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Didier K. Expérience
3 décembre 2020

Pleshka - E.21/23

Pleshka 0

J’avais demandé à Samvel de venir me chercher un peu plus tard ce matin-là, je voulais boucler mes bagages, puisque à la fin de notre visite, il m’amènerait directement à l’aéroport sans repasser chez Margaret. J’en profitai pour faire mes adieux à ma logeuse et à sa petite famille. J’avais apprécié mon séjour chez elle, c’était un des points positifs de ce voyage.

Pendant qu’elle me préparait son ultime café arménien, je ressassais la soirée de la veille : un vrai désastre émotionnel. Cependant, ce que j’avais découvert lors de ce voyage ne devait pas interférer avec la vraie raison qui m’avait fait venir en Arménie. Je voulais connaitre le pays de mes ancêtres et je l’avais fait.

La réalité du quotidien m’échappait de toute façon. Je ne pouvais pas comprendre ce que ces gens vivaient, juste rester à la surface et parfois, la surface, c’est suffisant.

J’étais déçu par certains points mais je ne voulais pas rater ma dernière journée. Comme je m’y attendais, Samvel arriva en avance. Tout en me disant qu’il n’y avait rien qui pressait, je me sentis stressé par sa présence. Heureusement, je voyageais toujours léger, mon sac à dos fut prêt à temps. Pendant que Samvel discutait avec Margaret, j’en profitai pour le charger dans sa voiture.

Samvel me laissa quand même le temps de savourer mon café. Mon Dieu que ce café allait me manquer, ce goût et cette odeur m’enivraient littéralement… Mon chauffeur sonna la fin de la récréation, il fallait se mettre en route pour le lac Sevan, ultime visite à soixante kilomètres d’Erevan.

Le paysage défilait, mais je regardais en aveugle, je n’arrivais plus à m’émerveiller. Pourtant, plus on approchait du lac et plus les vendeurs de poissons étaient nombreux sur la route. Certains faisaient griller sur place tout ce que vous vouliez. Ils nous faisaient signe qu’ils avaient les plus gros pour nous appâter, certains nous auraient vendu des baleines s’ils avaient pu. Même cela, ne me fit sortir de ma torpeur.

Pendant le trajet, Samvel vit que j’avais l’air triste.

-          Ça va, Daniel djan ? Vous êtes triste de partir ? C’est normal, ça fait toujours ça quand on découvre l’Arménie. Ça veut dire que ça vous a plu. Vous allez revenir ?

Je ne voyais pas les choses de la même façon, mais pourquoi pas, après tout.

-          J’ai fait un très beau voyage, au-delà de mes espérances, vraiment.

-          C’est ce qui compte. On se reverra bientôt, alors… En attendant, on va aller se baigner dans le lac. Il y a une plage, c’est super.

Effectivement, c’était impressionnant même. Le lac Sevan est une sorte de mer intérieure qui assure l’approvisionnement du pays en eau douce, mais aussi en poissons de toutes sortes, dont un seul est endémique du lac : l’ishkhan. C’est une sorte de truite jaune qu’on ne trouve que là-bas et dont la chair est délicieuse.

Avant le coin plage, Samvel voulait qu’on visite l’église qui se trouvait sur une presqu’île. A l’époque de l’URSS, c’était encore une île, mais depuis le niveau de l’eau avait dangereusement baissé et on pouvait y accéder à pied. Depuis le bâtiment, le point de vue était magnifique, j’avais l’impression d’être en Ecosse devant le Loch Ness.

Le temps commença à se gâter, le ciel devint sombre, comme si une tempête allait s’abattre dans peu de temps. Samvel jugea plus prudent de se rabattre vers le restaurant le plus proche. A peine étions-nous à l’intérieur qu’une bourrasque tomba sur la ville : la baignade fut définitivement oubliée.

On n’était pas dans ce restaurant par hasard non plus, mais là, je me laissais faire. Samvel me présenta son amie Mirha, une Arménienne d’Azerbaïdjan qui avait fui Bakou au tout début de la guerre. Elle ressemblait un peu à Rika Zarai, petite, costaude, coupe à la garçonne, elle était fan d’Elton John, des posters de son chanteur préféré ornaient tous les murs du restaurant, qui ressemblait pourtant à un chalet de montagne. Drôle de déco, je ne m’attendais pas à ça… Nous étions une dizaine coincés-là, et même s’il était largement plus de midi, on se mit tous à table. A part regarder la pluie tomber, on n’avait rien d’autre à faire, ce qui arrangeait un peu les affaires de la patronne. Mirha était excellente cuisinière, nous annonça Samvel, et sa spécialité était l’ishkhan bien sûr, qu’elle faisait frire, servit avec des pommes de terre frites. C’était simple, copieux, délicieux, et très lourd aussi. Ça sera mon dernier repas en Arménie.

Je n’étais pas encore parti que la nostalgie me gagnait, je n’aime pas être dans cet état. Quand la balance penche vers mon côté sombre, je n’arrive plus à jauger correctement les situations. Tout passe par ce prisme négatif. Et là, je mettais au même niveau, Yuri, Samvel et Mirha…

Il fallait que je sorte de cette léthargie au plus vite.

La météo avait décidé pour moi : les vacances étaient terminées ! Samvel était désolé de cet état de fait, mais finalement, pas moi. Il me proposa de m’emmener directement à l’aéroport sans repasser par Erevan.

Dès que la pluie commença à faiblir, nous fîmes nos aurevoirs à la patronne qui nous embrassa chaleureusement, et moi, comme si j’étais son fils. Elle me remit un doggy-bag avec les restes de notre déjeuner, moi qui n’avais pas un gros appétit, j’étais aussi comblé qu’encombré.

La route jusqu’à l’aéroport Zvartnots me parut longue, soit plus d’une heure depuis le lac Sevan. Samvel tint à m’accompagner jusqu’à l’enregistrement de mes bagages. Mon vol pour Paris était annoncé, je n’avais plus qu’à attendre tranquillement l’embarquement.

Samvel me fit des adieux solennels. J’avais l’impression de quitter mon père pour toujours. J’aimais cette chaleur, mais je n’y étais pas habitué. Je crois, j’aurais eu peur d’étouffer si j’avais vécu ici.

Au bout de deux interminables heures d’attente, l’embarquement démarra : passeport et billet en main, on passa devant deux soldats en faction devant la porte qui menait dans une zone de transit. Je remarquai le drapeau cousu sur l’uniforme, au niveau de l’épaule : c’était le drapeau russe. Non seulement, des avions de combat tournoyaient au-dessus du pays nuit et jour, mais en plus, l’armée russe s’occupait de la sécurité de l’aéroport… En fait, l’Arménie était occupée militairement, mais ça se passait bien. D’après Samvel, ce n’était pas imposé, et c’était même une aide précieuse car le pays ne faisait pas le poids face à la Turquie et à l’Azerbaïdjan. Parfois l’indépendance passe par une petite dépendance, mais il faut bien choisir ses alliés, qu’ils ne soient pas trop envahissants, et sur ce point, les cinq mille soldats russes stationnés dans le pays étaient quasiment invisibles. Ils avaient retenu les leçons du passé et l’Union soviétique était désormais très loin.

Toutefois, je jugeais que ces informations étaient à prendre avec des pincettes car je n’oubliais pas que Samvel était un ancien officier de l’armée soviétique, nostalgique de l’époque… Ces deux soldats faisaient aussi figure d’attraction, ils étaient figés comme des robots, le torse bombé, le regard bleu qui nous scrutait comme s’ils étaient équipés d’un scanner, alors que les policiers arméniens, talkie-walkie à la main, casquette légèrement renversée en arrière, nous faisaient avancer dans la file nonchalamment. Il y avait un curieux contraste entre les deux formes de sécurité.

Des hôtesses d’Air France ouvrirent les portes à l’autre bout de la zone, l’embarquement commençait : bye bye Hayastan* ! pensai-je.

Il faisait déjà nuit quand l’avion décolla, mais j’avais eu le temps de voir une dernière fois le Mont Ararat à travers le hublot, une vision furtive de la montagne sacrée, un souvenir gravé sur la rétine de mes deux yeux.

Je pensai à Ara qui savait que j’étais parti. Je pensai à Yuri et à Lisa qui étaient désormais à Los Angeles, et j’eus une pensée pour Sasha que je ne connaissais pas, mais qui était toujours retenu en garde-à-vue. Quelle histoire ! Je n’en revenais toujours pas d’y avoir participé.

J’eus aussi une pensée pour celui qui nous avait réunis malgré lui : Joshua Haglund. Lui qui avait été assassiné une quinzaine de jours plus tôt. Lui, dont l’assassin courait toujours, lui dont la mère avait fait le déplacement de Los Angeles à Erevan pour récupérer le corps : elle avait tenu une poignante conférence de presse depuis l’aéroport, et avait lancé un appel à témoins pour retrouver le coupable, qui n’avait toujours pas porté ses fruits, malheureusement… Yuri m’avait montré une photo de Joshua et c’est cette image que je revoyais, un sourire figé sur un visage non moins figé, mais un visage clair, jeune, prometteur.

« Mesdames et messieurs, nous survolons actuellement la Mer noire, notre avion passera en vitesse de croisière dans quelques minutes. Nous atteindrons Paris Charles-de-Gaulle dans quatre heures et quarante-cinq minutes. De la part du commandant de bord et de tout son équipage, nous vous souhaitons un agréable voyage sur Air France ».

L’annonce sonore me sortit de mes pensées, j’étendis mes jambes comme je pouvais, la couverture plus ou moins sur moi. J’ajustai mon masque sur les yeux, les bouchons dans les oreilles. J’ai pris l’habitude de dormir n’importe où, n’importe comment, c’est un peu le privilège des voyageurs. Mon voisin de rangée me souhaita de faire de beaux rêves.

Je m’endormis.

*Hayastan = Arménie en langue arménienne

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2019 - 2020

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