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Didier K. Expérience
6 janvier 2023

Entretien Sans Freins (Une vraie fausse interview de Jake E. Lee) 6/20

Jake E

Jake parle calmement comme s’il racontait ses confidences à un pote. Il ne s’occupe plus du tout de l’enregistreur qui est pourtant posé devant lui bien en évidence : il l’a oublié, semble-t-il... Ses souvenirs lui reviennent assez facilement, il est prolixe. Puis, il se lève, me déstabilisant. Il continue de parler tout en se dirigeant vers le lit, il cherche quelque chose. Je ne distingue plus clairement ses propos, Jake mâchouille dans sa barbe. Il me fait signe qu’il va revenir à la table, il cherche quelque chose. Il fouille dans la poche de sa veste et en sort une flasque.

-          Tu en veux ? C’est du whisky !

-          Euh ! Pourquoi pas.

Je fais couler une lampée qui me chauffe instantanément la cavité buccale. Même s’il est déjà plus de 13h, c’est encore un peu tôt pour moi. Jake semble être à l’aise avec ça.

-          J’aime bien un peu de whisky avec le café…

Jake se rassoit tel un sioux autour du feu de camp, il s’excuse pour le brouhaha auprès de l’enregistreur.

-          Bon ! Reprenons ! J’avais quelques idées que j’ai montrées aux autres et le travail de composition a commencé. J’ai tout de suite accroché avec Bob Daisley qui a réussi à matérialiser mes débuts de chansons. C’est comme ça qu’a démarré ce qui allait devenir « Bark At The Moon ».

-          Quel fut l’apport d’Ozzy dans le processus de création ?

-          Quasiment rien ! il se contentait de valider ou pas, les parties que Bob et moi lui montrions. Max Norman, le producteur, était le véritable chef d’orchestre. Comme je t’ai dit hier, le son de ma guitare sur cet album n’était pas le mien, mais celui que Max Norman voulait. Ce son rond, brillant presque new wave plutôt inhabituel pour Ozzy, lui qui n’aime que le son brut et mat, et le mixage plat des seventies. En revanche, c’était très moderne pour l’époque. En 1983, on allait lancer ce son hard FM qui allait être copié par beaucoup de groupes de heavy metal dans le monde.

-          Et concernant les paroles, qui les composait ?

-          Toutes les paroles de l’album ont été écrites par Bob, avec quelques ajouts par Ozzy. C’est Ozzy qui a trouvé le nom de l’album « Bark At The Moon », et qui voulait qu’une des chansons ait également ce titre. Ce qui est génial, c’est que Bob ait réussi à écrire des paroles intelligentes avec un titre aussi ridicule. Ce type est un génie, en plus d’être un bassiste exceptionnel… En fait, Ozzy ne fait pour ainsi dire rien en tant que compositeur, à part orienter le travail dans une direction ou une autre. Il sait ce qui est bon pour lui et te pousse sans arrêt jusqu’à ce que tu trouves le bon truc : il a une très bonne intuition… Je ne sais même plus s’il est à l’origine des lignes de chant ou si c’est Max Norman qui les a écrites aussi.

Jake avale une gorgée de whisky qu’il rince par une autre de café.

-          En deux mois, on avait pondu une dizaine de titres, tout se passait bien. J’ai participé à tous les titres sauf la ballade « So Tired », je n’ai rien à voir avec cette merde…

Il fait une grimace de dégout.

-          Tout le monde était satisfait sauf Ozzy qui avait du mal avec le son, mais Sharon finit par le rassurer et le convaincre. L’album fut produit officiellement par Bob Daisley, Max Norman et Ozzy, mais je ne sais pas ce que ce dernier a réellement fait.

Jake met en doute les crédits qui figurent sur l’album. C’est bien la première fois que j’entends parler de cette histoire : Ozzy n’aurait quasiment rien fait sur son troisième opus. De toute façon, c’est une interview, pas une biographie, il peut affirmer ce qu’il veut.

-          Donc, tout va bien au Ridge Farm Studio, le troisième album est enfin là. La pression a dû retomber d’un coup, non ? repris-je.

-          Pas vraiment. Si la partie artistique se passait bien, la partie personnelle, c’était autre chose. Dès la fin de l’enregistrement, les tensions entre Ozzy et Tommy Aldridge réapparurent. Tommy finit par quitter le groupe dès que ses parties de batteries furent en boîte… Mais surtout, personne n’avait son contrat. On les réclamait sans cesse à Sharon qui nous répondait qu’ils étaient en cours de rédaction. Nous, on lui faisait confiance, mais Bob s’inquiétait quand même un peu.

-          Que faisaient-ils avec ces contrats ?

-          Dès que l’album fut en boîte, on les a eus, et là j’ai compris pourquoi Bob s’inquiétait : Ozzy s’était approprié la totalité des droits d’auteur des chansons figurant sur l’album.

-          Comment est-ce possible ? Max Norman le producteur, aurait pu confirmer que tu étais bien l’un des compositeurs des chansons, tout de même ?

-          Oui sûrement, mais ce n’était plus de son ressort. Désormais, c’était entre nos mains et celles des avocats d’Ozzy. Je me souviendrai toujours de ce qu’Ozzy m’a dit quand j’ai essayé de négocier : « c’est à prendre ou à laisser ! », car en échange de l’abandon de nos droits, on a été super bien payés. Donc, soit j’acceptais, soit je quittais le groupe, alors que je n’étais même pas certain d’être payé pour les deux mois que j’avais passés, car je n’avais signé aucun contrat avant d’entrer en studio. Bob accepta sans broncher de perdre ses droits, mais moi, je l’avais en travers de la gorge, pour rester poli.

-          Tu veux dire qu’Ozzy est propriétaire de 100% des droits de cet album, paroles et musique ?

-          Oui, c’est ça !

Jake E. Lee n’avait pas eu d’autres choix que d’accepter, en fait. Il était coincé. Ozzy l’avait sorti du néant et lui donnait sa chance d’entrer dans la légende du rock n’roll, mais le ticket d’entrée coûtait cher. Une poursuite en justice n’aurait sûrement abouti à rien, sinon anéantir la jeune carrière de Jake définitivement.

Après vérification, les dix titres de l’album sont bien crédités uniquement sous le nom d’Ozzy Osbourne. En 2008, Zakk Wylde, successeur de Jake au sein du groupe, est tombé en disgrâce auprès du Prince des ténèbres, qui a pensé le remplacer en imaginant un retour fracassant de Jake E. Lee. Celui-ci a alors exigé comme condition préalable, la reconnaissance de ses droits sur l’album « Bark At The Moon ». Ozzy ne répondit jamais, le retour ne se fit pas, et c’est le guitariste américain d’origine grecque : Gus G. qui remplaça Zakk Wylde.

-          En quoi la reconnaissance de ces droits était importante pour toi ?

-          C’était la reconnaissance de mon existence en tant qu’auteur. Là, je n’étais qu’un exécutant. Mon rôle au sein du groupe y était diminué, je n’étais pas tout à fait le successeur de Randy Rhoads, seulement un guitariste de plus… Mais à partir du moment où je signai ce contrat, on n’en parla plus. Okay, je l’avais dans le cul ! Plus la peine de le chanter sur les toits. Une nouvelle tournée allait se mettre en place, il fallait aller de l’avant.

L’album « Bark At The Moon » sortit en décembre 1983, les critiques furent excellentes dès le départ, quant aux singles « Bark At The Moon » et à la fameuse ballade « So Tired », ils se classèrent très vite et très bien partout dans le monde. L’album cartonna aux États-Unis où il grimperait jusqu’à la 19ème place du Billboard 200. L’album sonne vraiment différemment des deux premiers, donc l’apport de Jake E. Lee est une évidence comme le nez au milieu de la figure.

Ozzy apparait en loup-garou sur la pochette. Jake se pince le nez pour me signifier qu’il a trouvé ça ridicule à l’époque alors qu’aujourd’hui, il s’en fout totalement.

C’est sous ces excellents auspices que la tournée européenne démarrera. Le remplaçant de Tommy Aldridge à la batterie sera le très chevronné Carmine Appice, ex beaucoup de monde, mais surtout ex Rod Stewart. (Ndr, il a participé au tube « Da Ya Think I’m Sexy » par exemple, un titre très éloigné du heavy metal).

Ozzy Osbourne passera deux fois en France pour promotionner cet album, une fois sous le chapiteau de l’Espace Balard avec Y & T en première partie, et une autre fois au Breaking Sound Festival dans la banlieue parisienne. C’est une grosse tournée européenne qui se déroula dans une Europe occidentale non encore réunifiée : donc principalement en Angleterre, RFA et Europe du Nord... Jake tirera son épingle du jeu en devenant la principale attraction du concert : son style flashy, très énergique, son jeu flamboyant et sa jeunesse, électriseront le public venu voir le groupe à ne surtout pas rater. Seulement, si tout se passe bien pour Jake, les tensions réapparaissent dans le groupe avec Carmine Appice cette fois-ci. En effet, celui-ci est un vieux briscard du rock, qui se fout complètement des sautes d’humeur d’Ozzy, ou de ses injonctions. Bien évidemment, ça ne va pas durer longtemps.

-          Comment se passe la tournée européenne ?

-          Bien pour moi. On a défini un jeu de scène, j’ai de l’espace pour m’exprimer. Je dois avouer qu’Ozzy avait eu raison concernant le son de l’album car s’il passait bien sur le disque, il se transformait en bouillie sonore sur scène. Les nouvelles chansons, particulièrement « Forever » qui est speed, devenaient inaudible. Il faut dire aussi que les salles où l’on jouait, n’étaient pas vraiment adaptées au rock et l’acoustique était souvent médiocre, ce qui rendait le tout catastrophique. Mais les critiques et les fans étaient ravis. Donc, ça allait bien !

-          Et concernant Carmine Appice ?

Il éclate de rire :

-          Je m’entendais bien avec lui. C’était un musicien extraordinaire, à la carrière déjà non moins extraordinaire, mais il n’en faisait qu’à sa tête. S’il avait décidé qu’un passage méritait d’être transformé, il le faisait, sans demander l’approbation d’Ozzy, par exemple. Or dans ce groupe, tout était sous contrôle exclusif du patron sous peine de sanction.

-          Ozzy l’a viré ?

-          Carmine Appice a été remercié à la fin de la tournée européenne comme c’était sûrement prévu dans son contrat, qui ne fut pas prolongé. Il n’embarqua pas avec nous pour les États-Unis.

-          Et Tommy Aldridge réapparait !

Il rit de nouveau.

-          Ouais, il est toujours là quand on a besoin de lui. C’est un excellent batteur, et puis, il avait participé à l’enregistrement de l’album, c’était un bon appui sur scène pour moi.

-          Il n’y avait plus de tensions entre Ozzy et lui ?

-          Je suppose qu’il y avait un bon chèque pour Tommy, surtout.

Là, Jake me fait signe d’arrêter l’enregistreur numérique. Et devant mes yeux ébahis, il ramasse les assiettes et couverts, puis essuie la table du revers de la main. J’ai des scrupules à le laisser faire. Il me sourit.

-          Je t’ai dit que je n’étais pas une rock star. Je suis un mec normal, comme toi, sûrement. Je ne me force pas, je trouve logique de débarrasser la table, tu as bien apporté du café de chez toi, non ? I’m fuckin’ no slave, man !

Je me contente de sourire en guise de réponse.

-          On fait une petite pause, d’accord ?

Il s’allume une clope qu’il coince dans le coin de la bouche, puis prend sa guitare, la branche sur l’ampli, met le son pas trop fort, puis me joue l’intro de « Havana » son nouveau single. Il pompe sur sa clope sans y toucher, ses mains étant déjà occupées, laissant s’échapper une fumée qui brouille la pièce. Jake ânonne en guise de chant : il n’est vraiment pas chanteur, malgré tous ses talents.

Le téléphone de la chambre sonne : c’est le réceptionniste qui demande à ce qu’on baisse le volume, des voisins se plaignent. J’informe Jake, qui tout en faisant un rictus je-m’en-foutiste, me demande de commander une bouteille de vin blanc, n’importe quoi mais du blanc.

Jake finit par débrancher sa guitare, mais il a encore envie de jouer. Je reconnais « Dreams In The Dark » de son deuxième groupe Badlands, puis un bout de « Voodoo Child » de Jimi Hendrix, et enfin « Teaser » de Tommy Bolin dont il ne fera que l’intro.

Le réceptionniste apporte enfin le vin dans un seau et nous rappelle qu’il est interdit de fumer dans tout l’hôtel. Sans un mot, Jake se lève pour aérer. Il repose sa guitare et prépare son vapot. Il s’excuse auprès du réceptionniste pour le dérangement pendant que je règle la note des petits-déjeuners et du vin.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : Charvel Guitar US (c) 2020

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