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Didier K. Expérience
19 janvier 2021

Les Paradis Périphériques E.16/34

Paradis Périphériques

Le lendemain de la réunion du syndic, on se leva comme d’habitude, vers 6h du matin. Je filai me doucher pendant que Franck prenait son petit déjeuner. En semaine, on essayait de gagner le plus de temps possible, pour avoir suffisamment de moments à passer ensemble en dehors du travail…Ce matin-là, j’étais fin prêt, Franck était dans la salle de bain, terminant de se préparer, quand j’entendis un formidable coup dans la porte d’entrée. Le boom résonna sur le palier comme si la porte avait explosé. J’étais pétrifié. Franck sortit de la salle de bain, hébété. Pas de doute, c’était bien chez nous que ça s’était passé. Puis, on entendit une voix d’homme derrière la porte.

-          Tu vas l’ouvrir cette porte, putain de pédé, ou il faut que je la défonce ?!

Je demandai à Franck de s’éloigner. Mais, si on était bien à l’abri dans notre appart, on ne pouvait pas rester enfermés toute notre vie : il fallait prendre une décision. On convint rapidement qu’on n’avait pas d’autre choix que d’ouvrir, et de régler le problème d’une façon ou d’une autre.

Je déverrouillai sans dire un mot. Je ne savais pas du tout ce que j’allais trouver derrière le battant, ni les risques que je prenais, mais j’étais décidé.

Le palier était dans le noir, seulement éclairé par la lumière de chez nous. Je vis un homme assez jeune, torse nu, en pantalon de pyjama, pieds nus, le visage décomposé par la colère.

-          Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’on vous a fait ?

-          Mais, tu ne te rends pas compte du bruit que vous faites, ou quoi ? T’en as pas marre de racler tes chaises, de tirer ta table. Tu ne te rends pas compte, tellement ça resonne ? C’est insupportable.

-          Mais ce n’est pas nous, monsieur !

-          Je sais que c’est vous, parce que je suis juste en dessous de vous. J’entends tout ce que vous faites : le béton est pourri, c’est du vrai papier à cigarette.

-          Je vous assure, ce n’est pas nous, et je vais vous le prouver.

D’un signe de main, je l’invitai à entrer chez nous. J’avais la situation en main, je savais que ce n’était pas nous, vu ce qu’il nous reprochait. Il accepta de venir à l’intérieur. De plus, l’heure tournait, et des voisins commençaient à sortir de chez eux pour aller travailler. Ça l’arrangeait aussi, de se mettre à l’abri : on avait, autant que lui, envie d’éviter le scandale.

Franck était dans la salle de bain : il entendait tout, ne faisait aucun bruit, mais il se tenait prêt à intervenir au cas où… J’invitai notre voisin du dessous à visiter la salle de séjour et la cuisine : il s’aperçut qu’il n’y avait ni table, ni chaise. A cette époque, on mangeait assis sur des gros poufs, autour d’une table basse à roulettes, le tout posé sur un tapis.

Il constata donc de visu : son visage s’empourpra de suite. Il bafouilla, il était confus, il ne savait plus ce qu’il fallait faire. Je lui demandai de me dire s’il croyait toujours qu’on était responsables du bruit qui le gênait.

-          Non ! Bien sûr ! Ce n’est pas vous. Mais alors, qui c’est ?

-          Ça ! Je ne sais pas. Nous, on n’entend rien.

J’en profitai pour l’observer un peu mieux, puisqu’il n’était plus en colère après nous, et que j’étais plus relaxe. C’était un homme d’une quarantaine d’années, sportif, de type italien ou espagnol, brun, cheveux ondulés, le corps musclé, imberbe : il n’était pas mal du tout. Il était passé, en un rien de temps, de l’ogre au petit garçon. Il s’était dégonflé telle une baudruche ; sur le moment, je le trouvai pitoyable. C’est tout juste s’il n’allait pas pleurer.

J’avais eu la peur de ma vie, j’avais eu peur pour Franck, j’avais été prêt à me défendre… Mais maintenant que c’était fini, il fallait qu’on parte bosser, or je n’arrivai pas à le faire taire, ni à le mettre dehors. Franck sortit de la salle de bain dès qu’il comprit qu’il n’y avait plus de problème… On fit les présentations, l’homme s’appelait Francis, mais il continua à se répandre en explications. Il nous raccompagna jusqu’à la sortie de l’immeuble, à moitié nu, en se confondant en excuses. Le gardien, qui était déjà dans sa loge, nous adressa un signe de main en guise de salut, et pour exprimer sa perplexité face à ce que tout ça signifiait. Franck et moi, commencions à être gênés par notre encombrant voisin.

Pour finir, Francis nous invita à prendre l’apéro, ce soir-là. On accepta...

On avait donc accepté. Cependant, j’étais contrarié, très contrarié : je n’avais jamais vécu un tel choc. Tout d’un coup, la réalité de la vie dans la tour m’apparut clairement : c’était quasiment l’antichambre d’un hôpital psychiatrique. La pauvreté économique engendrait immanquablement la misère intellectuelle et inversement. C’était la première fois que j’étais confronté à une telle déchéance. Bien sûr, je ne pouvais pas statuer pour tout le monde, étant donné que je ne connaissais pas tous les habitants de la tour, mais ceux qu’on fréquentait, à l’exception de William, étaient tous dignes de figurer au générique d’un film bien barré. Sauf que nous, on avait beau chercher la caméra, on ne voyait pas qui filmait à notre insu et nous faisait ce sale tour.

Aux alentours de 19h, Franck m’appela pour me dire qu’il ne viendrait pas : il était coincé dans une réunion qui s’éternisait. On avait rendez-vous à 20h, mais comme j’étais prêt, je suis descendu chez notre voisin un peu plus tôt… Francis m’accueillit sans problème.

Dès qu’il ouvrit la porte, je fus surpris par la décoration. Je n’étais plus dans une tour HLM du 93, mais à l’intérieur d’un cottage de la campagne anglaise. Je le félicitai pour cette prouesse.

-          Ce n’est pas moi qu’il faut féliciter, mais ma femme. C’est elle qui a les idées, moi je fais les travaux et le bricolage : c’est tout.

Il me conduisit dans le salon, qui était pourtant de la même dimension que le mien, mais tout y était différent. Dans le nôtre, il n’y avait quasiment rien, la salle me semblait immense : le vide prédominait. Alors que là, c’était plein, petit, mais chaleureux.

Le sofa moelleux, la table en rotin, la bibliothèque, le papier peint à motif fleuri, dans les tons rose et rouge, les doubles-rideaux bleu pâle : tout respirait la joie et le bonheur. J’avais l’impression d’être dans une bonbonnière, mais aussi dans le seul endroit civilisé de l’immeuble. J’étais rassuré.

Francis s’était apprêté aussi. Pour commencer il était habillé, ce qui changeait complètement son apparence : il paraissait plus grand et plus costaud. Il portait un jeans, des baskets et un pull col roulé, lui moulant le torse ; il avait une allure aérodynamique. Il était bien coiffé. Les cheveux en bataille de ce matin, avaient laissé place à une mèche bananée et gominée. J’avais devant moi une sorte de mix entre Marlon Brando et James Dean. Un seul mauvais point : il avait abusé du parfum et il cocottait méchamment. Quant à moi, je portais un simple survêtement et une paire de baskets. Plutôt décontracté, je me sentis en position de force.

-          Ma femme n’est pas là. Elle avait une course à faire. Elle est désolée.

-          Ce n’est pas grave. Je la verrai une autre fois. Franck n’a pas pu se dégager de ses obligations : trop de boulot.

Je ne me formalisai pas de cette absence, puisque moi aussi, je venais seul. Donc, on ne serait que deux pour cet apéro de réconciliation.

Sur la table en rotin, étaient disposés des amuse-gueule, cacahouètes etc., et des canettes de 1664. J’en déduisis que l’apéro allait vite être expédié : dans un sens, tant mieux. Son parfum était entêtant et commençait à m’indisposer, et surtout il s’était un peu trop rapproché de moi.

Il fit le service : il était très prévenant, c’était plutôt agréable étant donné les circonstances dans lesquelles on s’était rencontrés ce matin. On trinqua à même la canette, comme des routiers… Il prit la parole pour me faire des excuses solennelles : ça devenait vraiment gênant. J’acceptai ses excuses en lui faisant promettre de ne plus en parler. Mais avant de refermer la parenthèse, je voulais qu’il me dise pourquoi il avait pensé qu’on faisait du bruit, et surtout, qu’on le faisait exprès.

Francis était un ancien policier, reconverti en garde du corps, il travaillait de nuit. En fait, il se couchait à 4h du matin et à 6h, quelqu’un le réveillait, ce qui le mettait en rage. Je lui promis d’être vigilant dorénavant, et de faire attention à ne plus mettre la radio dès que j’étais réveillé, par exemple. Je lui promis de chercher celui qui faisait racler ses chaises tous les matins, et de l’informer si je trouvais quelque chose. Puis, il m’annonça qu’il avait quelque chose à me dire.

-          Maintenant qu’on se connait, il faut que je te dise quelque chose… On peut se tutoyer ?

-          Bien sûr ! Comme tu voudras.

-          Je vous trouve sympas, toi et ton copain. C’est vrai, je vous croise parfois dans le lobby. Vous êtes polis, courtois, cools quoi ! Vous n’êtes pas comme les blaireaux de cet immeuble. Et puis, je n’ai rien contre les homos : je tenais à vous le dire.

-          Merci, c’est gentil.

Je ne savais pas du tout où il voulait en venir. Je commençais à m’inquiéter un peu.

-          Tu sais, c’est moi qui mettais les post-it dans votre boite aux lettres. Et putain, que ça m’a énervé de voir qu’il y avait toujours du bruit le matin. Je me suis dit, ce n’est pas possible, ils le font exprès ou quoi ?

-          Mais, tes post-it n’étaient pas signés ! On ne savait pas qui les écrivait. On pensait que c’était une mauvaise blague des gamins qui trainent dans les couloirs toute la journée. Si on avait su que c’était toi, on serait venu te dire que ce n’était pas nous. L’affaire aurait été réglée tranquillement. J’ai accepté tes excuses, mais je dois te dire que j’ai eu la peur de ma vie, ce matin.

-          Je ne vous reproche rien. Ce n’est pas là où je veux en venir. Je sais que ce n’est pas vous, maintenant. Excuse-moi pour ce matin. Je vous demande pardon, encore une fois. Ce que je veux te dire, c’est autre chose… Comme j’étais énervé, j’ai demandé conseil au syndic. Et je suis tombé sur une de leurs réunions.

-          Et alors ?

-          Et alors, ils parlaient de vous.

-          Le syndic de l’immeuble parlait de nous en réunion ?

-          Oui… écoute bien. Ils sont en train de mettre en place une pétition pour vous faire expulser de la tour. J’ai dit que je refuserais de signer. En tant qu’ancien policier, je sais qu’ils n’ont pas le droit de faire ça. C’est illégal.

Là, j’étais en état de sidération total.

-          Ils veulent vous faire partir pour protéger les enfants du SIDA et des viols. C’est ce qu’ils ont dit.

-          C’est une blague ?

Je ne savais plus comment me comporter chez Francis. Je ne tenais plus en place. Je voulais partir tout de suite, mais il me retint. Manifestement, il ne m’en avait pas encore assez dit.

-          Je ne sais pas pourquoi, mais vous avez un ennemi dans cet immeuble. Il vous déteste gravement. Dès qu’il peut vous descendre, il le fait. Les autres du syndic ne sont pas très chauds pour le suivre, concernant la pétition. En tout cas, le brouillon existe, je l’ai vu. J’assiste aux réunions de temps en temps.

-          Qui c’est ?

-          Je ne peux pas te le dire. Mais il est haut placé.

-          Alors, je sais qui c’est.

-          Surtout, tu ne dis pas que ça vient de moi, hein !

-          Et le gardien ?

-          Lui, il prend tout le temps votre défense.

Francis venait de m’apprendre que le président du syndic, « l’Œil de Moscou », était homophobe et qu’il avait eu le projet de nous faire expulser par l’intermédiaire d’une pétition. Là, on nageait en plein délire. C’était même surréaliste. Une seule bonne nouvelle : le gardien était de notre côté, ça me soulageait un peu.

Tout s’éclaircissait d’un coup. Le syndic racontait n’importe quoi sur nous, à tout le monde, et comme ils avaient la possibilité de toucher toute la population de la tour, leur travail de sape fonctionnait. Depuis le début, les gamins nous avaient alertés sans le vouloir.

Je me sentis mal. Très mal. Qu’on puisse raconter de telles choses sur moi, me brisa net. Il fallait que je l’apprenne à Franck, également. La partie n’était pas gagnée : ça ne s’annonçait même pas bien du tout.

Après cette série de révélations, je pensais en avoir vu assez pour la journée. Mais Francis me réservait une dernière surprise.

Il savait que j’étais choqué par ce qu’il venait de me dire… Je trouvais qu’il s’était rapproché un peu trop de moi. Je voyais bien qu’il voulait me dire autre chose, mais je ne comprenais rien du tout : il marmonnait. Puis, dans une ultime approche, il tenta de m’embrasser sur la bouche. Je le repoussai gentiment, me levai et le quittai séance tenante. Il s’excusa une fois de plus, mais me laissa partir.

Là, j’en avais assez. Le problème : la journée n’était pas encore finie, maintenant il fallait tout raconter à Franck.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2021

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