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Didier K. Expérience
25 février 2019

Némésis - E.25/35

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Ce samedi, j’ai pris tout mon temps pour me préparer, je me sens désirable, presque parfaite. Comme ma couleur commençait à partir, je suis redevenue blond platine, ça sera ma surprise pour ce soir. J’ai repéré mon parcours sur Internet, j’ai mon Navigo en poche, deux préservatifs au cas où, un paquet de clopes en plus : je suis définitivement prête.

Je sors de chez moi, le pas alerte, je me mire dans les vitrines qui défilent et ma silhouette me plait : je vais faire un malheur ou je ne m’y connais pas… Je chope le métro M11, direction Porte des Lilas, ensuite, je prendrai le tramway qui me déposera à Porte de Vanves en une trentaine de minutes.

J’ai rendez-vous pour 20h et la soirée ne démarre qu’à minuit, va bien falloir s’occuper pendant ces quatre heures. Il faudra que je fasse attention à ne pas trop boire ni à être trop négative. Ce soir, c’est ambiance coupe du monde, ou presque !

Les stations défilent les unes derrières les autres, charriant leur lot de passagers à chaque fois. Les rames sont bondées en ce samedi soir et bien que je sois assise dans un carré quatre places, je n’ai pas assez d’espace pour caler mes jambes. J’ai hâte de sortir de cette étuve qui sent la sueur et qui est si bruyante qu’il m’est impossible d’entendre la musique dans mes écouteurs.

Enfin, j’arrive à destination, j’essaye de sortir sans trop de casse, je passe entre deux gorilles, forts comme des rouleaux compresseurs, qui me broient et me propulsent vers la porte de sortie. Je peine à me désincarcérer de la rame, moi qui suis assez menue, je suis gâtée. Bien évidemment, je me suis fait peloter les fesses en sortant, mais étant donné le monde qu’il y avait, impossible de savoir à qui appartenaient ces mains, et puis je n’ai pas le temps pour me venger, la rame repart. Je rage mais je suis arrivée.

Porte de Vanves ne ressemble en rien à Belleville : tout les oppose même. C’est un quartier chic du 14ème arrondissement, ici ni arabes du coin, ni bouis-bouis chinois, en tout cas, c’est ce que je vois en sortant de la station de tramway, c’est trop peu pour me faire une idée, mais j’aime bien savoir où vivent les gens que je rencontre. Je remonte sa rue, que j’ai trouvée tout de suite, jusqu’à son adresse, un bel immeuble bourgeois, début du XXème siècle.

Fébrile, je repère son numéro sur l’interphone, j’appuie. L’ouverture de la porte se déclenche, j’entre. Je monte dans l’ascenseur qui m’attendait, les deux battants intérieurs se referment en coulissant lentement l’un vers l’autre. C’est un très vieil ascenseur qui sent l’encaustique, on y tient à deux ou trois, mais pas plus. J’entends le bruit de la machinerie pendant le transport, ça grince mais ça marche. Enfin, j’arrive au cinquième, son palier ne contient que deux portes. Le sol est tapissé d’une moquette rouge épaisse, les murs sont imitation marbre, c’est très chic bourgeois. L’une des deux portes est entrouverte, donc, c’est là ! Je sonne pour me signaler, la voix de Jean-Jacques me demande d’entrer. Mes bottines claquent sur le parquet ciré, pas de mobilier dans l’entrée, les murs sont blancs sans tableaux ni décorations, la lumière est tamisée, j’avance lentement, droit devant moi. J’entends une douce musique, un quatuor à cordes, du baroque il me semble. Jean-Jacques est en train de dresser des amuse-gueules pour un apéritif. Il est de dos, j’avance doucement dans cette grande pièce zen. Seules une table basse et deux fauteuils en cuir « Manhattan » occupent l’espace. La musique provient d’une station sonore posée à même le sol. On est vraisemblablement dans le salon, la baie vitrée n’a pas de rideau, la vue donne sur la rue et sur l’immeuble d’en face : les voisins peuvent tout voir, comme sur un écran géant… Enfin, Jean-Jacques se retourne, me fait face, me sourit. Il est habillé tout en cuir noir, très près du corps que l’on devine musculeux et sec. Il a les cheveux courts, la raie sur le côté, gominés, je le trouve rayonnant de beauté.

-          Entre ! N’aie pas peur ! Fais comme chez toi ! Que veux-tu boire ?

Je continue de m’approcher de lui.

-          Bonsoir Morituri ! Comment vas-tu ?

Je me hausse pour l’embrasser, il se laisse faire, ses lèvres sont humides, nos bouches glissent l’une dans l’autre, je salive de plaisir, nos deux visages sont comme emboités pendant de longues secondes. Je serais bien restée dans cette position encore plusieurs heures. On se décolle, finalement.

-          Alors ? Que veux-tu boire ?

-          La même chose que toi, ça sera très bien.

Il sort deux longs verres et les remplit d’un liquide doré fort odorant. Il me tend l’un des deux.

-          Qu’est-ce que c’est ?

-          Du Hibiki. Un whisky japonais qu’un de mes clients m’a ramené. Tu vas voir, c’est du velours brûlant, très savoureux.

Décidément, il est vraiment très classe, ce mec.

-          C’est très dépouillé chez toi.

-          Tu veux dire « minimaliste » je suppose ? Oui c’est voulu, j’habite un deux pièces, j’ai peu d’espace mais ça me convient bien. Je n’aime pas les ambiances surchargées, étouffantes, et puis, je n’y vis que le week-end. La plupart du temps je suis à Londres ou en déplacement. Je n’en profite pas vraiment.

-          Ça ne te gêne pas d’avoir un vis-à-vis avec l’immeuble d’en face ? Ils voient tout chez toi.

-          Pas du tout ! J’aime bien être vu, je n’ai rien à cacher… ça te va bien cette couleur de cheveux.

Enfin, il a remarqué que je n’étais pas tout à fait la même que l’autre fois et ça lui plait : un bon point pour moi.

Je prends place dans un des fauteuils, comme au China Club, j’ai l’impression de me couler dans un confort incomparable. J’ai instantanément envie d’y rester toute ma vie. Qu’est-ce que je me sens bien, je ne sais plus quoi dire. Pourtant, il va falloir meubler jusqu’à 23h environ, avant d’aller à la soirée. Je sirote le whisky et grignote les chips de carottes et de betteraves ainsi que les biscuits au wasabi, qu’il a préparé. Lui qui n’était pas vraiment bavard l’autre fois me détaille en long et en large sa vie professionnelle à Paris et à Londres. J’essaie de lui poser des questions pour éviter de lui parler de la mienne qui est proche du néant comparé à la sienne. Je décline un autre whisky, ça ne serait pas raisonnable. Il me propose de nous préparer à sortir, qu’on y aille doucement, en voiture, on n’est pas très loin des Halles.

Dans l’ascenseur vers le parking souterrain, je lui roule une pelle bien baveuse, je vois qu’il aime ça : je remarque aussi qu’il me laisse l’initiative à chaque fois. On s’admire dans le miroir de la cabine, nous faisons un couple très bien assorti, il n’y a pas à dire, on va se retourner sur notre passage au Blak Klub.

Il est à peine minuit quand nous arrivons en boite, il est encore trop tôt pour qu’il y ait la queue, on rentre tout de suite, on passe par le vestiaire où je laisse mon perfecto et lui sa gabardine en cuir, puis nous voilà propulsés dans le club. Instinctivement, je me mets en retrait derrière son dos et je scrute les environs en espérant ne pas voir Cheval Fou. Comme il n’y a pas foule, c’est vite fait. J’aperçois une silhouette familière : Magalie, Mag, alias Lady Donotdisturb discute avec des copines. Pendant que mon chevalier servant commande des boissons, je vais la saluer.

-          Hey ! Comment vas-tu Mademoiselle Donotdisturb ?

On se fait la bise sans se toucher, elle est outrageusement maquillée, je ne connais pas ses amies qui sont lookées comme des Pokémons intergalactiques : l’une a des dreadlocks fluos, l’autres des cheveux longs violet et vert, elle est montée sur des plateforms-boots dont les semelles font au moins dix centimètres. On dirait des créatures improbables… Elles sont surtout plus jeunes que moi, je le vois bien dans leur regard moqueur qui me donne l’impression d’être une ancêtre sortant du cimetière. Bon, ce n’est pas le genre de soirée que j’aime, donc ce n’est pas grave si j’ai l’air plus vieille que ces greluches échappées d’un zoo de Star Wars.

Lady Donotdisturb se dandine au son technoïsant du moment dans sa robe en vinyle noir. Morituri nous rejoint avec les verres, salue du bout des lèvres les trois filles sans les embrasser. L’effet est dévastateur, elles bavent d’envie devant lui, je jouis intérieurement : j’ai gagné ma soirée. Je daigne leur présenter mon cavalier, les filles ne se gênent pas pour le faire en retour en gloussant… En revanche, je n’arrive pas à me caler sur la musique, l’électro gothique ou la darkwave technoïde n’est pas mon truc, je le savais, mais faudra que je fasse avec ce soir. On boit notre verre tranquillement, accoudés au bar, la boite se remplit gentiment, mais ça ne se presse pas beaucoup.

Morituri est dans son élément, je le vois bien. La musique devient plus sombre et plus dansante, le son est plus fort, il m’embrasse puis m’attire vers la piste, c’est parti. Il danse comme un robot désarticulé, en rythme avec les beats et les flashs stroboscopiques ; lui que j’ai vu si pondéré, si discipliné, se lâche totalement. Bon, ce n’est pas Mickael Jackson non plus, mais il remue bien, il trempe sa chemise en cuir. Même si je n’ai d’yeux que pour lui, je m’aperçois que tous ceux qui sont sur la piste sont tous plus jeunes que moi. D’habitude je m’en fous, mais là ça m’énerve un peu. Puis, alors que je ne m’y attendais pas du tout, quelqu’un me bouscule, et me rebouscule. Je me retourne et je vois un groupe de jeunes gars qui s’amusent à pousser les danseurs : ils essayent de stimuler un pogo punk qui ne prend pas vraiment. Je finis par distinguer des looks de skinheads, je m’en écarte instinctivement. Ils tournent en rond, poussant tout le monde, faisant semblant de chercher la bagarre, ils sont hilares. Morituri me prend par la main et nous quittons la piste, les videurs arrivent et leur demandent de se calmer un peu, mais sans plus. On se dirige vers le bar où Lady Donotdisturb se tient toujours, elle sirote lentement son drink. Nous sommes en sueur, j’ai soif, je commande des gin-to pour nous deux. Le temps que le serveur les prépare, je me penche vers ma copine.

-          T’as vu, il y a des skinheads, ce soir ? Qu’est-ce qu’ils font là, ces cons ?

-          Ouais, j’ai vu ! ils sont quasiment tout le temps-là, tu sais, ils sont cools.

-          Mais, ce sont des fachos et toi, tu les trouves cool ?

-          Ben ouais, ce sont même des potes. Ils ne sont pas plus fachos que toi, d’ailleurs !

Lady Donotdisturb a lâché la dernière phrase avec une pointe d’agressivité. Morituri nous écoute sans rien dire.

-          Quand j’étais plus jeune, jamais tu n’en aurais vu dans des soirées gothiques ou punks sans que ça se termine en baston générale.

-          Ben ouais, mais le monde a changé, me rétorque Mag, et pas en bien, malheureusement. Plus personne ne veut des noirs et des arabes qui nous font chier, les gens ont enfin ouvert les yeux. Eux les skins, au moins, ils nous défendent contre tous ces islamistes, ces obscurantistes qui asservissent les femmes et qui détruisent notre civilisation. On est tous d’accord, on n’a rien en commun avec ces barbares, alors qu’ils nous foutent la paix une bonne fois pour toute. Seulement, avec tous ces gauchistes de bourgeois qui pullulent dans la société, on est obligés de se protéger, et mes potes me protègent bien… Et en plus, ils sont plutôt mignons.

Je suis éberluée par ce que j’entends. Morituri ne bouge toujours pas.

-          Quoi ? Tu plaisantes, j’espère ? Tu ne vas pas me dire que tu votes Le Pen, toi aussi ?

-          Je n’en ai rien à foutre de voter, mais quand Marine Le Pen s’est présentée aux élections, j’ai voté pour elle, pas toi ?

-          Mais ça ne va pas, non ? Tu débloques complètement, là. Comment une gothique peut-elle voter pour des gens pareils ? Pour des gens qui ont soutenu des collabos, des néo nazis, des négationnistes, des cathos intégristes et qui ne sont rien de plus que des racistes quoi…

Je sais qu’elle est plus ou moins saoule. Elle commence à s’énerver, je le vois.

-          Hey ! Madame Je-sais-tout ! Je t’emmerde, si tu n’es pas contente, tu peux te casser en « Bamboulie » quand tu veux, et si tu me fais chier, j’appelle mes potes. Ça te va ?

Je n’ai pas le temps de répliquer, Morituri s’interpose entre nous deux, me prend la main et nos deux verres, et on va s’installer ailleurs.

Je suis sidérée par ce qu’elle vient de me dire, je ne m’y attendais pas. Morituri me réconforte, me caresse la joue, m’embrasse, et recapte mon attention.

-          Ça ne sert à rien de discuter avec ce genre de personne. En plus, elle a bu, tu n’en tireras rien de bon. Juste un mal de crâne. Allez ! On oublie ?

-          Tu as raison ! Il vaut mieux, oui !

Je note que la boite n’est pas vraiment pleine, ce qui pourrait expliquer les raisons de la présence de ces skinheads, ce sont des clients comme les autres et l’argent n’a ni odeur ni couleur. Leur look est trop parfait, le crâne rasé de frais, le jeans bien propre, les Doc Martens bien cirées, mais je suis surprise d’en revoir après plus de vingt ans de disparition. Ces types n’étaient même pas nés quand ce mouvement existait au début des eighties. Bon, il y a bien des néo-punks, des néo-gothiques, alors pourquoi n’y aurait-il pas des néo-skinheads ? Ce sont des gamins qui jouent plus aux méchants qu’autre chose.

Je suis plus en colère après Magalie : quelle conne ! Tiens, c’est sorti tout seul. Je comprends mieux la tirade de Richard le syndicaliste sur le virus qui infecte notre société. « Ils sont partout ! »

Morituri m’abandonne quelques minutes, il doit aller aux toilettes. J’en profite pour regarder la piste. Entre deux flashs de spotlights, je vois un gars, qui pourrait sortir d’un Mad Max, venir vers moi. Il est grand, il a une crête iroquoise rouge, une chemise de pirate très large laissant entrevoir son torse musclé, et il porte un kilt écossais. Voilà un look hétéroclite comme je n’en ai pas vu depuis longtemps. A mesure qu’il s’approche, je distingue mieux son visage qui est assez jeune : il est métisse noir ou antillais très clair.

-          Comment t’appelles-tu, gente dame ?

-          Je t’arrête tout de suite, mon mec est parti pisser, il revient dans cinq minutes. Tu vas perdre ton temps, je pense.

-          Ça nous laisse un peu de temps pour faire connaissance, alors ! Je t’ai entendu parler avec cette fille au bar tout à l’heure. Je voulais te féliciter, c’est bien, tu es courageuse de l’avoir rembarrée, c’est si rare de nos jours. Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-moi signe.

-          Merci, c’est gentil !

Il m’adresse un clin d’œil complice. J’allais me transformer en forteresse imprenable illico, mais comme il ne me semble pas trop lourd, j’abaisse le pont levis. Je lui fais un large sourire.

-          Et c’est quoi ton petit nom ?

-          Ces imbéciles m’ont surnommé Nénuphar, dit-il en embrassant du regard les clients de la boite, c’est à cause du kilt, et puis il parait que j’ai l’air efféminé et nunuche. Ce pseudo est ridicule mais j’ai fini par l’adopter, après tout, pourquoi pas ! … J’ai aussi des côtés très virils, dit-il en faisant rouler ses biceps.

Je me contente de sourire bêtement. Son visage s’illumine, il est satisfait de sa présentation, sa désinvolture me plait, il l’a remarqué, mais on en restera là.

-          Mon vrai prénom c’est Baptiste.

-          Moi c’est Eileen, et mon mec c’est Morituri.

-          Je sais qui est ton mec. Je le vois de temps en temps dans cette boite… Enchanté Eileen, amuse-toi bien.

Il me quitte pour rejoindre un groupe de personnes qui se dirigent vers les toilettes. Morituri finit par revenir. Je suis lasse de cette soirée.

-          On rentre ? demande-t-il.

Didier Kalionian – Le Blog Imaginaire © 2019

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