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Didier K. Expérience
24 février 2019

Némésis - E.24/35

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Je surfe sur mon nuage depuis que j’ai parlé avec Jean-Jacques, c’est dingue comme ça m’a fait du bien. Des fois, il ne me faut pas grand-chose pour être heureuse… Malheureusement, ça sera de courte durée. Dès que je franchis la porte du boulot, je retrouve les effluves entêtants d’hôpital psychiatrique dans lesquels nous sommes plongés depuis l’annonce de la fermeture du service. Ce n’est plus l’effervescence des débuts, plus personne ne veut monter des barricades, mais plutôt une certaine résignation. Laurence n’est pas réapparue depuis son accrochage avec Martine. Je n’ose demander des nouvelles aux autres de peur qu’on me prenne pour une collabo. Je sens bien que je suis blacklistée, mais ça, j’en ai l’habitude ; simplement, j’attendais plus de solidarité entre nous au lieu du chacun pour soi.

Dès que j’ai mon casque sur les oreilles, je n’entends plus personne, et je ne vois plus rien non plus, je suis dans un autre monde, je m’isole comme je peux. Entre deux appels, j’ai le temps de penser à Jean-Jacques, à mes soirées futures, et à la Pythie. Je réalise que je ne la vois plus, je n’entends plus aucun message. M’aurait-elle abandonnée ? Ou alors, je ne me souviens plus de mes rêves actuellement. De toute façon, son dernier message était tellement abscons qu’il va me falloir des siècles pour le déchiffrer, et je n’ai pas vraiment le temps.

Lors de la pause clope de 10h30, je croise Richard de l’intersyndicale, je le trouve sympa ce gars, même si je ne sais jamais à quel syndicat il appartient. A vrai dire, je m’en fous un peu, mais je ne veux pas le froisser, il a quand même pris ma défense devant tout le monde : c’est courageux. Entre lui et moi, c’est le jour et la nuit ; autant pour venir travailler je suis tirée à quatre épingles, autant lui, est plutôt cool, jeans, baskets, pull trop large, toujours mal rasé et le pire pour moi, une queue de cheval : un vrai cliché de syndicaliste… On est devant la machine à café, ça me fait plaisir de lui en offrir un :

-          C’est pour te remercier de m’avoir défendu. Ce n’est rien, c’est juste un café. Tu ne peux pas le refuser, dis-je en souriant.

Je réalise aussi, que c’est la première fois qu’on se parle.

-          C’est gentil de ta part, mais je n’ai fait que mon boulot.

-          Laurence n’est pas une mauvaise fille, elle était juste énervée parce ce qui se passe.

-          Je ne crois pas. Elle a toujours passé son temps à nous casser du sucre sur le dos. Elle sait tout mieux que nous sans rien connaitre de ce qu’on fait, c’est classique des gens comme elle. Moi, je suis en relation avec l’inspection du travail, mon syndicat, et un avocat spécialiste en droit social, et elle ? Elle me gonfle avec son beau-frère : quelle conne !

Il a lâché l’insulte comme un coup de poing. Il parle plus bas, maintenant.

-          Je vais te dire son problème : elle n’en a rien à foutre de nous ou de vous autres, c’est juste sa gueule qui compte, comme tous les gens qui votent pour le FN.

Là, je suis interloquée. Je ne sais pas pourquoi il me dit tout ça.

-          Ce parti, c’est un virus, une vraie maladie qui détourne les gens de leur véritable classe. C’est comme la gangrène qui te boufferait le cerveau petit à petit. Des gens qui, consciemment, votent contre leurs intérêts, des gens qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, comme cette Laurence qui nous dénigre systématiquement… Nous, on est là pour que le patron respecte la loi, pas pour le remplacer… Alors, méfie-toi des gens comme elle ! C’est à cause d’eux qu’on n’est quasiment plus représentatifs du personnel, parce qu’ils sont tout le temps contre nous. Ok, on ne pourra pas empêcher les licenciements s’il y en a, car comme tu dois le savoir, les patrons font toujours ce qu’ils veulent. Mais en plus, elle nous a mis des bâtons dans les roues, et le pire, il y en a qui l’écoutent. Comment tu veux qu’on s’en sorte tous ?

Je reste silencieuse, me contentant de hocher la tête. Je ne sais pas quoi dire, la lutte des classes, ce n’est pas trop mon truc.

-          Enfin, c’est comme ça… Merci pour le café, c’est sympa. Viens nous voir au local si tu as des questions ou si tu as besoin de nous, tu seras toujours la bienvenue.

On se serre la main franchement, comme deux routiers pourraient le faire… J’ai cru qu’il allait partir avec mon poignet ! Je le regarde s’éloigner, nonchalant, les mains dans les poches, sa queue de cheval s’agitant derrière sa tête. Certains le saluent, d’autres l’ignorent, mais tous se taisent sur son passage. Sa dégaine me fait rire, mais j’aime son franc-parler ; c’est un personnage, c’est indéniable.

Si les syndicats et la vie de l’entreprise ne m’intéressent pas, les partis politiques encore moins. Je n’ignore pourtant pas la propagande du FN. Je suis assez surprise, car à mes yeux Laurence ne ressemble pas à ceux qui pourraient le soutenir. Je me rends compte que je suis incapable de me faire une idée juste de cet électorat… Depuis qu’il y a cette histoire de licenciement, le monde réel s’est violement invité dans mon quotidien et je ne sais pas comment m’en dépêtrer. C’est la première fois que j’y suis confrontée directement et que j’en comprends les enjeux. J’essaye de m’y intéresser mais ça ne rentre pas : au fond, que Laurence soit une sympathisante du FN, je m’en fiche, du moment qu’elle me fout la paix. Que le syndicat puisse s’occuper de nous, c’est très bien, mais lui aussi, il devra me laisser tranquille. Moins je serai mêlée à ces fous, mieux je me porterai.

La journée n’est pas encore terminée, il peut encore s’en passer de drôles. Martine, notre psychopathe en chef, nous surveille depuis son mirador, je veux dire, depuis son bureau. L’open-space gronde en sourdine en permanence depuis que Laurence est partie. D’ailleurs, personne ne sait pourquoi elle n’est pas venue aujourd’hui. Je m’en veux un peu de ce qui s’est passé, je sais que sa colère était légitime : ça n’aurait jamais dû se passer comme ça hier… Vivement ce soir que je sois en vacances.

Plus tard dans l’après-midi, le responsable de Martine fait une apparition, il se rend directement dans son bureau. Tous les deux s’entretiennent quelques minutes avant d’en ressortir ensemble, ils font le tour de l’open-space en dévisageant tout le monde : c’est assez désagréable, on se croirait en prison. Pendant qu’il fait son tour, Mr. Grand Buffle discute avec Martine, il parle normalement mais suffisamment fort pour que tout le monde l’entende :

-          Martine ! J’avais demandé à ce qu’on shoote tous les « Mexicains » de tous les services. Pourquoi n’est-ce pas fait chez vous ?

-          Monsieur ! il a fallu faire des remplacements, il y a un surcroit de travail, il fallait parer au plus pressé…

-          Il n’y a plus rien de pressé, maintenant. On n’a plus besoin d’entretenir l’armée mexicaine dans nos locaux. Je veux que tout le surplus de personnel soit viré ce soir. Merci.

Martine ne répond que par un sourire pincé, elle suit son responsable comme un petit chien. Il fait le tour de l’open-space à grandes enjambées, il est grand et charpenté comme un rugbyman, mais en costume cravate. Mais je l’aurais plutôt vu vendre des têtes de veaux sur le marché qu’en responsable. Il n’est visiblement pas content de la situation, Martine semble abattue, elle n’aime pas décevoir ses supérieurs, on va morfler.

Cependant, on a tous entendu ce qu’il a dit, je suis choquée par ses propos dignes d’un marchand d’esclaves du XVIII-ème siècle : quel mépris ! Mais les autres sont seulement stupéfaits par le fait que l’équipe va diminuer et qu’elle ne pourra pas contenter les clients qui appellent toujours autant. Moi, ça ne me stresse pas plus que ça : on ne peut pas répondre à plus d’une personne à la fois. Je suis juste déçue pour les stagiaires qui vont nous quitter. D’ailleurs, la sentence ne se fait pas attendre très longtemps, Martine les convie dans son bureau quelques minutes après le départ de son responsable.

La moitié des postes se vident.

Là-haut dans son bunker de verre, Martine se tient au milieu d’eux, raide comme un piquet, leur expliquant ce qu’ils ont tous entendu. L’entretien collectif ne dure quelques minutes, puis ils retournent tous à leur place, rangent leur bureau, éteignent leurs PC, prennent leurs affaires, et nous disent au revoir. Ils sortent en silence. Nous regardons la scène, sidérés. Martine est sur le perron de la porte du service, le sourire aux lèvres, leur serrant la main tour à tour, leur souhaitant bonne chance pour la suite.

Dans cette vie, je ne me suis jamais sentie à ma place, mais aujourd’hui, plus que jamais, je n’y suis pas. Je ne sais pas ce que me réserve la direction, mais une chose est sûre, je ne me battrai pas pour rester dans cette boite. Je ne pourrai pas accepter n’importe quoi à n’importe quelles conditions.

Enfin, sonne l’heure, je vais pouvoir me prélasser dans la paresse pendant une semaine. Cette fois-ci, je suis pressée, pas question de trainasser. Je prends mes affaires sous mon bras et je quitte l’open-space ; Martine est toujours sur le perron, elle me tend la main pour me dire au revoir, je la serre du bout des doigts et j’accélère le pas. Une fois dehors, je peux enfiler mon perfecto et me rajuster un peu, j’ai préféré le faire ailleurs que sur mon poste, de peur que Martine me retienne pour x raison… Ça y est, je suis libre, je vais pouvoir souffler un peu et oublier toute cette paranoïa.

Je cours jusqu’à la station de métro, mon Navigo en main, je passe le tourniquet, je suis sur le quai, plus rien ne peut plus m’arriver maintenant, mais j’ai quand même l’impression d’être poursuivie… La rame arrive, je monte, je me faufile parmi les passagers et je vais m’assoir dans le fond. Ce soir, je me prends un pack de Leffe, c’est jour de fête.

Je rentre chez moi, mon pack sous le bras et quelques courses que j’ai faites chez mon épicier arabe ; je me mets à l’aise, c’est-à-dire, je me déshabille complètement et je me jette dans la douche. Ce soir, je veux être totalement débarrassée de cette poisse qui pourrait encore me coller. Je suis trop contente d’être en vacances et je veux célébrer ça. Enroulée dans mon peignoir noir de soirée, je mets un disque des Cure, « Pornography » est assez planant, ça sera parfait, je suis assise confortablement sur mon lit, je décapsule ma première bière, je m’allume une clope et je prends mon téléphone. Je relis tous les messages de Jean-Jacques, plusieurs fois. Très laconiques, c’est le moins qu’on puisse dire. Je réalise qu’il ne m’a pas encore envoyé son adresse. J’avale une gorgée, je tire une taffe, c’est décidé, je lui envoie un petit message. « Salut Morituri. N’oublie pas de me donner ton adresse. A demain, je t’embrasse »

Je repose le téléphone, je sais qu’il ne pourra pas répondre tout de suite. En attendant, je laisse mon esprit vagabonder au son de la musique. Un bip me fait sursauter : je n’en reviens pas, il me répond déjà.

Je lis le message comme si ma vie en dépendait. « Suis dans l’Eurostar, j’arrive ce soir. Voilà mon adresse à Porte de Vanves. A demain. Hugs, M. »

Je suis tellement contente, que j’en embrasse avidement le téléphone.

Didier Kalionian – Le Blog Imaginaire © 2019

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