Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Didier K. Expérience
1 décembre 2020

Pleshka - E.19/23

Pleshka 0

J’étais sidéré par le récit de Hratch. Je revoyais en boucle les scènes qu’il m’avait décrites et il y avait un problème. Un problème pourtant flagrant que personne n’avait relevé. D’après Lisa et Yuri, une dizaine de personnes étaient entendu dans le cadre de cette enquête, or il y avait une personne qui se trouvait au centre de l’histoire et nul ne mentionnait jamais son nom : Ara !

Le patron du Montecristo avait assisté à la scène, mais aussi sûrement à toutes les scènes se déroulant dans son établissement. Avait-il été entendu comme témoin ? Je n’en avais pas l’impression. Toujours d’après Lisa, seules les personnes ramassées sur le terre-plein de Pleshka ce soir-là, étaient détenues, mais aucune n’avait été déclarée coupable de quoi que ce soit. Il fallait que je sache et il ne me restait plus que deux petits jours de vacances en Arménie ; c’était court mais peut-être suffisant.

Hratch avait été plus bavard que la première fois, mais il ne voulait surtout pas être impliqué. Il me quitta inquiet des conséquences que son témoignage pourrait lui occasionner, je dus lui promettre que je ne citerais jamais son nom.

J’appelai Varoujean, pour lui expliquer les derniers développements de l’enquête, il me supplia de ne plus m’en mêler. Il avait peur que ça devienne trop dangereux pour moi et pour tous ceux qui étaient retenus au commissariat du district de Nork-Marach… En Arménie, les ministres de l’intérieur avaient un réel pouvoir, ne se privant jamais d’en user et d’en abuser, surtout pour régler une histoire sordide, je comprenais aisément les réticences de tout le monde. Moi, je me retranchais derrière mon statut de touriste français. Mis à part une expulsion du territoire, je ne risquais pas grand-chose, étant donné que poser des questions n’était ni un délit ni un crime, même si elles pouvaient passer pour indiscrètes.

Les Etats-Unis n’avaient pas encore d’ambassade en Arménie, elle en était encore au stade de chantier pharaonique, mais la délégation diplomatique américaine à Erevan était active et avait exigé que toute la lumière soit faite sur ce fait divers impliquant un de ses citoyens assassinés…

***

Je savais que je n’étais pas très loin du Montecristo et qu’en marchroutka, j’y serais en un rien de temps… Si le restaurant était encore fermé à cette heure-ci de l’après-midi, le bar était ouvert et la terrasse déjà pleine de flâneurs.

J’approchai sereinement, je recherchai du regard les deux videurs armés : je voulais éviter les quiproquos avec eux. Si je les voyais bien, en revanche, je ne voyais pas Ara, il était peut-être à l’intérieur, ce qui voulait dire que je passerais à la fouille avant d’entrer.

A peine avais-je mis un pied sur la terrasse, qu’un des videurs s’approcha. Je lui fis un signe de la tête et un sourire béat : il me reconnut. Sans dire un mot, il me désigna une table à l’extérieur. Un serveur vint prendre ma commande.

-          Un café arménien ! S’il vous plait !... J’ai une question. Est-ce qu’Ara est là ?

-          Ok pour le café. Je vais voir si le patron est là.

Le serveur alla directement voir les videurs. Ara ne prenait aucun risque, avec personne. Le videur qui m’avait indiqué la table se dirigea vers moi. Il s’exprima en mauvais français.

-          Le patron n’est pas là. Qu’est-ce que tu veux à lui ?

-          Je voulais juste lui parler. On s’est rencontrés, il y a quelques jours, ici même.

-          Ah oui ! Je te reconnais… Il sera là ce soir. Comment t’appelles toi ?

-          Daniel !

La crosse de son revolver sortait de son pantalon au niveau de la ceinture, montrant sa protubérance sans pudeur, tout le monde pouvait s’apercevoir aisément qu’il était bien armé. Il retourna nonchalamment s’assoir à l’entrée de la terrasse, reprendre son poste de vigie. Je terminai mon café puis je quittai la place, désœuvré et inutile…

Je rentrai chez Margaret qui regardait la télévision avec ses filles. Le son était fort, on entendait le programme depuis la porte d’entrée. Ils suivaient une chaine russophone qui passait des clips de rap américain : décidément, le monde avait tourné d’une drôle de manière. Le pire de la culture occidentale avait envahi cette ex-république soviétique qui n’en finissait pas de mal tourner. Le monde entier ne ressemblait plus qu’à un gigantesque fastfood, y compris là où je ne pensais pas le trouver… Je m’assis avec les filles pour contempler le désastre. Pour Margaret, c’était un spectacle en attendant le JT et la météo. Ses filles étaient, quant à elles, totalement captivées par les déhanchements lascifs des danseuses hyper sexy, le sex-appeal débordant de testostérone des chanteurs noirs. Signe des temps, ces clips représentaient la modernité et la réussite du nouveau monde sur l’ancien qui avait failli, c’était pour elles sans hésitation, le modèle à copier.

Je n’avais pas envie d’en discuter avec Margaret ni de lui faire un résumé de ma journée. Je préférai m’éclipser dans ma chambre, m’allonger un peu, avant de retourner voir Ara au Montecristo… M’isoler me fit un bien fou. Depuis que j’étais en Arménie, je n’avais pas arrêté de bouger à droite et à gauche pour des visites ou des rencontres. Là, je savourais un peu ma solitude, j’avais besoin de réfléchir également. Toute cette histoire de meurtre me laissait pantois, et pourtant, c’était plutôt jouissif d’aider à trouver le coupable. C’était comme un jeu qui avait déjà eu des conséquences malheureuses pour certains, alors que moi, je me mouvais sans risques de dommages collatéraux. Du moins, c’est ce que j’espérais.

Plus je réfléchissais et plus je voyais Ara comme un maillon essentiel dans cette histoire, qu’on négligeait peut-être volontairement. J’espérais beaucoup de la discussion qu’on allait avoir dans la soirée, tout en ne sachant pas ce que je ferais des informations qu’il me livrerait gracieusement.

J’avais envie de faire la sieste mais impossible de trouver le sommeil : toutes ces questions avaient mis mon cerveau en ébullition… Il me restait deux jours de vacances seulement qu’il fallait que je rentabilise au maximum. J’avais prévu une ultime visite avec Samvel dès le lendemain, puis une tournée des lieux d’Erevan que je ne voulais pas oublier.

Le videur m’avait dit de revenir vers 20h, mais comme d’habitude, je revins en avance… Il faisait déjà nuit, la terrasse était éclairée, je distinguais des silhouettes devenues familières désormais : les deux videurs et Ara étaient en poste à l’entrée, filtrant les clients.

Ara me vit approcher et me proposa une table en terrasse, légèrement en retrait. J’avais faim, ça tombait bien, je dînerais sur place, je pourrais faire d’une pierre deux coups. Il s’assit à ma table.

-          Alors jeune homme, tu as demandé à me voir, parait-il ?

-          Bonsoir Ara ! Oui, excuse-moi pour le dérangement, j’espère que je ne prends pas trop de ton temps… ça concerne cette histoire de meurtre homophobe d’il y a quinze jours. Un ami m’a dit que Yuri, Joshua et Sasha avaient eu une altercation le soir de la mort de Joshua Haglund, ici, dans ce restaurant. Je voudrais savoir si toi aussi, tu avais fait une déposition ?

J’avais décidé de ne pas tourner autour du pot. Ara saurait se défendre de toute façon, c’était un dur à cuir dans son genre.

Il me fixa intensément quelques secondes, qui me parurent une éternité.

-          En quoi ça te regarderait ?

-          Ce sont des amis ! La mère de Joshua a le droit de savoir également. C’est une question de justice et tu sais combien les Arméniens aiment la justice.

-          Ne me prends pas pour un imbécile, dit-il en souriant… Mon établissement est connu partout en Arménie pour être un lieu que les gays du coin aiment bien, je n’en fais aucun mystère et je me fous de ce qu’en pense la population, parce que je fais aussi du business. Il s’y passe des choses bien et parfois, il y a des altercations entre clients. Donc, il est possible qu’un soir, des clients se soient énervés chez moi.

J’avais fait mouche, la corde sensible avait résonné. Ara se retranchait derrière ses défenses.

-          Oui mais, d’après mon ami, c’est toi qui aurais réglé le problème entre eux quatre. D’après ce qu’on m’a dit, Lisa était là aussi.

-          C’est moi le patron, donc c’est moi qui décide de ce qui se passe chez moi. Alors oui, si ça s’est passé, j’ai dû régler l’affaire.

-          Ce que je trouve curieux, c’est que ni Yuri, ni Lisa ne m’en aient parlé, alors qu’ils m’avaient soi-disant tout raconté depuis le début. Il faudra que je leur pose la question également.

Ara relâcha la pression et me sourit. Il se détendit dans son siège.

-          Je doute que tu puisses leur poser la question tout de suite, jeune homme.

-          Pourquoi ?

-          Parce qu’ils sont partis cet après-midi. Je les ai conduits à l’aéroport, ils sont rentrés chez eux à Los Angeles. Tous les deux.

Cette fois-ci, c’est moi qui étais interloqué. Je n’avais pu réprimer mon étonnement, les traits de mon visage avait plus que parlé.

-          Tu ne le savais pas ? Tes amis ne te l’avaient pas dit ?

-          Euh non ! … Ou j’ai dû oublier…

-          Hum !... Quoi qu’il en soit, si la police avait jugé bon de m’interroger, ils l’auraient fait, non ? … C’est bon, tu as ta réponse ? Allez, je vais passer ta commande et c’est moi qui régale, je t’invite.

Dès qu’Ara fut parti en cuisine, j’en profitai pour appeler Varoujean. Si j’avais pu tomber de ma chaise, je crois que je l’aurais fait, étant donné le choc que la nouvelle du départ de mes « deux amis » avait provoqué. Dire que j’avais vu Yuri en début d’après-midi et qu’il ne m’avait rien dit ! Pire, il m’avait fait croire que les bagages amassés chez Lisa n’étaient pas les siens. Je m’étais senti manipulé depuis le début, mais une telle duplicité, ce n’était pas croyable.

Varoujean décrocha assez rapidement.

-          Que puis-je faire pour toi, Daniel djan ? Dis-moi, tu m’appelles bien plus que quand t’es à Paris ! Tu devrais partir plus souvent.

-          Excuse-moi de te déranger ! J’ai une nouvelle : Lisa et Yuri ont quitté l’Arménie pour Los Angeles cet après-midi.

-          T’es sûr ?

-          Oh oui ! J’en suis sûr. Le pire, c’est que j’étais avec Yuri avant son départ et qu’il ne m’a rien dit. C’est vraiment un enfoiré, ce gars !

-          Comment le sais-tu ?

-          Je suis au Montecristo et c’est Ara qui vient de me l’annoncer. Figure-toi que c’est lui qui les a emmenés à l’aéroport. C’est curieux ça, non ?

-          En effet, c’est très curieux. Je vais contacter nos amis de GALAS* à Los Angeles, ils nous diront s’ils les ont vus, mais on n’aura pas de confirmation avant plusieurs jours. Je vais me renseigner pour connaitre la connexion entre Yuri, Lisa et Ara. Ils n’ont aucune raison d’être amis ces trois-là ; alors il y a quelque chose là-dessous.

-          Ara revient, il faut que je raccroche.

Varoujean cogitait vite, il savait réagir à la moindre information qui semblait importante. Il trouvait toujours le détail qui allait nous permettre de tirer sur le fil qui déferait la pelote.

*GALAS , Gay And Lesbian Armenian Society (USA)

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2019 - 2020

(Si cette histoire vous a plu, n’oubliez pas de liker. Merci. Retrouvez la communauté des lecteurs sur Facebook, DKalionian BlogImaginaire)

Publicité
Publicité
Commentaires
Didier K. Expérience
Publicité
Archives
Newsletter
12 abonnés
Visiteurs
Depuis la création 21 580
Publicité