonie. Vous aimez les grosses productions à la Cecil B. DeMille, vous… J’ai cru que le ciel allait s’ouvrir en deux comme la mer rouge dans les « Dix Commandements ». Non, sérieusement, vous m’avez épaté. Vous êtes aussi cinglé que moi, dans votre genre.

-          Mais alors, vous revenez ?

-          Vous ne pensiez tout de même pas vous débarrasser de moi comme ça, non ? C’est de la gnognotte vos cachets… Si je suis là c’est que vous avez encore besoin de moi visiblement. Même si vous êtes borné, je vous aime bien. Mais n’oubliez pas que je ne suis qu’un leurre…

Je remue dans le lit, je crois que je suis perturbé par le retour de Josiane. Ce n’était pas prévu au programme, comme beaucoup de choses, d’ailleurs.

-          C’est quand même n’importe quoi, cette histoire ?

-          C’est celle qui est dans votre tête. Heureusement que vous êtes là, sinon je n’existerais plus.

-          Ah oui, c’est vrai ! Mais pourquoi je chercherais absolument à vous faire exister ?

-          Peut-être que ça vous permet de rester en vie ?

Je remue de plus en plus, cette fois-ci je suis réellement perturbé, le rêve baisse d’intensité, l’image de Josiane se brouille, elle disparait, je me réveille… J’ai l’impression de sortir d’un brouillard, j’ai les yeux embués, je pleurerais presque. J’ai chaud, je suis ensuqué, je ne me sens pas bien, je remarque que la poche à urine est pleine… La dernière phrase entendue dans mon rêve m’a fait réagir, elle me bouscule, c’est indéniable. Moi qui n’ai jamais fait mystère sur mes intentions, me voilà au bord de la falaise, du précipice serait plus juste. De plus, je ne comprends toujours pas pourquoi Josiane apparait encore alors que les antipsychotiques devaient m’en délivrer. Cependant, je n’en suis pas si sûr car je ne suis pas vraiment dans mon assiette non plus, je suis encore un peu à côté de mes pompes. J’ai halluciné après mon premier séjour, c’était surprenant et quelque peu intéressant, mais c’est fini. Alors, n’en parlons plus.

Désormais, ce n’est plus ma santé qui me préoccupe, mais ma vie, carrément. Je suis en train de me raccrocher aux branches, au propre comme au figuré, et d’ailleurs ça me saute aux yeux. Comment ne l’ai-je pas compris plus tôt ?

Je sonne un petit coup, je veux me libérer de cette poche ou au moins la changer… C’est pratique ce truc, mais pas très confortable et ça me tire sur l’urètre.

J’attends, mais personne ne vient. Ça fait bien cinq minutes que j’ai appelé, je ne comprends pas pourquoi c’est si long ?

Au bout de quinze bonnes minutes, (une éternité quand on n’a plus de montre ni d’horloge) la porte s’ouvre et une femme de service passe la tête.

-          Oui, c’est pourquoi ?

-          Excusez-moi de vous déranger, mais ma poche à urine est pleine. Pouvez-vous la changer ?

-          Oui, mais pas tout de suite. Il faudra attendre encore un peu, nous avons commencé le service du soir, on distribue les repas et on est toutes occupées. Faudra patienter un peu, mais on arrive, ne vous inquiétez pas.

Je n’ai pas le temps de répondre qu’elle a déjà refermé la porte. Je suis gêné de cette situation, la poche pend entre le lit et le sol, gonflée d’urine, j’ai peur qu’elle lâche et s’écrase par terre. Je n’ai pas envie de ce genre de dégât. J’aimerais pouvoir la ramasser, mais je me sens trop faible pour tendre mon bras et la soulever. Je ne me souvenais pas de ça lors de mon premier séjour. Bon, là il n’y a plus rien qui va, quoi ! Josiane qui est peut-être revenue me hanter, le service qui se dégrade a vue d’œil, et un deuxième infarctus, soi-disant « silencieux ». Mais là, je crois que j’ai compris mon problème : mes crises risquent de se répéter en rafales jusqu’à une possible issue fatale et c’est de ça que le docteur Rossi-Langlois avait peur.

Je suis toujours alité, mais mon cerveau fonctionne encore à cent pour cent et je ne suis pas loin d’avoir raison. C’est marrant, mais d’envisager une « issue fatale » me donne des forces tout d’un coup, j’ai envie de sortir de ce lit, qui finalement, me retient prisonnier d’une certaine manière. Seulement, j’ai du mal à bouger, je suis encore très faible. J’essaie de me mettre en position assise, mais je n’y arrive pas, mes jambes pèsent des tonnes. Mes pieds sont comme des fers à repasser, et ça fait longtemps que je ne peux plus compter sur mes abdos pour jouer l’effet de balancier. Bref ! Il ne me faut pas plus de quelques minutes pour abandonner mon projet de sortir du lit. Ce n’est pas ce soir que j’irai faire une escapade dans les bois… Dans ce cas, il reste le bouton magique : j’appuie trois fois, c’est signe « d’urgence », et normalement, une infirmière devrait rappliquer en quelques secondes pour me sauver.

J’attends mais rien ne vient. Mais que se passe-t-il, bon Dieu ?

Je rappuie sur le bouton comme un forcené, elles vont bien s’apercevoir que je sonne, tout de même.

J’attends toujours, mais personne n’accoure. Auraient-elles toutes quitté le navire ? J’appuie une troisième fois en enfonçant bien le bouton pour être sûr que ça sonne bien.

Et là, ô miracle, quelqu’un ouvre la porte et entre dans la chambre, allume la lumière ; je ne le connais pas celui-là. C’est un jeune homme, ça je le reconnais, mais je suis incapable de savoir si c’est un ASH ou un homme de service… Enfin, ça n’a pas trop d’importance, maintenant.

-          J’arrive, j’arrive monsieur. Qu’avez-vous ?

-          Ah quand même ! Ça fait presque une heure que je demande à ce qu’on change ma poche d’urine. Que faites-vous donc ?

-          Vous n’êtes pas tout seul et moi je le suis, donc, c’est chacun son tour ou je vais au plus urgent. Bref ! Vous avez compris : je n’ai pas quatre bras !

Il contourne le lit, sort une poche de rechange qui se trouvait dans le tiroir de ma table de chevet et en un quart de seconde, c’est remplacé : il suffisait juste que quelqu’un le fasse…

-          Vous a-t-on servi le dîner ?

-          Euh, non ! Rien, non plus.

-          Décidément… Ok ! je m’en occupe.

On dirait une tornade blanche, il court partout, me remonte l’oreiller, me fait un sourire en coup de vent, ramasse mes affaires qui sont tombées par terre, remet la chaise à sa place, pousse la table-roulante, le tout nerveusement, mais précisément. Du coup, je me calme en le regardant s’agiter partout. Je souffle, je me détends, je me relâche.

 

31

   Cette soirée ne démarre pas trop mal, j’ai fait la connaissance d’un nouvel ASH qui m’a l’air un peu plus énergique que les autres, bien plus que Bertrand, qui est très gentil, mais un peu trop mou à mon goût. Faudra que je pense à lui demander son petit nom, quand même. En attendant, mon plateau repas est arrivé en moins de temps qu’il en faut, ça ne rigole pas avec lui, ça bouge. Ce garçon en vaut sûrement au moins deux, mais il ne tiendra pas longtemps à ce rythme-là. Toutefois, pas la peine de décrire ce qu’il y avait au menu, c’est toujours le marasme, l’abîme des grands fonds et la fin du monde réunis. Je pourrais être plus sarcastique, mais c’est déjà suffisant pour comprendre mon désarroi.

D’ailleurs, je n’ai pratiquement rien avalé. Je me rends compte que je n’avais pas mieux mangé chez moi la semaine passée, je crois que la nourriture ne m’intéresse plus de toute façon. Mais, il faut bien que je reprenne des forces si je veux me retaper et sortir d’ici. Faudra que je trouve une solution pour mieux m’alimenter… Oh ! Nom de Dieu ! Je comprends enfin pourquoi Josiane faisait ses « emplettes » dans les placards de la cuisine la nuit venue. Elle aussi devait détester tout ce qu’on lui servait et elle avait faim, bien sûr ! Ce n’était pas qu’un jeu : que j’ai pu être stupide !

Décidément, je fais tout par mimétisme, je fais finir par lui ressembler vraiment, voire terminer comme elle. Cette dernière pensée m’intrigue, je suis vraiment mal barré.

Je repousse négligemment la table roulante, j’étends mes jambes, je défroisse ma tunique, je tire sur la poche qui est encore vide, j’ai bu un minimum pour ne pas la remplir trop vite. Curieusement, je me sens bien dans ma peau, je supporte ma fatigue, je me sens positif, ce qui était loin d’être gagné. Je sais qu’on va venir me préparer pour la nuit, ça ne devrait pas tarder, d’ailleurs… Je n’ai pas quitté la pénombre de la journée, et finalement, ça ne me gêne pas. Je suis collé au lit pour l’instant de toute façon, mais un peu de lumière du jour ne me ferait pas de mal. Demain, je demanderais à ce qu’ils laissent le volet ouvert. Même si j’ai vue sur la route, j’ai envie de la voir, de l’admirer, de la contempler dans toute sa splendeur. Après tout, je n’ai que ça à faire.

On toque à la porte, une femme de service rentre, elle arbore un large sourire, elle me dévisage longuement.

-          Vous n’avez pas touché à grand-chose ce soir ! Il faut manger un peu si vous voulez guérir.

-          Merci madame ! Mais je n’ai pas très faim. Demain, ça ira mieux, je mangerais plus, j’en suis sûr, je vous le promets.

Elle acquiesce d’un signe de tête, puis elle débarrasse le plateau, essuie la table roulante, ses gestes sont rapides, précis et économes en mouvement, un coup d’éponge à droite et un dans l’autre sens, toujours en me dévisageant. Je sens sa bienveillance, c’est une femme simple, mais elle me plait. Je ferai un effort pour manger demain, rien que pour obtenir son aval !

-          Tout à l’heure, l’infirmier va venir vous voir. On vous préparera pour la nuit ensuite.

-          Ah ! C’est le jeune homme que j’ai vu tout à l’heure ? Il a l’air sympa.

-          C’est lui ! Il est très gentil.

Elle ne s’attarde pas plus, on se revoit après la visite de l’infirmier de toute façon. Machinalement, je la regarde partir, je fixe son popotin qui balance de droite à gauche comme si elle était sur une piste de danse : comme c’est plaisant ! A peine est-elle partie que son parfum m’entête… Le sexe ne me manque pas, mais un peu de chaleur humaine, certainement. Sa coquetterie me plait et elle sent bon comme toutes les femmes. C’est un privilège d’être entouré de femmes aussi attentionnées à mon âge, je trouve.

Je note que la télécommande est placée sous la table de la télévision, donc loin de moi. J’aurais dû lui demander de me la donner avant qu’elle parte, je devais être obnubilé par son fessier… Je ne sais pas si j’ai envie de voir ce robinet à mauvaises nouvelles, mais j’ai envie de bruit, d’animation et de son.

Tout d’un coup, la porte s’ouvre en grand, on dirait le comité d’accueil de l’hôpital qui se déplace en personne et en nombre pour me préparer pour la nuit. L’infirmier de cet après-midi et une nouvelle femme de service qui pousse un chariot avec tout un tas d’ustensiles et de choses, font leur entrée solennellement. Le jeune homme blond est toujours aussi dynamique et souriant, je remarque qu’il a son prénom écrit sur un badge agrafé sur le col de sa blouse.

-          Bonsoir Cyril ! Vous êtes nouveau ici ?

-          Bonsoir monsieur ! Non, mais je viens de temps en temps dans ce service quand on a besoin de moi. Il faut être polyvalent dans ce genre de travail.

-          Vous savez, j’étais là il y a quinze jours et je suis pourtant resté trois semaines, mais je ne me rappelle pas vous avoir vu.

-          Cet hôpital est tellement grand qu’on ne peut pas connaitre tout le monde.

-          Bérangère et Firmine vont continuer à s’occuper de moi, j’espère.

Il baisse les yeux, fait une légère moue, puis il me tend un verre d’eau et des médicaments à prendre par voie orale ; je ne sais pas comment interpréter ce petit changement facial. J’avale les pilules une par une que je rince d’une gorgée. Puis, il m’ajuste le tensiomètre au niveau du biceps, gonfle et dégonfle, regarde sa montre, note le résultat sur une tablette, me colle un thermomètre sous le bras, le relève, note le résultat puis le secoue pour faire redescendre le mercure. Il me sourit toujours autant, mais il reste silencieux : j’en déduis que tout va bien ou que ça va mieux.

-          Bérangère et Firmine sont toujours là ? relancé-je d’une voix qui trahi un peu d’inquiétude.

-          Bien sûr, monsieur, affirme-t-il… Mais je crois que Bérangère est de repos et Firmine aide dans un autre service. Mais elles sont toujours là, toujours aussi efficaces.

-          Ah ! Tant mieux ! Tant mieux !

Il se tourne vers la femme de service.

-          S’il vous plait, Elisabeth ! Vous pouvez rajuster le lit de monsieur ?

Elisabeth sort de derrière son chariot, refait mon lit, tape mon oreiller d’une main en me retenant délicatement la tête de l’autre, puis me repose gentiment.

-          Vous vous appelez Elisabeth ? Comme la reine d’Angleterre.

Elle rit gentiment.

-          Eh oui ! Mais je suis plus jeune qu’elle, et moins riche aussi !

Je suis gêné, je viens de faire une gaffe sans m’en rendre compte. Je dois avoir l’air bête avec mon compliment de supermarché.

Elle rit et c’est un plaisir d’entendre son rire franc.

-          Je passerai vous voir durant la nuit. En attendant, on vous souhaite une bonne soirée. Dormez bien. A demain matin, monsieur, enchaine Cyril en remballant ses affaires.

Elisabeth pousse son chariot hors de la chambre, suivi de l’infirmier qui referme doucement la porte sans se retourner.

Je le trouve charmant cet infirmier, et très prévenant ; il me ferait presque oublier ma bonne Bérangère. Enfin, je ne sais pas si je suis si chanceux de l’avoir, car je suis aussi dans un hôpital et pas dans un hôtel de luxe… Je ne sais pas ce qu’il m’a donné comme médocs, d’ailleurs, mais il doit y en avoir qui ont un effet soporifique car je baille à m’en décrocher la mâchoire, mes yeux coulent de larmes, j’ai une irrépressible envie de dormir. Je somnolerais presque quand j’entends sa voix stridente, si reconnaissable.

-          Il est l’heure qu’on se retrouve, André. D’ailleurs, je crois que le temps de se retrouver approche.

-          Vous ?

-          Bah oui, moi ! Ce n’est pas le Père Noel, ni la Vierge Marie, ça c’est sûr !

-          Mais je ne dors pas et je vous entends quand même. Donc, les antipsychotiques n’ont pas fait effet du tout.

-          Ça marche ! Mais ils ont un effet placebo, c’est tout ! Si vous croyez que ça marche, alors ça marche. Mais vous, vous ne croyez en rien, donc, je suis encore là.

Je ne sais vraiment pas pourquoi je continue de communiquer avec ce personnage imaginaire ? C’est plus fort que moi, sûrement. En tout cas, elle a le don de m’énerver tout de suite.

-          C’est ce que je ressens, André. Calmez-vous donc ! Ça ne sert à rien de vous agiter le bocal de cette façon. Vous allez encore nous attraper un infarctus, ou pire : un rhume !

Elle rit comme une vieille chouette édentée.

-          Oh ! André ! Ce n’est pas très gentil, ça ! N’oubliez pas que je suis dans votre tête et que je connais toutes vos pensées… Ce soir, j’ai des choses à vous dire…

-          Ah oui ! J’avais oublié ce détail… Veuillez accepter mes plus plates excuses. Vous n’êtes ni une vieille chouette, ni édentée. Ça vous va ?

-          A la bonne heure ! Cessons là nos querelles de collégiens, voulez-vous ?

Elle m’énerve avec ses ordres et son mysticisme en provenance de Brocéliande, mais je préfère me taire. De toute façon, je ne sais plus quoi faire avec ces hallucinations verbales.

-          D’accord, Josiane ! Alors qu’avez-vous à me dire de si important ?

-          Vous ne dormez pas, n’est-ce pas ?

-          Non ! Et avec vous pour me déranger sans arrêt, je ne risque pas de tomber dans le coma. Ce n’est pas encore aujourd’hui que je pourrai tenir le rôle de la belle au bois-dormant.

Elle soupire légèrement.

-          Puisque vous ne dormez pas. Ouvrez-donc les yeux !

Ah oui ! C’est vrai ça ! Je ne suis pas obligé de faire semblant de dormir pour communiquer avec elle, puisque je l’entends déjà. Même si les effets soporifiques de certains médicaments semblent m’engourdir un peu les membres, je peux encore lever mes paupières. Alors, j’ouvre les yeux : il ne se passe rien de terrible,  je constate que je suis toujours dans la pénombre, mais ça je le savais déjà. Je ne distingue rien de particulier dans la chambre et l’obscurité n’aide pas non plus à découvrir des détails cachés, ni de joyeuses surprises. Non rien de spécial, alors pourquoi dois-je absolument avoir les yeux ouverts ? Quelle est cette nouvelle lubie de ma sorcière bien-aimée ?

Puis, je vois une masse sombre se détacher de l’embrasure de la porte d’entrée et qui s’approche lentement du lit, sans un bruit, comme un chat ; exactement comme quand je l’avais vu la première fois. Sauf qu’à cette époque, elle était encore bien vivante. Je la prenais déjà pour un fantôme, mais là, je ne sais plus comment qualifier ce que je vois. J’écarquille les yeux autant que je peux, j’ai la bouche grande ouverte, je manque de défaillir.

-          Mais ! … Je vous vois, Josiane ! Je… Je n’en crois pas mes yeux ! C’est bien vous ? Quel est donc ce miracle ?

-          Vous me voyez, n’est-ce pas ?

-          Je vous entends et je vous vois !

-          C’est bien là le problème, dit-elle gravement.

 

32

   Josiane s’assied sur le rebord du lit, elle a l’air bien réelle. J’étends mon bras en direction de la table de chevet pour allumer la lumière, mais elle me fait signe qu’il ne faut pas. Mes yeux trahissent mon étonnement, je ne sais plus quoi faire. Mon esprit est révolté et mon corps est entré tout entier en révolution, j’essaie de me blottir contre moi-même, mais je n’y arrive pas, mes membres ne me suivent plus. Je suis pétrifié par l’émotion de la revoir, et par la peur aussi. Josiane ne bouge pas, elle m’observe calmement ; elle n’a pourtant pas l’air d’un fantôme ni d’une momie d’outre-tombe. Elle porte sa vieille robe de chambre rose pâle, ses cheveux blancs lui descendent jusqu’au ras du cou, ses yeux sont globuleux, qu’elle cligne normalement, donc ce n’est pas un hologramme, elle est bien là. Je n’ose prononcer le mot de « vivante » car même si je m’en doute, je n’en suis pas sûr la concernant.

-          Je vais tout vous expliquer, ne vous inquiétez plus, André.

J’entends clairement le son de sa voix, je pourrais même sentir le souffle de sa respiration. J’ai envie de crier, mais aucun son ne sort ; il faut que je me calme où il va m’arriver des bricoles, mon cœur ne tiendra jamais : le choc est trop fort. Je dois avoir une de ces montées d’adrénaline comme jamais je n’en ai eu auparavant.

-          Vous… Vous êtes réelle ?

-          On n’en est plus là, André !

-          Ah ? Et, on en est où ?

-          On est en route !

-          Ah !...

-          Je crains d’avoir une mauvaise nouvelle, André. Mais nous allons avoir tout le temps d’en parler.

-          C’est-à-dire ?

-          Jusqu’à présent, je n’étais qu’une voix dans votre tête, due sûrement au stress. Ce que vous appeliez « hallucinations verbales », ou je ne sais quoi d’autre. Ce sont des choses fréquentes, sans gravité… Mais, ce soir vous me voyez… Vous me voyez, n’est-ce pas ?

Je souffle, cette discussion semble me détendre un peu.

-          Tout à fait ! j’ai l’image et le son.

-          C’est bien là le problème ! André ! Vous ne devriez pas me voir… sauf si vous êtes en train de mourir.

Ma mâchoire manque de se décrocher tellement je suis choqué.

-          C’est une plaisanterie ? … Je suis surpris de vous voir, c’est vrai, mais je ne me sens pas à l’agonie.

-          Je sais que ça va être difficile à comprendre ou à admettre, mais vous n’êtes déjà plus vous-même.

Je reste interloqué.

-          Ce soir, ni Bérangère, ni les gens qui s’occupaient de vous habituellement, ne sont venus vous voir. Vous n’avez plus votre montre et vous ne savez pas quel jour on est, n’est-ce pas ? La chambre est plongée dans la pénombre continuellement, et ni la radio ni la télévision ne fonctionnent, n’est-ce pas ?

J’acquiesce mollement, ne sachant où elle veut en venir.

-          Vous sortez du coma, mais vous ne savez pas si votre opération a été un succès, n’est-ce pas ? Le docteur Rossi-Langlois ne vous a rien dit sur votre état, sauf pour vous rassurer, n’est-ce pas ?

Je dodeline légèrement. Un peu agacé.

-          Alors, je vais vous dire. Cet infirmier n’est pas venu vous préparer pour la nuit, mais pour vous permettre de faire le voyage en douceur. Les cachets qu’ils vous a donné ne sont que des antidouleurs, au cas où vous souffririez encore… Si Bérangère et ceux que vous connaissiez ne sont pas venus, c’était pour éviter les effusions. Et c’est aussi pour cette raison que cet infirmier, Cyril, a pris le relais ce soir : il ne vous connait pas, il sera moins émotif.

J’écoute attentivement sans l’interrompre.

-          Si vous n’aviez plus votre montre, et si la télévision ne fonctionnait pas, c’était pour vous éviter de vous raccrocher au temps présent, ce qui a la fâcheuse tendance de retarder l’échéance et prolonger votre souffrance inutilement. Je vous rassure, ça ne vous aurait prolongé que de quelques heures ou de quelques jours, pas plus. Quand ils prennent ce genre de décision, c’est que ça ne va plus du tout. Il ne faut pas leur en vouloir de cette mise en scène, il faut bien que les choses se passent…

J’ai envie de pleurer, des larmes coulent déjà sur mes joues. Je n’en crois pas mes oreilles…

-          C’est exactement ce qui m’est arrivé, il y a deux semaines… Votre cœur n’a pas tenu, André ! C’est fini !

Elle se lève, s’approche de moi et me prend la main. De la toucher m’électrise.

-          Je crois que je vous attendais, nous ferons le voyage ensemble.

-          Ah bon ? Et quand devons-nous partir ?

-          Je pense que c’est pour tout de suite, André !

-          Où allons-nous ?

-          J’espère que nous irons dans un endroit où la nature sera luxuriante, chaude et humide, où règnera la joie et la félicité, là où l’avidité n’existe pas, là où l’amour est la seule loi, loin de ce monde dépressif et violent, toujours si décevant.

-          J’aimais bien ce monde, moi. J’y avais mes habitudes, j’y serais bien resté encore un peu.

-          Vous avez gardé une âme d’enfant, vous allez pouvoir vous retrouver, maintenant. L’au-delà n’est pas une fin, mais un nouveau départ vers autre chose, à quoi seuls ceux qui doivent partir, peuvent accéder.

Josiane me tient toujours la main, je n’ose bouger, je ne sais plus ce qui se passe. Sa voix éthérée me captive, je l’écoute pieusement. Il me vient une question plus terre à terre.

-          Mais je n’avais rien préparé pour mes obsèques !

-          Et alors ? Moi non plus. J’ai laissé ça à mes enfants, ça leur fera les pieds…

-          Et mon ex-femme et mes enfants ? J’aurais bien voulu les revoir, quand même.

-          Ils les préviendront. Ils feront ce qui doit être fait. Peut-être aurez-vous le temps de les apercevoir ?

-          Comment ?

Josiane qui me tient toujours la main, se lève, me prend l’autre main ; elle fait mine de me tirer hors du lit.

-          Venez avec moi !

Je me lève facilement, moi qui ne pouvais plus bouger, je suis étonné de cette agilité. J’ai l’air d’un enfant qui suit sa mère. Je suis debout, dos au lit. J’obéis sans dire un mot.

-          Maintenant, retournez-vous !

Je me retourne lentement, c’est-à-dire, je fais un tour sur moi-même.

-          Que voyez-vous ?

Plus rien ne m’étonne désormais, mais là, j’ai cru que mes yeux allaient sortir de leurs orbites car c’est moi que je vois, oui c’est bien moi. Je vois mon corps allongé sur le dos, qui semble dormir, mais je devine que ce n’est plus le cas.

-          Alors, vous me croyez ? Si vous vous voyez, c’est que vous n’êtes plus de ce monde. Vous avez quitté votre enveloppe charnelle ; ce qui signifie que vous êtes en route pour la destination ou le voyage sans fin. Appelez ça comme vous voulez. Moi-même je ne sais pas comment le nommer.

La franchise de Josiane pourrait me tuer, mais comme je suis « mort », je ne risque plus rien. Ou alors je vais me réveiller, mais il y a quelque chose…

-          Mais, je me vois !

-          Vous êtes encore entre-deux. Dans quelques temps, vous ne verrez plus cet ancien monde, tout comme eux ne peuvent pas vous voir, également… Moi non plus, je ne les vois pas, je ne vois que vous et ce qui vous entoure, mais ça ne durera pas. Bientôt, il ne restera plus que nous et nos semblables qui partent.

-          Ça dure combien de temps… cette transition ?

-          Le temps n’existe plus pour nous, donc, je ne sais pas. Tout à l’air immédiat et éternel.

-          Sommes-nous donc devenus des âmes ? Mais alors, Dieu existe aussi ?

-          Je ne sais pas ce qu’on est devenus ! On peut sûrement appeler ça une âme, ou un fluide, ou une particule, ou pourquoi pas une phytohormone, mais je n’ai pas la réponse. Et puis, est-ce que ça sert encore à quelque chose de le savoir ? Quant à Dieu, je ne l’ai toujours pas vu, mais j’ai hâte de me mettre en route.

-          J’ai toujours réfléchi à ma condition, c’est pour ça que je me pose des questions. C’est quand même extraordinaire ce qu’on vit à cet instant.

-          Votre matérialisme ne vous sert plus à rien puisque nous sommes dématérialisés, désormais. Tel est pris qui croyait prendre !

-          Ça vous va bien de toujours avoir raison, hein ? Je ne sais pas si je vais passer mon éternité avec vous ?

Elle rit. Elle acquiesce d’un signe de tête. Son rire me désarme et me calme quelque peu.

Soudain, la porte de la chambre s’ouvre. Machinalement, Josiane et moi tournons la tête pour voir ce qui se passe. J’ai l’air d’être pris en flagrant délit avec mon amoureuse secrète ; nous ne bougeons pas. Je vois Cyril, le jeune infirmier qui s’avance et qui nous traverse sans aucune gêne. Je repense à la théorie des fantômes : on est là mais on ne nous voit pas, nous sommes des courants d’air, des grains de poussières transportés par des faisceaux de lumière ; moi je suis éberlué. Quant à Josiane, elle rit de plus belle, elle se moque de moi, je le vois bien.

-          Détendez-vous André, il ne nous voit pas et ne nous entend pas non plus.

Cyril me prend le pouls, je crois qu’il constate mon décès. Comme ça me fait drôle de dire ça ! J’aimerais lui parler pour qu’il alerte ma famille, lui dire quelque chose. Mais je ne peux pas ! Je fais des grands gestes, je remue tout autour de lui. J’ai l’air d’être dans une bulle de verre insonorisée, et lui aussi. Je le vois qui se relève, il note quelque chose. Puis il se dirige vers le volet roulant qui était baissé à mi-parcours, et qu’il baisse totalement, maintenant. La chambre est plongée dans le noir. Il allume la lumière, puis retourne fermer la porte d’entrée tout en nous traversant de part en part.

Cyril prend son téléphone, il parle quelques instants, puis le remet dans sa poche. Josiane et moi observons la scène comme si nous étions au théâtre, mais un théâtre participatif, un truc moderne quoi… La porte s’ouvre de nouveau, je vois Bérangère qui entre et Bertrand qui suit avec un brancard. Bérangère s’approche du lit, tire un mouchoir de sa blouse et s’essuie les yeux. De la voir dans cet état, me trouble. Je ne m’étais pas trompé, elle était vraiment bien cette femme ; je suis triste de lui faire de la peine…

Josiane me fait une tape sur l’épaule, il se passe quelque chose chez nous dans notre bulle. En effet, si je n’avais pas le son de la scène, l’image était claire, mais elle semble soudainement se brouiller, la lumière disparait comme si on éteignait les pièces une par une. Je ne vois plus rien de la chambre, seulement un halo qui n’éclaire plus que nous deux.

-          Ça y est ! C’est sûrement le signe du départ, me dit-elle radieuse.

Je suis seulement vêtu de ma tunique de malade, mais sans le tube et la poche à urine ; comme je dois avoir l’air bête pour faire ce voyage miraculeux. Je crois que là où on va, nos fonctions vitales ne servent plus à rien et que la mode n’existe pas.

Je prends la main de Josiane, je suis prêt, je me sens incroyablement bien, libéré… Je note qu’une légère odeur de chlorophylle me chatouille les narines, ça sent clairement la menthe acidulée quoi. Je jette un œil à nos dégaines et j’ajoute :

-          Je crois que ni le contenu, ni le contenant ne sont important, finalement, dis-je radieux.

Josiane me sourit…

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Didier K. Expérience
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