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Didier K. Expérience
6 mars 2019

Némésis - E.35/35

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Après une semaine de vacances qui s’est achevée en apothéose, il faut que je retourne au boulot. Cette fois-ci, ce n’est pas pour y reprendre mon service, mais pour mon entretien préalable. La lettre que j’ai reçue est sans équivoque, sans double sens : mon service ferme.

D’habitude, j’embauche à 8h, mais mon rendez-vous est fixé à 10h30 dans les bureaux du service du personnel, donc, je ne suis pas pressée du tout. J’ai même pu câliner mon homme comme il se doit. Il travaille ce soir mais on aura sûrement l’occasion de se revoir dans la journée, car je ne pense pas que je retournerai à mon poste après mon rendez-vous.

A situation exceptionnelle, look exceptionnel. J’ai eu le temps de me crêper les cheveux, de me maquiller et de m’apprêter comme si j’allais en boite. Puisque je passe de l’ombre à la lumière, autant qu’on me voie.

J’arrive avec une quinzaine de minutes d’avance environ, l’étage où se trouve la RH grouille de monde, des chaises ont été installées dans le couloir attenant aux bureaux pour permettre aux gens convoqués d’attendre dans de bonnes conditions, si on peut appeler ça comme ça. Tout le monde se retourne sur mon passage, on me fait la bise, on me serre la main, je ne ressens aucune animosité, je peux respirer de ce côté-là. Tous mes collègues sont là, y compris Laurence qui bouille d’impatience sur sa chaise. On va tous être reçus, un par un, mais dans plusieurs bureaux à la fois, qui sont dévolus à ces entretiens. Après le travail à la chaine, les entretiens préalables au licenciement à la chaine : on n’arrête pas d’innover dans ce pays.

J’observe ce qui se passe. Je remarque que dès qu’une porte de bureau s’ouvre, un collègue en sort, parfois en larmes, pas de doute, c’est bien là que ça se passe… C’est au tour de Laurence, qui se jette littéralement à l’intérieur comme si elle allait en découdre. On s’attend tous à entendre des cris et des pleurs, mais à notre grande surprise, pas un son ne filtre, elle en ressort au bout de cinq minutes seulement, ses papiers à la main. Elle quitte le couloir d’un pas décidé, saluant tout le monde à la volée d’un signe de la main, sans s’attarder sur quiconque, elle dévale les escaliers en vitesse, puis disparait. Richard, de l’intersyndicale est là, qui la regarde courir, l’air dépité.

Je prends place sur une chaise laissée vacante, j’attends sagement mon tour. J’ai un peu l’air de m’être échouée, je ne sais pas comment me tenir, je suis tantôt avachie, tantôt raide, en tout cas, cette situation est très inconfortable. Je ne sais pas comment sont organisés les passages, ni combien de temps je vais attendre. Je ne sais pas si quelqu’un sait que je suis là, et ça a l’air d’être le cas pour mes collègues également… Je vois une jeune femme en tailleur sombre se diriger vers moi, elle me demande mon nom, puis de la suivre.

Nous pénétrons dans un bureau où se tient un jeune homme en costume cravate, très élégant, il est occupé à remplir des papiers ; la jeune femme referme la porte derrière elle, puis prend place à côté de lui. Ils m’invitent à m’assoir, ils sont tout sourire. Des fois, j’ai l’impression de faire partie d’une secte tellement ces gens ont l’air bizarre.

-          Vous savez pourquoi vous êtes là, je présume ? Vous avez bien reçu le courrier ? m’interroge le jeune homme.

J’acquiesce mollement.

-          Nous faisons partie de la RH et nous sommes là pour vous faire passer cet entretien dans les meilleures conditions. Vous êtes bien Hélène et vous travaillez sur le plateau de la télévente, n’est-ce pas ?

Je hoche la tête, sans plus.

-          Nous avons préparé tous vos papiers concernant votre fin de service, le salaire en cour que nous vous devons, votre solde de tout compte ainsi que votre certificat de travail, et bien sûr l’attestation Pôle emploi.

Le jeune homme me tend les documents, je dois les lire et les approuver. La jeune femme me regarde comme si j’étais une chose posée sur la chaise, mais n’intervient pas pour le moment. Avant de signer, j’ai quelque chose à dire :

-          Ne vous inquiétez pas, je vais signer, mais avant je souhaiterais prendre la parole. J’ai une question à vous poser.

Les deux restent interdits, suspendus à mes lèvres. Je suppose qu’ils en ont entendu des vertes et des pas mures avec Laurence, et qu’ils s’attendent à tout.

-          Voilà, ma chef de service m’avait parlé d’un poste à pourvoir et avait postulé pour moi, me semble-t-il. Elle avait même répondu à un mail lui demandant de confirmer mon accord. Vous pouvez me dire où ça en est ?

La jeune femme interroge du regard son collègue, ils sont surpris, mais c’est elle qui me répond :

-          Tout ce que je peux vous dire, c’est que personne ne peut être reclassé. Nous n’avons absolument pas entendu parler de ce poste à pourvoir. Je pense qu’il y a dû y avoir un malentendu avec votre responsable.

-          Vous voulez dire qu’elle m’a menti ? Qu’elle s’est moquée de moi ?

-          Je n’en sais rien. En tout cas, c’est sûr, il n’y a aucun transfert et encore moins de création de poste.

-          Mais il y a forcément une trace puisqu’elle a répondu à un mail me concernant ?

-          Madame ! Si votre chef de service vous a fait une promesse, elle n’engage que vous deux. Nous, nous avons des instructions strictes et vérifiées : on n’établit pas de documents concernant votre licenciement à la légère... Nous n’avons aucun transfert de poste, je peux vous l’assurer.

Le jeune homme reprend la main dans la discussion.

-          Nous sommes sincèrement désolés s’il y a eu un malentendu. Pour info, votre adresse mail pro a été supprimée et vos codes d’accès à votre ordinateur ont été changé. Je vous demanderai de nous remettre vos badges d’accès au bâtiment. Ensuite, nous en aurons terminé. Avez-vous d’autres questions ?

Il me tend la main pour récupérer mon badge que je lui remets à contre cœur. J’ai une boule dans le ventre, je suis contrariée, c’est inévitable.

Je réalise que je suis totalement impuissante, le système est verrouillé de l’intérieur, je n’ai plus que les yeux pour pleurer, comme les autres. J’aurais dû demander une copie de ce mail à Martine le jour même car je n’ai plus aucune preuve. Maintenant, je ne sais plus quoi faire pour me défendre, j’ai l’air d’une bécasse ahurie devant le fusil du chasseur.

Mon cerveau est en ébullition, j’ai juste le temps de lâcher entre mes dents un très nerveux :

-          Ah, la salope !

Puis je me lève, mon sang ne fait qu’un tour, j’attrape les documents, je ne vérifie même pas, je sais qu’il n’y a pas d’erreur : tout est toujours parfait dans ces cas-là. Je signe le reçu et je sors du bureau sous le regard éberlué des deux employés. L’entretien aura duré moins de quinze minutes.

J’essaie de me calmer et de faire bonne figure dans le couloir où je croise mes autres collègues, je ne veux rien laisser paraitre de mon agacement. Richard vient à ma rencontre et tente de me réconforter, il sait qu’on est tous phagocytés et qu’il n’y a pas d’autre issue que de tomber dans l’entonnoir qui nous jettera dehors. Je le remercie de sa sollicitude, mais je lui fais mes adieux. Je n’ai plus rien à faire dans le bâtiment, je sais que c’est fini pour moi dans cette boite… Je hâte le pas, je ne veux plus voir personne, je ne veux plus rien avoir à faire avec ces gens.

Une fois dans la rue, je peux me blâmer à voix haute. Elle m’a bien eue, la charogne ! Comment ai-je pu être aussi naïve ? J’aurais dû me douter que c’était un piège. Si je pouvais, je la massacrerais sur le champ, cette enflure de Martine ! J’ai envie de convoquer tous les démons de l’enfer pour me venger, et telle Scarlett O’Hara dans « Autant en emporte le vent », je lève le poing et je jure au ciel qu’elle ne l’emportera pas au paradis.

Je me dirige vers le métro, pour ce qui sera mon dernier voyage dans ce sens. Je ne quitte pas seulement une entreprise, mais aussi un lieu, des collègues, des habitudes, une façon d’être, je quitte tout cela sans regret. J’espérais le faire avec le sourire, sans amertume, mais cette hyène de Martine m’aura gâché la vie jusqu’au bout.

Je suis très en colère, j’émets tellement d’électricité, que je pourrais faire tourner la ligne pendant un an… J’en veux surtout à moi-même : pourquoi est-ce que je répète sans cesse les mêmes schémas ? Je ne crois plus au Père Noël depuis longtemps, et pourtant, dès qu’il apparait sous une forme ou une autre, je tombe dans le panneau. Je voulais tellement croire dans cette proposition de reclassement que je ne voyais plus que le sourire de Martine, sans remarquer que ce sourire est aussi constitué de dents carnassières car des fées aux requins, toutes les bouches sont faites pareilles. Je me doutais que ce poste ne me convenait sûrement pas, aujourd’hui, j’en suis certaine, c’était donc une illusion dès le départ. Je me demande si Némésis pourrait s’occuper de régler le sort de ce parasite de l’humanité, de cette winneuse de supermarché.

Le premier problème : je ne connais pas son adresse personnelle. Je pourrais chercher sur Internet mais je n’ai pas envie de me fatiguer à le faire. Deuxièmement, même si j’aimerais écraser ce cafard d’un coup de talon, je n’ai plus envie de me salir. C’est vrai quoi, entartrer des boites aux lettres, c’est presque un boulot, sans les avantages, un job où on prend des risques et qui est plutôt dégradant. Troisièmement, je ne suis plus sûre que ce que j’ai fait à subir à Cheval Fou et à Morituri en valait la peine, ça m’a fait plaisir sur le coup, mais maintenant, je n’en ai plus envie. Je n’ai pas non plus envie d’imaginer d’autres châtiments qui pourraient apaiser ma colère. En fin de compte, je suis une piètre super héroïne, qui plus est, au chômage : décidément, les temps sont durs pour tout le monde. Non, vraiment, j’ai mieux à faire que de me venger de tous ceux qui me font des crasses, me dis-je. Mais là, j’essaie incontestablement de me convaincre. Je passe à l’argument suivant : je veux me consacrer à Baptiste et à cette nouvelle aventure, je n’ai plus de temps à perdre avec des pensées négatives, je veux vivre pour construire. Voilà, ça c’est un bon leitmotiv !

Je sais que ce boulot ne me convenait pas et que j’aurais dû le quitter depuis longtemps. Ce licenciement est une bonne opportunité pour rebondir. Je devrais peut-être les remercier de m’avoir poussée… Je ne sais pas encore ce que je pourrais faire. Pourquoi ne pas me réorienter sur ce que j’aime vraiment : faire la fête ? C’est sûrement utopique, mais la réalité ne m’a jamais enchantée, donc pourquoi pas, après tout ! Je sais à présent que les relations toxiques que j’entretiens souvent malgré moi doivent être rompues le plus vite possible. Au besoin, Némésis devra frapper sans coup férir.

La rame file vers Belleville. J’entends le sifflement strident des roues qui freinent lorsqu’on rentre en station. Je relève la tête et je me rends compte que mes voisins me regardent bizarrement, je crois que j’ai parlé toute seule, je suis perdue dans mes pensées et je ne me suis aperçue de rien. Il faut que j’évacue toute cette énergie négative accumulée depuis des siècles, je sais que Baptiste va m’y aider, il est celui que j’attendais.

Je sors du métro, je suis enfin dans mon quartier, je me sens à l’abri. Il fait beau en cette journée de licenciement. J’ai envie de saluer tout le monde, je me sens d’humeur à câliner la Terre entière. Je passe chez l’arabe du coin, je prends un pack de Grim, j’aurais aimé célébrer cet évènement avec l’homme de ma vie mais il travaille ce soir. On se verra dès que son service sera terminé.

Mon téléphone bipe, c’est mon Baptiste :

« Ça s’est bien passé ? »

Je n’ai plus besoin de réfléchir à ce que je vais lui dire. Tout se fait naturellement, j’ai confiance en moi.

« Parfaitement bien. Je me sens libre. A tout à l’heure »

Je me souviens du message de la Pythie « Entre le mal et le bien, il n’en restera qu’un », et à cet instant précis, je sais ce que je dois choisir. J’ai évacué d’un seul coup tout ce qui n’allait pas : les faux amis, les faux amants, le boulot et tout ce qui avait un mauvais esprit. Mon double maléfique, Némésis, finira dans le placard, j’en ai bien peur… J’ai soustrait, je n’ai rien retenu et j’ai jeté, et à la fin, quand je fais mes comptes, il ne reste plus que Baptiste… Je ne sais pas si la Pythie y est vraiment pour quelque chose ou si ça agit comme un effet placebo, mais en tout cas, j’ai obtenu un résultat.

Je n’ai jamais été très rationnelle comme fille, mais je dois dire que ce hasard est heureux. On dirait qu’une main invisible avait tracé ce destin exprès pour moi : il suffisait juste d’ouvrir les yeux.

Je suis chez moi, je suis à la fenêtre de mon studio, je contemple ma ville qui est enfin à mes pieds et que je trouve étrangement calme ce soir, ou alors c’est moi qui ne perçois plus le tumulte de mon quartier ni de ma rue. Serais-je apaisée ?

Je savoure ma liberté retrouvée. Je fume avec délectation une clope, que je porte aux lèvres entre deux gorgées de bière. Dans quelques minutes, il fera nuit. Enfin, je retrouve mon élément, là où je me sens moi-même. Libérée de mes chaînes, de mon joug volontaire, je vais pouvoir vivre ma vie et non plus la rêver.

L’obscurité enveloppe Belleville, je sens sa fraicheur bienfaisante m’envahir, gommer les aspérités, effacer les différences, magnifier le laid, unifier les tempéraments,

J’ai cette chanson d’Alain Bashung qui va parfaitement avec mon décor. Une phrase du refrain revient, entêtante mais sonnant tellement en raccord avec ce que j’ai envie de vivre :

Désormais, plus rien ne s’oppose à la nuit.

Didier Kalionian – Le Blog Imaginaire © 2019

(Si cette histoire vous a plu, n’oubliez pas de liker. Vous pouvez retrouver la communauté des lecteurs sur Facebook à : DKalionian BlogImaginaire)

 

 

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