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Didier K. Expérience
24 janvier 2021

Les Paradis Périphériques E.21/34

Paradis Périphériques

Cette première soirée sur « nos terres » ayant été une grande réussite pour moi, je n’avais qu’une seule envie : recommencer. Franck partageait mon enthousiasme, mais il y mettait un bémol tout de même. Il fréquentait le milieu gay depuis plus longtemps que moi et en connaissait chaque centimètre et toutes les habitudes. Franck était un pur intello qui ne supportait pas la médiocrité et ce monde de paillettes le décevait plus qu’il ne l’aurait voulu. Cependant, il prenait ce qu’il y avait à prendre : il s’y amusait bien, mais il restait en permanence sur ses gardes. Alors que moi, j’avais la sensation de vivre enfin ma vie, de m’envoler. Franck me rattachait à la réalité : il m’ancrait au sol, pourrait-on dire.

A partir du moment où il n’y avait plus d’enjeu sexuel, les relations devenaient plus fluides avec tous ceux qu’on rencontrait. Je décelai une pointe de jalousie chez Franck qui ne me déplaisait pas, mais qui me surprenait. On continuait de se découvrir, c’était aussi le signe que notre couple progressait.

On prit notre premier petit-déjeuner parisien à la terrasse d’un café de la Place des Fêtes. Non seulement, on habitait à Paris, mais on pouvait aussi se comporter comme des touristes. Quel privilège ! Moi qui avais habité à Livry-Gargan, dans le fin fond du trou du cul du monde, puis chez les dingues à Aubervilliers, sans oublier mon échec avec Ibrahim, je tenais enfin ma revanche sur l’adversité ! Franck s’amusait de mon triomphalisme ; il s’empressa même de me comparer à une légende antique : ce qui me flatta un peu.

-          Fais attention de ne pas te bruler les ailes, bel Icare ! C’est ton premier jour dans le monde, et on a l’impression que tu viens de découvrir l’Amérique. D’autres l’ont découverte avant toi, et beaucoup ne sont plus là pour nous le raconter.

-          Qu’est-ce que tu veux dire ?

-          C’est un milieu fait de strass et de paillettes, de musique sexy, de beaux et jeunes gens souriants à la dentition parfaite et aux muscles seyants, qui te diront tout ce que tu veux entendre, et que tu es le bienvenu chez eux, et qui t’éblouiront en permanence, mais ce milieu te rejettera impitoyablement quand tu n’auras plus d’argent pour t’offrir cette pseudo liberté que tu revendiques.

Franck se moquait de moi, je le voyais bien. Il faisait des grands gestes avec ses bras pour me signifier que l’heure était grave. Il attirait mon attention, et celles des autres personnes à la terrasse du café. Une façon grandiloquente de capter son auditoire tout en se moquant de moi.

-          Ces endroits n’ont pas d’idéologies militantes mais seulement commerciales. Garde bien les yeux ouverts ! Ou faut-il que je te cite la fable du Corbeau et du Renard ?

-          Ne gâche pas tout, Franck ! Je ne suis pas si naïf ! Savourons ces moments. Pour une fois que tout se passe bien dans ma vie, je veux profiter pleinement de tout. Je suis Parisien maintenant, et je suis libre !

-          Eh ben ! Il ne t’en faut pas beaucoup pour oublier le joug de tes chaines, toi ? Ces bars gays ne sont pas une cause, mais une conséquence du militantisme. Il y a sûrement d’autres choses à faire si tu veux militer pour la cause LGBT, on peut toujours se renseigner au CGL[1] pour savoir ce qu’on peut faire ?

-          C’est une bonne idée. Je ne dis pas non, mais je veux m’amuser encore un peu.

Tout d’un coup, mon café n’était plus que de l’eau chaude noire et amère, et nos croissants, de la vulgaire pâte à pain sucrée. C’est vrai qu’il n’y avait pas de quoi pavoiser d’avoir passé une soirée dans le Marais. Franck aimait bien me titiller.

Rien que d’être à cette terrasse de café, me donnait des ailes : j’étais prêt à conquérir le monde.

On n’avait plus à se soucier du qu’en-dira-t-on, ni des voisins, ni de rien. C’était bien la première fois de ma vie que je pouvais savourer une telle liberté… Franck vivait sa vie comme il l’entendait depuis longtemps ; ses études lui avaient permis d’avoir un boulot très bien payé, sa culture générale lui assurait une indépendance d’esprit sans égale pour moi : son intelligence me surprenait et me ravissait en permanence. Il me remettait en question tout le temps et bien souvent, me faisait changer d’avis. La beauté et la richesse, en tant que telles, ne l’intéressaient pas du tout, et si je l’attirais physiquement, c’était mon honnêteté à toute épreuve qui lui avait plu. Il avait rejeté des prétendants bien mieux que moi, mais qui étaient, selon lui « complètement pourris à l’intérieur ». Je n’ai jamais su exactement ce que ça voulait dire : beaucoup de choses ou de critères pouvaient entrer dans cette case ou catégorie. Alors que moi, j’avais passé toutes les étapes avec brio, et deux ans après, on était toujours ensemble.

D’ailleurs, ses amis étaient comme lui, et si la majorité n’étaient pas gays, le fait de l’être, n’était pas un gage de probité ni l’assurance d’être admis dans son cercle. Isa, que je connaissais, était la plus « soft » de tous. Ils s’étaient connus à l’université et étaient restés en relation depuis. Ils partageaient le même goût pour la musique classique, pour Mozart, pour la politique, et avaient une confiance aveugle l’un dans l’autre. J’enviai réellement cette connivence… Isa avait l’air d’être une gentille fille un peu fofolle, originale dans ces tenues vestimentaires, mais toujours tirée à quatre épingles au boulot, qui avait une passion immodérée pour le vin rouge. Malgré sa façon d’être un peu déroutante, elle était impitoyable avec les menteurs et les prétentieux, ne se gênant pas pour leur dire, voire les rabaisser à leur vrai niveau. Moi, j’étais le prince consort, on me respectait parce que j’étais le copain de Franck, mais je n’étais pas exempté pour autant. Bien au contraire, je devais me montrer à la hauteur si je voulais que ses amis deviennent les miens également. Mais la plupart resteraient des connaissances, sauf Isa.

Tous les amis de Franck habitaient à Paris, mais ça ne serait pas une raison pour les fréquenter plus : on ne les avait pas vus à Aubervilliers ; les charmes de la banlieue avaient dû les dissuader, je suppose. Alors que tous les miens le trouvaient très sympa et intéressant, louant ma chance d’être tombé sur une perle si rare. Franck savait se mettre à la place des autres et adaptait son discours en fonction des gens qu’on recevait, sans jamais se renier ni cacher ses convictions : là aussi il m’épatait.

Franck côtoyait beaucoup d’enseignants (normal, vu ce qu’il faisait), un adjoint au maire d’une ville de banlieue, des créateurs d’entreprise, une folle furieuse qui me détesta tout de suite, des gens de toutes origines et de tous horizons politiques. En gros, ils étaient tous de gauche (des sociaux-démocrates jusqu’aux extrêmes), sauf Isa (qui était chiraquienne), et avec qui je m’entendais bien bizarrement, mais tous étaient passionnants dans leur genre. Ils me supportaient poliment, mais ne s’attardaient pas, passé les questions d’usage. Faut dire que je n’avais pas le niveau intellectuel pour soutenir une conversation sur Michel Foucault, par exemple. Je préférais m’abstenir plutôt que de dire des conneries ou de faire semblant et ils appréciaient ma franchise. Franck s’en amusait, mais il trouvait toujours moyen de m’inclure dans la conversation ; je ne restais pas comme un pot de fleurs sur la commode, c’était déjà ça… On avait vécu ensemble plus d’une année déjà et je me surprenais à le découvrir encore : notre vie à Paris allait sûrement accélérer les choses.

J’en étais là de mes réflexions quand Franck m’interrompit :

-          Arrête de marmonner dans ta barbe ! A quoi tu penses, Daniel ?

-          Je pense que tu as raison : ça serait bien d’aller faire un tour au CGL pour voir ce qu’ils nous proposent.

-          Ok, on ira ! En attendant, ça serait bien aussi de faire des courses. On ne va pas dîner au restaurant tous les soirs, non ?

-          Et pourquoi pas ! C’est notre premier week-end parisien. On verra ça quand on sera installé définitivement chez nous. Allez quoi ! On est en vacances pendant deux jours.

Il n’en fallait pas beaucoup pour le convaincre : Franck aimait la vie bohème. Ce qui était paradoxal chez lui car s’il avait le goût de la fête, il travaillait beaucoup. Il s’organisait très bien aussi. Déjà à Aubervilliers, il travaillait toujours à la maison le samedi matin, il arrivait toujours à caser une heure ou deux pour apprendre un logiciel ou écrire un rapport : sa puissance de travail me fascinait et m’inspirait… Ce samedi après-midi-là, il avait déjà prévu de corriger des copies avant de sortir ce soir.

Du coup, j’allais me retrouver seul pendant au moins deux heures, donc j’envisageai l’option « courses » comme une activité sérieuse. De plus, on ne connaissait pas les magasins de notre nouveau quartier, ça nous permettrait de les explorer tout en nous baladant. Voilà, j’avais encore changé d’avis en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Comme Isa nous avait laissé son frigo, on n’avait plus qu’à le remplir.

-          Au fait ! On achète pour le week-end ou pour la semaine ?

-          Daniel ! Je ne rentrerai pas à Aubervilliers. J’irai au boulot en partant d’ici. Là-bas, c’est fini pour moi.

-          Et le déménagement ? Il ne va pas se faire tout seul ?

-          Bien évidemment, je viendrais faire les cartons et charger le camion, mais c’est tout… Pourquoi ne ramènes-tu pas tes vêtements de rechange tous les soirs ? Moi, je compte faire ça jusqu’à samedi prochain.

Franck m’avait désarmé, une fois de plus. C’était évident qu’on pouvait procéder comme ça aussi, mais parfois on ne voit pas ce qui est devant son nez.

On se mit en route vers l’église St Jean-Baptiste en descendant la rue de Belleville, on examina nos choix : un Monoprix hors de prix. L’Arabe du coin dont les prix affichés sur les étals à l’entrée pouvaient dissuader quiconque de venir, même les millionnaires... Le magasin d’alimentation casher fréquenté par les juifs orthodoxes du quartier, habillés en noir corbeau de la tête aux pieds, barbus, en uniforme de rigueur quoi : ils nous fixèrent tout le temps qu’on fit notre visite : on ne devait pas avoir l’air très juif ou alors on était repérés ; en tout cas, c’était hors de prix aussi. Enfin, il restait le Franprix, juste avant la fameuse boulangerie « 140 », dont le pain avait été servi à l’Elysée pendant une année… Dès notre arrivée dans le Franprix, on sut que ça serait notre magasin. On croisa un type moustachu tout en cuir moulant qui sortait avec ses paquets, des couples de mecs qui poussaient leur chariot, mais des couples de filles également. Ça y est ! On était chez nous ! Bien évidemment, la clientèle LGBT n’était pas majoritaire, mais il y en avait et il y en aurait toujours. En revanche, les prix n’étaient pas ceux pratiqués à Aubervilliers et on le regrettera tout de suite. C’était bien la seule chose qui nous ferait dire du bien de cette ville : elle était abordable. La liberté avait un prix au détail, semble-t-il.

A peine les courses faites et rangées, Franck s’isola pour travailler un peu. Je connaissais la consigne. Je pouvais rester avec lui, mais sans lui adresser la parole, ni faire du bruit, ou alors il s’enfermait dans une pièce pour garder sa concentration. Je n’avais d’autre choix que de le laisser tranquille… Pendant ce temps-là, je pouvais avancer dans mes lectures ; Franck m’avait donné une liste de livres d’histoire, de politique, de sociologie, et qui me permettrait d’améliorer ma culture personnelle, et pourquoi pas, d’étayer mes propos avec ses amis. Contre toute attente, ça me passionna et je dévorai tout ce qu’il me donnait. Une chose qu’on avait en commun depuis le début : on n’avait pas de télévision et on n’en aurait pas. Ce qui nous laissait beaucoup de place pour la discussion et la réflexion ; mais nous obligeait à sortir pour nous distraire, ce qui était aussi une forte demande chez moi.

A Aubervilliers, on préférait sortir dans le quartier, parce qu’il y avait une offre culturelle permanente et intéressante. Mais la résistance qu’il avait fallu développer pour s’intégrer avait été une charge trop lourde à supporter pour nous. On a beau dire, « le temps perdu ne se rattrape jamais », et on avait plein de choses à rattraper. De nouveaux lieux avaient ouvert dans le Marais, qui ne désemplissaient jamais le soir venu, et on avait envie de tous les connaitre.



[1] Centre Gay Et Lesbien

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2021

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