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Didier K. Expérience
19 janvier 2023

Entretien Sans Freins (Une vraie fausse interview de Jake E. Lee) 19/20

Jake E

Paris XXème, Rock Mag.

Lundi 02 décembre 2019

J’arrive détendu au mag comme chaque matin, vers 9h. Sauf que je sais que je vais me tendre comme un arc dès que je serai dans la salle de rédaction. Le debriefing aura lieu à 11h, j’ai encore le temps d’ajouter ou d’enlever quelques détails. J’enverrai par mail mon article à mon chef à 10h30 au plus tard, histoire qu’il en prenne connaissance avant que ça commence.

En attendant, je suis cool dans mon bureau, je sirote café sur café tout en continuant de travailler sur la présentation finale de mon texte. Hier soir, j’en étais pleinement satisfait, mais ce matin je doute. Il y a des passages que je referais totalement si j’en avais le temps ou que j’enlèverais bien définitivement, mais si je rature certains paragraphes, d’autres n’auront plus de raison d’exister, et donc, je serai confronté à un autre dilemme : tout enlever et tout refaire, ou laisser tel quel. Je suis toujours comme ça : indécis en permanence jusqu’à la phase finale. Pourtant, des articles j’en ai écrit pas mal et beaucoup ont été publiés, mais voilà, le dernier est toujours un peu spécial.

Bon, vers 10h15, je décide que ça ira bien comme ça. De toute façon, je ne peux plus rien faire, je suis trop proche de l’heure de la réunion, je vais l’envoyer à mon chef. Je prépare le mail, je mets le doc en attache, et hop : Alea jacta est ! C’est parti.

Au bout de cinq bonnes minutes, je reçois l’accusé de réception. Je suis plutôt satisfait, mon chef l’a réceptionné tout de suite et l’a ouvert. Ce qui ne veut pas dire qu’il l’a lu, mais c’est déjà ça.

Cette interview de Jake E. Lee, je savais que personne ne voulait la faire et que j’étais un peu désigné d’office parce que j’avais entendu parler du gars. Mais un job est un job, et je mets toujours un point d’honneur à bien l’accomplir. Je sais pertinemment que tout le monde se fout un peu de ce que j’ai bien pu glander cette semaine avec ce guitariste, ce qui m’a permis de faire un peu ce que je voulais… Je repense à Jake qui est rentré aux États-Unis hier et qui est sûrement arrivé chez lui à Las Vegas. J’ai relu cent fois mon interview, j’aime bien mon travail, et si elle était publiée, je sais que j’en tirerais une grande satisfaction. Car qu’importe les voies de garage, si c’est bon, c’est bon !

Ma collègue Karen qui partage mon bureau, a la tête en vrac ce matin, elle a passé son week-end à couvrir un festival techno, et elle n’a pas dû sucer que des pastilles Vichy. Elle a les traits tirés, ses lunettes noires cachent à peine ses cernes.

-          Alors, comment s’est passé ton interview ? Chiant ?

-          Non ! Bien au contraire. Le gars a été charmant. Il a été tellement prolixe que je pourrais en tirer une trilogie. Il m’a raconté plein d’anecdotes, c’était vraiment super intéressant. Un mec très attachant… Et toi ?

J’en rajoute volontairement une couche pour être sûr d’avoir fait aussi bien qu’elle.

-          Oh, moi ! Ouais, c’était trop cool ! Tout le monde était perché, et j’ai tellement rigolé que j’ai les zygomatiques au niveau des genoux, je suis détendue de partout… Bon, voilà c’était cool, mais maintenant il faut que je ponde quelque chose là-dessus. Heureusement, ça sera pour le mois prochain, parce que là, je suis out of order !

Elle plane ou elle en a l’air. En tout cas, elle joue bien la fille blasée qui reste archi professionnelle et sûre d’elle.

-          C’était qui déjà le gars que tu devais interviewer ?

-          Jake E. Lee ! L’ancien guitariste d’Ozzy Osbourne et de Badlands, qui a pondu deux albums avec son nouveau groupe Red Dragon Cartel.

-          Ah oui ! C’est du hard rock ou du metal… Je déteste le metal, il n’y a que des bourrins. Je n’ai jamais rencontré autant d’abrutis que dans ce style de musique. Il n’est pas du genre gros porc en collant moulant, ton guitariste ? Nan ! Parce que ces mecs qui n’ont jamais vu une salle de sport, s’habillent vraiment n’importe comment, tout en te donnant des leçons, ça craint ! Pourtant, tu me connais, j’aime vraiment tout et je suis hyper tolérante, mais ça j’ai du mal…

Ouais, elle est hyper tolérante, mais elle n’aime que ce qu’elle aime. Bien sûr, c’est plus pratique pour tolérer !

-          Rien à voir avec les métalleux. Lui, est à part. En fait, il ne se mélange avec personne. C’est un introverti, dans son genre. On a pu parler de toute sa carrière sauf de sa dépression. Ouais, le gars est dépressif.

Je viens de réveiller sa fibre maternelle. Elle doit avoir le syndrome du sauveur, surtout s’agissant de sauver les rock stars du suicide. C’est toujours plus sympa que de sauver son voisin ou un SDF, par exemple.

-          Ah ouais, il est suicidaire ?

-          Je n’ai pas dit ça. J’ai dit qu’il avait fait une grosse dépression, mais il n’a pas voulu qu’on en parle, c’est tout.

-          Montre-moi une photo ? Pour voir si je le connais !

Je tourne mon PC vers elle, et je lui montre une de ses photos de scène prise en 1984, puis celle prise par Nico le photographe, il y a trois jours.

-          Ah ouais ! Il était canon en 1984 ! Putain ! Il a morflé en trente-cinq ans. C’est à cause de quoi : le sexe, l’alcool, la drogue ? Ou des trois en même temps ?

-          Je ne sais pas. Ce que je peux te dire, c’est qu’on a pas mal picolé pendant l’interview. C’était open bar, un vrai festival… Il est à la fois totalement désabusé du music business, et en même temps, il n’en a rien à foutre de tout, de sa maison de disques, et des conventions : il fait ce qu’il veut quand il veut.

-          Cool ! J’aime bien ce genre de mec, en fait. J’aurais adoré le rencontrer, ajoute-elle lascivement.

Ben voyons ! Elle lui aurait peut-être tenue la main, ou autre chose pendant qu’on y est !

-          Moi, j’étais avec des petits cons hyper mignons, des fils à papa, des « blousons dorés » comme on disait dans les années soixante, dit-elle en riant… Tu vois, le monde de la techno c’est populaire, mais il n’y a pas de prolos. En revanche, ils sont beaucoup plus fun que les prolos. Il n’y a pas à dire, quand les gens sont intelligents ou cultivés, le niveau de la mer monte plus vite et on se sent moins seule, lâche-t-elle d’un air évasif… Ils étaient tous perchés, c’est ça qui était cool. Total no limit : la teuf, la teuf, la teuf mec ! Quand je suis rentrée chez moi, j’étais au bout de ma vie…

En écoutant Karen, je commence à comprendre pourquoi Jake E. Lee a pris ses distances avec ce milieu. Quoi que tu fasses, la superficialité règne en maitre et annihile les cerveaux. Tous ces gens qui se prennent pour des rebelles, c’est hallucinant !

En plus, elle fait un distinguo entre intelligence et culture, comme si l’un n’était pas lié à l’autre. Heureusement qu’elle n’est pas venue avec moi, l’interview aurait tournée court avec elle… Chacun son truc, elle avec ses petits prétentieux de la techno, et moi avec les vieilles gloires du hard rock.

Dire que dans notre magazine, on est censé perpétuer que tous ces gens seraient des asociaux, et que ça serait le top du cool. D’ailleurs, le terme « cool » doit revenir environ mille fois par conversation. Plus on le dit et plus on y croit, et plus c’est cool !

Karen aime le genre dématérialisé, ou gender fluid, comme elle dit. Le style d’homme métrosexuel féminisé qui bouge ses hanches sans trop bousculer ses neurones. Jake avait un côté très féminin quand il était plus jeune, mais c’était dû à ses origines japonaises, à ses yeux bridés, et à un maquillage scénique qui surlignait ses traits fins. Puis la barbe a pris le dessus, durcissant son visage, mais sa gestuelle restait très souple. Sa musculature naturelle aurait pu la séduire à l’époque, mais elle préfère le style gym et jeune, survêt et baskets. Le jeunisme perpétuel comme symbole de bien-être, de modernité et de réussite, tout ce qu’incarnerait la musique électronique et ses nombreux dérivés : techno, house music, minimal, eurodance etc. Le rock était une musique de jeunes qui est devenu une musique de vieux par je ne sais quel truchement, mais les deux styles véhiculent toujours le même message : comment susciter la révolte.

Jake E. Lee est un vrai révolté qui a tourné le dos à la facilité pour faire ce qu’il voulait. Bien entendu, tout à un prix et il l’a payé chèrement : sa fameuse dépression qui hante tous les articles le concernant sans qu’elle soit abordée, puisqu’il nie à chaque fois. Malheureusement, je ne pourrai pas le mentionner non plus, mais je vois bien à la réaction de ma collègue, que ça intéresserait sûrement les lecteurs.

-          Tu ne trouves pas ça chiant, le hard rock ? Tous ces bucherons barbus-chevelus qui hurlent, c’est franchement ridicule, non ?

-          Ben, non !

Le problème avec ce boulot, c’est qu’à force de tutoyer des stars, on en devient parfois cynique, et le cynisme est toujours un mauvais conseiller. En plus, Karen est trop fatiguée pour résister aux appels de son côté sombre de la force. Elle s’y vautrerait même plutôt, tellement c’est facile de se complaire dans ce qu’on vit avec les artistes. Parfois, on partage leurs secrets et certains deviennent même des amis. Même si on n’a pas l’impression de bosser, c’est bien un boulot, et d’ailleurs, le fait d’y penser me rappelle qu’il y a le débriefing tout à l’heure.

Bon, je commence à voir mes collègues défiler devant mon bureau pour rejoindre la salle de rédaction, c’est le signe qu’il faut que je me mette en route également.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : Charvel Guitar US (c) 2020

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