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Didier K. Expérience
25 janvier 2021

Les Paradis Périphériques E.22/34

Paradis Périphériques

Ce samedi soir-là, on voulait écumer le plus d’endroits possible. On connaissait le Café Cox et le Quetzal ; on allait découvrir l’Open Café. Du temps du Subway, c’était un bar de quartier, Le Bateau, plutôt glauque et a la clientèle décrépite. Les filets de pêche qui sentaient le vieux mégot et la peinture bleu-gris qui avait dû connaitre les sombres années de l’Occupation, étaient remplacées par une déco moderne et flashy. Une clientèle plutôt jeune y dépensait sans compter.

En 1996, tout le quartier se transformait à vue d’œil, et d’un secteur mort allait naitre un des quartiers les plus dynamiques de la capitale. La qualité n’était pas toujours au rendez-vous, mais on s’en foutait, et surtout l’offre était abordable ; les améliorations viendraient sûrement dans un second temps. Peu à peu, les gays déserteraient complètement la mythique rue Ste Anne et ses bars camouflés exorbitants. Désormais, les nouveaux lieux avaient pignon et terrasse sur rue et affichaient les couleurs fièrement.

En gros, la demande créa l’offre de toutes pièces. Le déclic vint des Etats-Unis, encore une fois. Des sociologues des 80’s s’étaient aperçus qu’une catégorie échappait totalement aux mailles des filets du capitalisme : les DINKS (Double Income No Kids, soit en français : deux revenus, pas d’enfants). Si la majorité des Dinks étaient des couples hétéros, il y avait un gros bataillon totalement négligé : les gays. Une fructueuse nouvelle niche était née… Si la lutte des droits LGBT et le droit à consommer convergeaient, tout le monde y trouverait son compte. La bonne vieille morale conservatrice et patriarcale mit en sourdine ses revendications devant les promesses de profit. Le pouvoir économique imposait sa loi pour nous libérer, en quelque sorte. Et l’argent, on l’avait, puisque l’homosexualité n’était plus un motif de licenciement depuis 1986. Mais comme d’habitude, notre pays était en retard d’une guerre et il fallut attendre presque dix ans pour que les entreprises gays explosent un peu partout en France.

Franck éclairait mon inculture avec des remarques dont je n’avais absolument pas idée à cette époque…

Tout n’était pas rose pour autant. A l’Open Café, on se sentit pris pour des vaches à lait, et le côté « refuge » n’était pas de mise ; il fallait consommer, on était là pour ça et on ne pouvait pas seulement stationner et discuter. Contrairement aux autres bars, le zinc de celui-là était au milieu de l’espace, nous coinçant entre les tables et le comptoir. Une sorte de « chef de rang » nous demanda sans cesse si on était servi. On ne finit même pas notre bière tellement on ne s’y sentait pas à l’aise.

Le milieu de la nuit était entièrement concentré dans le Marais, c’était pratique. Et la nuit tout le monde est beau, tous les chats sont gris. On y croisait déjà de drôles de créatures avec perruques et sac à main, ou en treillis militaire et crâne rasé, mais tous se montraient sans gêne. Le jour, le quartier affichait une certaine banalité, malgré le nombre élevé d’établissements arborant le drapeau arc-en-ciel.

En remontant la rue du Temple, on remarqua une boutique affublée d’un logo représentant une tête de diable rigolard, une vis et un écrou : le TTBM. Initiales de « Très Très Bien Monté » : le sex shop gay du Marais. On ne passa pas la porte, on se doutait bien de ce qu’on pouvait y trouver, et puis on préférait continuer notre exploration du quartier… A quelques mètres en face, le Bar Bi avait fermé également, je n’y avais pas de grands souvenirs, mais je ne comprenais pas comment un bar qui était tout le temps plein avait pu fermer aussi vite. Un peu plus loin se trouvait une autre institution qu’on ne connaissait pas encore : les Mots à La Bouche, la librairie gay du Marais, fermée à cette heure-là, mais dont la vitrine fit baver d’envie Franck. Et à quelques mètres au coin de la rue, une autre institution, mythique celle-ci : le Central, le premier bar gay du quartier, ouvert plusieurs années avant que le coin se transforme.

Et puisqu’on y était, autant y faire un tour…

L’ambiance n’était plus du tout la même que dans les autres bars. La musique nous sauta dessus, si je peux le dire comme ça. C’était « soirée accordéon » ce soir-là. La clientèle était plutôt bigarrée, ça allait du vieux précieux en costard cravate aux skinheads. On s’installa au zinc, on commanda une bière chacun, et naturellement Franck se tourna vers son voisin de coudée pour entamer une discussion. Moi, j’étais légèrement en retrait, pour éviter la fumée de cigarette et les crânes rasés. Je ne savais pas encore si c’était des vrais ou s’ils arboraient un look un peu extrême pour moi. L’un d’eux, voyant mon regard fuyant s’approcha de moi quasiment aussitôt et me fixa.

-          Alors p’tit pédé ! Tu t’es bien fait enculer cette semaine ?

-          Euh !... C’est-à-dire que…

J’essayais de ne pas montrer que j’étais en train de me pétrifier. Serions-nous tombés dans un traquenard ? Après quelques longues secondes de flottement, le gars partit dans un fou rire tonitruant, voyant que son effet avait fonctionné.

-          Eh ! j’déconne ! T’as l’air tellement coincé. Relax, tout va bien ! On est là pour rigoler.

-          Ah ok ! C’est la première fois qu’on vient ici.

-          Ben, c’est cool ! Tu vas voir, c’est un petit bar sympa. On est loin des chochottes de la rue des Archives. Ici, tu trouveras toujours du monde pour discuter, voire plus si affinité… me dit-il en clignant de l’œil.

Le gars avait l’air sympa, il avait une bonne tête malgré son crâne rasé, mais son pantalon bleu délavé serré, ses docs Martens, ses bretelles sur un polo noir Fred Perry, m’auraient dissuadé de faire quoi que ce soit avec lui si j’avais été libre. Cependant, sa proposition à peine déguisée me fit sourire. Il apprécia et trinqua son verre avec le mien puis avec celui de Franck, qui avait assisté à la scène sans décrocher un mot.

-          Vous êtes ensemble ? demanda gentiment le skinhead à Franck.

-          Eh oui !

-          Bah, c’est cool ! Si vous vous ennuyez, vous pouvez nous rejoindre. Vous êtes mignons tous les deux, dit-il, toujours en clignant de l’œil. Et si vous avez faim, vous pouvez commander des tapas au resto à côté, « Les Etages » que ça s’appelle. Ok les gars ?

On acquiesça d’un signe de tête.

L’atmosphère s’était définitivement réchauffée, on rit de bon cœur avec lui. C’était un sacré décoinceur celui-là, et plus direct que lui, tu meurs ! Mais c’est effectivement la bonne attitude à avoir pour s’amuser. Du coup, je le trouvai sympa et je trinquai une nouvelle fois avec lui sous l’œil inquisiteur de Franck.

-          On va aux Bains-Douches, là ! Y a des DJ’s sympas, si vous voulez venir avec nous, il suffit de nous suivre.

-          Non, c’est gentil. On va se contenter de boire un verre pour ce soir, mais on reviendra au Central, on se reverra.

Le gars et ses amis nous firent la bise, comme si on se connaissait depuis toujours. Dès qu’ils furent partis, on quitta aussi le Central… J’étais sur un nuage, je me sentais bien, j’étais un peu saoul aussi. Franck me prit par la main ; il avait son air sérieux, réprobateur :

-          Tu ne trouves pas bizarre que ce mec nous ait abordés comme ça ?

-          Franchement, non ! C’est vrai que je ne serais pas allé voir un vrai skinhead de moi-même. Mais s’il en avait l’air, il n’en avait pas la chanson. Donc, non ! Je ne vois rien de bizarre.

-          Daniel ! On n’a rien à voir avec lui. S’il nous a abordé, c’est qu’il voulait quelque chose. Sûrement nous entrainer aux Bains-Douches, pour ramener des clients. Ou pire, nous vendre de la drogue…

-          Tu crois ? Tu vois le mal partout.

Son air réprobateur se mua rapidement en air moqueur. Il aimait bien me chambrer de temps en temps.

-          Je crois que j’ai trainé un peu plus longtemps que toi dans le Marais pour y détecter tous les pièges. Tu es trop gentil, c’est marqué sur ton front. Les gens ne le sont pas autant que toi. Un jour tu vas te faire avoir, comme toutes les jeunes filles au bal des débutantes.

On avait déjà pas mal bu, on se tenait toujours par la main, on marchait dans la rue comme deux amoureux qui titubaient : heureusement que les voitures étaient rares à cette heure-ci. On continua notre déambulation jusqu’à un autre bar : L’Amnésia. L’ambiance était totalement différente de celle du Central, on retrouvait la house-music entêtante mais qu’on finissait par apprécier à force d’en entendre. Il y avait une chose que Franck et moi détestions : c’était la musique. Partout où on allait, on entendait de la house-music, les mêmes chansons dance, le même programme mutualisé et c’était chiant. Le bar était plutôt vieillot mais bien décoré ; la clientèle jeune et entre deux âges, l’ambiance cosy. On pouvait s’assoir sur de larges canapés ou rester au bar sur des tabourets. Tout le monde fumait, ce qui était franchement désagréable, mais c’était comme ça partout.

Je dodelinais gentiment quand un des serveurs habillés en marin nous héla.

-          Qu’est-ce que je vous sers, les garçons ?

On opta pour deux bières supplémentaires. Mais dès la première gorgée, ma vessie me rappela qu’elle existait. Le gentil marin me désigna l’endroit.

-          Ne t’inquiète pas ! Ici les WC ne servent qu’a pisser.

Franck éclata de rire en entendant la précision du barman. Je ne m’attendais pas à être déchiffré si facilement. Les pratiques du Subway n’avaient pas cours à l’Amnésia, mais ça voulait dire que d’autres bars les pratiquaient toujours, semble-t-il.

En retournant au comptoir, je retrouvais Franck en grande conversation avec le barman. Manifestement, il y avait des soirées qu’on nous recommandait chaudement. On lui posa des questions comme des provinciaux fraichement débarqués, en vacances à la capitale.

-          Les Bains-Douches ? Non ! Il faut aller au Queen, sur les Champs. C’est là que ça se passe. De la bonne musique, des beaux mecs, un endroit sublime.

Franck me regarda, l’air presque suppliant.

-          Tu veux y aller ? Moi, je suis KO, j’ai trop bu. Franchement, une autre fois. Je t’assure qu’on ira, mais quand je serai en pleine forme.

Le barman enchaina derrière ma supplique.

-          Sinon, y a le GTD demain après-midi au Palace. C’est toujours bien et c’est plein de beaux mecs, je vous l’assure.

Le Gay Tea Dance. Rien que d’entendre ce nom, me ramena trois ans en arrière au Subway et à Tony, qui avait disparu ainsi que toute sa bande. J’avais toujours eu envie d’y aller, mais je n’avais jamais osé. J’acquiesçai volontiers.

-          Eh ! Mais c’est vrai ça ! s’exclama Franck. J’y suis déjà allé, c’est super.

-          Toi ? Tu y es déjà allé au GTD ?

-          Mais oui ! Tu sais, j’ai un peu vécu avant de te connaitre. On ira demain… Merci pour l’info.

-          A votre service, les garçons.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2021

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