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Didier K. Expérience
1 janvier 2023

Entretien Sans Freins (Une vraie fausse interview de Jake E. Lee) 1/20

Jake E

Paris, Bastille.

Vendredi 29 novembre 2019.

   On s’était donné rendez-vous dans un bar qu’il avait lui-même choisi, proche de son hôtel. L’homme traversait la salle tel un Jésus qui serait descendu de sa croix précipitamment, sans se soucier de sa dégaine ni de l’effet qu’il provoquerait, car tout le monde se retournait pour le regarder passer. Personne ne savait qui il était, mais il ne laissait personne indifférent : c’est sûrement l’apanage des vraies stars, pensais-je.  

Sur des clichés récents parus dans la presse, Jake E. Lee ressemblait à une épave alcoolique à la dérive. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi… S’il a sorti son second album en octobre 2018 sous le nom de Red Dragon Cartel, le bizarrement nommé « Patina », sa carrière avait démarré au tout début des années quatre-vingt, il avait alors un peu plus d’une vingtaine d’années. Aujourd’hui à 61 ans, quasiment inconnu du grand public, il traine une grande carcasse. Toujours charpenté comme un athlète, mais en version desséchée, affublé d’une chevelure longue et ondulée qui lui descend jusque dans le bas du dos. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, il a toujours ses cheveux, une longue tignasse brune parsemée de fils argentés qui lui donnent un certain charme. Mais en cette fin de matinée, il porte un chignon négligé qui le rapprocherait plutôt d’une geisha rock n’roll, mais qui impressionnerait par sa taille et sa dégaine.

S’il a toujours les yeux bridés, il semble avoir perdu ce qui faisait sa spécificité : être un américano japonais. Je me remémore ce visage poupin, juvénile, presque féminin, qui en faisait un des rares musiciens de hard rock des eighties réellement beau, qui prenait des poses sexy, torse nu avec sa guitare. Ses ruines sont toujours attractives, mais le temps et les excès ont fait un brillant travail de sape. En fait, maintenant, on dirait une vieille geisha, mais qui s’habillerait au Vieux Campeur.

Il hèle un serveur sans que ses mâchoires aient l’air de remuer, mais dans un anglais américain qui trahit ses origines : cette fois-ci, il est réellement repéré. Le serveur, dans un franglais impeccable, lui demande, avant toutes choses, d’éteindre sa cigarette. A la vue de cette scène, je me demande qui est vraiment la caricature, entre l’Américain je-m’en-foutiste ou le Français trop zélé ?

Jake lui repose la question : où se trouve le gars qui doit l’interviewer ? Le serveur est décontenancé, et ça se voit. Manifestement, il ne comprend pas le mâchouillât de langage qu’il vient d’entendre. Il lui fait répéter, mais on dirait deux mimes Marceau qui s’affronteraient à coup de grimaces interrogatives. Bon, au bout de deux minutes de ce jeu, j’ai pitié des deux, je lève le bras et fais signe au guitariste que c’est moi qu’il cherche.

Il se pointe devant moi, il enlève ses Ray Ban, son regard est cerné, délavé, il a vraiment l’air fatigué, il me tend la main pour me saluer. Je me lève pour la lui serrer et j’en profite pour me présenter, sans susciter la moindre réaction adverse. La clope semble lui coller aux lèvres, elle fume toute seule, comme la cheminée d’une usine. La cendre vit sa vie elle aussi et de temps en temps s’effondre sur lui, partout. Il me dit qu’il est ravi de faire cette interview avec moi. Il ne me connait pas, mais il est ravi, finalement. C’est plutôt bon signe, n’est-ce pas !

Il se jette dans le fauteuil en face de moi, tandis que je me rassois doucement. Le serveur arrive avec un cendrier, l’air embêté. J’explique à Jake qu’il est interdit de fumer dans les bars en France. Celui-ci acquiesce lentement de la tête, tire une latte puis écrase nonchalamment ce qui reste du mégot dans le cendrier que le serveur lui tend toujours à bout de bras, sans un mot.

Il est presque midi, notre homme est à l’heure ; il s’est pourtant réveillé il y a très peu de temps, me dit-il. Je m’attends à ce qu’il commande un double whisky ou un truc dans le genre, moi qui sirote un thé sans passion ; le serveur attend pour prendre la commande. Jake me demande ce que je bois, mais ma réponse provoque un rictus de dégout, comme si je lui avais proposé d’avaler un verre de vase. Il n’aimerait pas le thé : bizarre pour un presque Japonais !

-          Un double café noir, mec ! Le plus fort possible et beaucoup, lui dit-il.

Il joint le geste à la parole, il veut l’équivalent d’une pinte de café. Il sourit à s’en décrocher la mâchoire, sûr d’avoir fait son effet.

Le serveur nous quitte, dépité d’avoir l’air aussi bête, mais il n’y peut rien, le client est roi, surtout celui-là.

-          C’est quoi déjà ton magazine ?

-          « Rock Mag », dis-je en lui donnant le dernier numéro.

Il le prend délicatement en fixant la couverture. Matthew Bellamy étale un visage satisfait, bien maquillé, dents blanches, les cheveux noirs de jais, l’air conquérant.

-          C’est qui ce type ?

-          C’est le chanteur de Muse, lui dis-je surpris.

-          Ah oui ! Je le connais… se reprend-t-il, songeur.

Puis il tourne les pages, s’attarde sur quelques photos, fait semblant de lire.

-          C’est en français ?

-          C’est un magazine français !

-          Ce n’est pas très original comme nom, « Rock Mag ». Vous auriez pu trouver mieux… Je suppose que c’est un magazine généraliste.

A première vue, il n’est pas au courant que ce n’est pas un journal spécialisé dans le hard rock qui le reçoit aujourd’hui, mais il ne montre ni gêne ni déception. Il me confirme qu’il n’a jamais entendu parler de nous, mais qu’il est très content d’être à Paris pour nous rencontrer.

Dehors, il pleut légèrement en ce mois de novembre frisquet. On est bien à l’aise dans ce bar, il fait suffisamment chaud pour tenir sans manteau, mais Jake n’a pas l’air d’avoir envie de s’en passer. Je sors mon enregistreur numérique et je lui dis que l’interview aura lieu en anglais, mais ça il s’en doutait déjà.

Le serveur arrive enfin avec un broc de café et un mug. C’est la plus grande tasse qu’il ait trouvée, nous dit-il. Il pose le plateau devant nous délicatement. Jake le fixe et le gratifie d’un chaleureux remerciement.

-          Merci beaucoup à vous, cher monsieur, dit-il. (En français dans le texte)

Le serveur semble ravi, mais s’attarde un peu trop à mon goût ; je pense qu’il aurait préféré un pourboire, et là je le regarde avec des yeux inquisiteurs, qui lui disent de déguerpir vite fait.

Jake se tourne vers moi, se sert généreusement en café, approche le mug de son nez, le hume puis le goûte. Il minaude, l’acidité du breuvage irrite ses papilles, dirait-on. Il fouille dans ses poches frénétiquement. Je le regarde un peu inquiet de la suite, car je n’aimerais pas être éjecté du bar parce qu’il a envie de fumer en buvant son café. Il se rappelle soudain que c’est interdit. Puis il me dit sur le ton de la confidence :

-          Si ton magazine est généraliste, qui lira cette interview ? Tu crois qu’il y a beaucoup de lecteurs qui me connaissent dans ce pays ?

La question est pertinente, je le reconnais. Le mélange des genres, ça marche bien en théorie, mais en pratique, ce n’est pas terrible. Et puis, ce qu’il a parfaitement remarqué en feuilletant l’exemplaire que j’ai apporté, c’est le choix des groupes et des artistes qui y figurent. Muse, Robbie Williams, Mylène Farmer, Beyoncé ou Lady Gaga, ne font pas vraiment du hard rock ni même du rock. Alors qu’est-ce qui motiverait « Rock Mag » pour avoir le grand Jake E. Lee dans un prochain numéro ?

Je me sens coincé. Je pourrais lui raconter un bobard plus gros que moi, mais je n’en ai pas envie. C’est un miracle de rencontrer une telle légende pour moi. J’ai vécu une partie de ma jeunesse avec des posters de ce type accrochés aux murs de ma chambre et là, il est devant moi à moins d’un mètre. Mais je conçois bien être le seul à partager cette affinité.

-          Bah ! C’est simple ! Je vais te dire la vérité. C’est une demande de ta maison de disques… Personne chez nous ne te connaissait sauf moi, parce que j’avais été fan d’Ozzy Osbourne quand j’étais ado et que j’étais vraiment excité de te rencontrer. Honnêtement, je ne sais pas quand cette interview sera publiée, ni si elle le sera un jour.

Jake me regarde, un peu hébété. J’ai pris le pari de dire la vérité car je ne risquais pas grand-chose. S’il était vexé de ma franchise, l’interview ne se ferait pas et ce n’était pas si grave. Le mec a été célèbre, il ne l’est plus actuellement, mais ce n’est pas de ma faute.

Jake recule dans son fauteuil, boit une gorgée de café, puis éclate de rire. Un rire franc et sonore. Je ne sais pas encore s’il faut remballer mes affaires, mais je ne vais pas tarder à le savoir : les vedettes ne s’embarrassent jamais de rien, surtout pas d’un petit journaliste français qui vient de lui avouer qu’il est là pour perdre du temps, parce que c’est payé par une maison de disques, qui ne savait que faire d’un de ces poulains.

-          Tu sais pourquoi je suis à Paris ? Parce que ma maison de disques voulait que je fasse la promo de mon nouvel album. Franchement, je n’en ai rien à foutre de cette interview. Je ne sais même pas si j’ai vendu un disque en France depuis ma période avec Ozzy... J’ai débarqué cette nuit à Roissy, direct depuis Los Angeles, soit dix heures de vol pour être ici avec toi dans cette putain de ville de Paris, que je n’ai pas vue depuis 2014, pour la promo du premier Red Dragon Cartel, pour lequel on avait fait une conférence de presse, tout le groupe était là. Alors qu’aujourd’hui, je suis tout seul, et il n’y a que toi comme journaliste. Et je n’ai même pas pu emmener ma femme !

Jake a lâché la dernière phrase comme une supplique qui a dû être refusée après une dure bataille.

-          Je n’ai pas dormi de la nuit, je suis crevé par le décalage horaire, et en plus il fait froid chez vous.  Mais ce qui est sûr, je suis ici pour trois jours et je compte bien y faire quelque chose. Et si je n’y fais rien, ce n’est pas grave, j’aurai passé trois jours de vacances dans votre capitale et à vos frais.

Il a débité ses phrases calmement, sans dramatisation. Il remet ses Ray Ban et reprend son mug pendant que je pose ma tasse de thé sur la table. Je crois que c’est plié. C’est vrai que le reste du groupe n’a pas été convié, mais si son premier album était prometteur, au final ce fut un flop commercial, et ça, aucune maison de disques ne peut plus se le permettre. Alors pour le second, c’est une promotion au rabais, sans risque, mais ça je ne le précise pas, il l’a déjà deviné de toute façon.

-          Je suis désolé Jake que ça se passe comme ça. Je n’y suis pour rien, tu t’en doutes bien, je ne suis qu’un employé. Si je peux t’être utile à quelque chose, n’hésite pas, je serais enchanté de t’aider.

Avant de nous quitter, je me rappelle que j’ai un cadeau pour lui : une bouteille de vin blanc, un Saint-Aubin en Remilly, un millésime 2005, que je lui tends. Il est surpris du présent qu’il attrape avec plaisir. Il sort la bouteille de son papier d’emballage, lève ses Ray Ban et jauge l’affaire. Il lit attentivement l’étiquette, il se la joue connaisseur, il se lève pour me remercier, on se fait une accolade. Là, c’est moi qui suis ravi de sa réaction.

Nous sommes dérangés dans nos effusions, Nico, un collègue du magazine vient d’arriver, il est photographe et vient faire quelques clichés de notre vedette américaine, je l’avais complètement oublié celui-là. Je lui fais signe que ce n’est pas la peine, l’interview ne se fera pas.

Jake salue chaleureusement notre photographe interloqué, qui attend de savoir ce qu’il doit faire. A ma grande surprise, Jake n’est pas contre les photos, mais demande à ce qu’on soit indulgent avec sa dégaine pas très fraiche. Il restera assis, c’est mieux pour lui, nous dit-il. Il gardera ses lunettes de soleil également. Il prend la pause, il sourit, il se prête au jeu sans problème, ça ne dure pas plus d’une quinzaine de minutes.

Nico nous quitte aussi vite qu’il était apparu, plus discret ça n’existe pas, songé-je.

Jake me tend la bouteille de vin.

-          Alors, on le goûte ce vin blanc ? J’en ai marre du café.

-          On ne peut pas le boire ici, dis-je. C’est un bar, ils ne permettront pas qu’on consomme quelque chose qu’on n’a pas acheté chez eux.

-          Okay ! Alors, allons dans ma chambre d’hôtel, c’est juste en face. Comme ça je pourrai fumer et on sera plus tranquille pour discuter.

Je suis surpris. Finalement, il va peut-être faire l’interview. Je remballe mes affaires, mais cette fois-ci, je suis plutôt confiant… Jake E. Lee n’a pas la réputation d’être un chieur, ni une star capricieuse, simplement, il se sent comme un paquet de linges qu’on trimballe au gré du « music business » dont il se fout manifestement. Mais surtout, il a l’air blasé par tout ce qui se passe autour de lui.

Je fais signe au serveur que je souhaite le régler. La facture est raisonnable, je demande une note de frais, pourboire inclus. Ce dernier me demande discrètement qui est la « star » qui m’accompagne.

-          C’est Jake E. Lee, ex guitariste d’Ozzy Osbourne, de Badlands et aujourd’hui leader de Red Dragon Cartel.

Il me fait une moue discrète, mais instinctive, elle aussi. Il ne sait pas qui c’est, mais demande à tout hasard, s’il peut avoir un autographe.

-          Bien sûr, cher monsieur ! acquiesce Jake (en français).

Le serveur ne se gêne pas pour sortir son portable et faire un selfie, et puis Jake est bien disposé, on ne s’en sort pas si mal.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2020

Credit photo : Charvel Guitar US (c) 2020

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Didier K. Expérience
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