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Didier K. Expérience
28 novembre 2020

Pleshka - E.16/23

Pleshka 0

Varoujean m’avait envoyé les coordonnées de son contact avec une photo pour que je puisse le reconnaitre facilement, j’avais également son numéro de téléphone. Hratch habitait à Erevan, mais je n’avais pas son adresse, et puisqu’il n’était pas très tard, je me décidai à l’appeler.

-          Allo, Hratch, je suis Daniel, un ami de Varoujean, je suis en vacances à Erevan, il t’a sûrement parlé de moi ?

-          Ah ! oui. Bonjour.

-          J’ai besoin de renseignements concernant…

Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase, qu’il me coupa sèchement.

-          D’accord, mais pas au téléphone. On peut se voir demain midi dans le Parc de la Liberté ?

-          Euh ! oui, OK ! Mais c’est par rapport à ce que t’a dit Varoujean…

-          Pas au téléphone. A demain.

Le mail de Varoujean était aussi laconique. Il me demandait de rencontrer Hratch sans plus attendre.

Eh bien ! Le mystère s’épaissit toujours plus, me dis-je. Et pour ce soir, je n’avais aucune nouvelle de Lisa et Yuri, donc, j’avais de grandes chances de passer la soirée sans eux.

Lorsque je sortis du bureau de change, la nuit commençait à tomber ; je vis clairement les deux chasseurs de combat russes qui fonçaient juste au-dessus de moi. La détonation provoquée par les moteurs des avions était impressionnante. Les clignotants rouges aux bouts des ailes scintillaient, je suivais leurs traces des yeux. Je ne me lassais pas de ce spectacle inédit pour un Occidental. Malheureusement, ce ne serait pas suffisant pour occuper ma soirée.

En arrivant, Margaret me sauta littéralement dessus.

-          Un certain Yuri m’a laissé un message pour vous. « Rendez-vous ce soir vers 20h à l’American Jazz Café ». Vous connaissez quelqu’un qui s’appelle Yuri ?

-          Oui, fis-je. C’est un ami de Lisa.

-          Avec un prénom comme celui-là, j’ai voulu parler en russe avec lui, mais il ne comprenait pas. C’est bizarre, non ?

-          Je ne sais pas, Margaret, mentis-je… Vous savez où se trouve cet American Jazz Café ?

-          Je crois que c’est à l’entrée du Parc de la Liberté. En tout cas, ce n’est pas très loin. Vous verrez, il y a une grande terrasse. C’est toujours plein d’Occidentaux.

Ainsi Yuri voulait me voir, c’était bon signe. Ça voulait dire aussi qu’il ne serait pas pressé d’aller sur le terre-plein de Pleshka cette nuit. On aurait tout le temps pour discuter et j’adorais parler avec lui, enfin, plutôt l’écouter parler.

Margaret me proposa un café arménien, elle savait que je ne refusais jamais un tel délice. Mais avant de le déguster, j’allai dans ma chambre remplir le réservoir et allumer la résistance de la douche : une bonne demi-heure suffirait, je commençais à être rôdé.

J’étais plutôt en avance, mais la compagnie de Margaret me pesait, elle voulait toujours tout savoir sur les amis que j’avais à Erevan, je ne savais plus comment faire pour lui cacher la vérité. Ça m’ennuyait de devoir mentir, mais j’avais peur qu’elle raconte quelque chose à des oreilles indiscrètes, ce qui pourrait mettre dans l’embarras mes amis. Donc, dès que j’ai pu, je m’éclipsai.

En effet, l’American Jazz Café ne fut pas très difficile à trouver. En bordure du Parc de la Liberté, en direction de la Place de la République, un endroit chic et moderne, un bar et une grande terrasse fermée, protégée par de grands parasols, il y avait foule ce soir-là.

Je fis un premier tour pour voir si Yuri s’y trouvait, mais il ne semblait pas encore arrivé. Je vis tout de suite la différence entre le Montecristo et ce bar, ici la clientèle était majoritairement anglophone, occidentale, et très aisée. Je m’installais tranquillement en terrasse, dans un fauteuil confortable, avec une bière.

Yuri arriva avec presqu’une demi-heure de retard. Ce qui me donnait une petite indication sur l’importance de notre rendez-vous : rien d’urgent. Une autre chose me surprit, il n’avait pas cette belle apparence qu’il affichait depuis qu’on s’était rencontrés. Il paraissait négligé, les traits tirés, les vêtements froissés, on avait l’impression qu’il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours… Il me serra la main chaleureusement, héla un serveur et commanda un double café.

-          Ça va, Yuri ?

-          Je vais très bien. Je suis juste un peu fatigué. Cette nuit, j’ai fait la fête avec un groupe de Russes, j’ai baisé avec tous ces mecs, je suis KO pour la journée. J’ai bien gagné, ils ont été généreux avec moi.

-          Ah ! ok !

-          Je te choque ?

Je répondis par la négative, mais j’étais choqué en réalité.

-          Tu sais, c’est ma façon de gagner de l’argent, mais là, c’était bien. Les mecs étaient pas mal, on a bien bu, on était dans une suite de l’hôtel Marriott, et ils ont payé en dollars. La classe quoi !

Je ne savais que dire.

-          C’est sympa ici, tu ne trouves pas ? La majorité des clients sont des Canadiens ou des Américains. Je me sens un peu chez moi.

Malgré le brouhaha des discussions, on distinguait quand même un peu la musique, du jazz vocal, il me semblait reconnaitre Nat King Cole et « Unforgettable » … Yuri bailla à s’en décrocher la mâchoire, il s’affala autant qu’il put dans le fauteuil.

-          Excuse-moi ! je ne tiens plus debout.

Un serveur déposa le double café que Yuri s’empressa de goûter. Il était bouillant.

-          Ah ! Un bon café de chez nous ! Un pur jus de chaussettes. Une vraie merveille.

-          Haïk va bien ?

-          Il est aussi KO que moi. Il a remplacé Sasha cette nuit. Heureusement que c’est une machine à baiser, sinon je ne sais pas comment j’aurais pu assurer tout seul.

Il but une longue gorgée puis reposa la tasse d’un air songeur. Il prit un air plus grave.

-          J’ai lu l’article de Varoujean qui est paru dans ce magazine, les NAM. : c’est pas mal du tout. Je suis impressionné… Lisa lui a demandé d’en faire une version anglaise, mais le magazine refuse pour le moment. En tout cas, les réactions sont bonnes, j’ai prévenu la mère de Joshua qui a déjà reçu une copie en français par mail. Elle va se débrouiller pour le faire traduire. Tu sais, elle se jette sur toutes les informations pour élucider cette affaire. C’est une brave femme. Je ne la connais pas encore, mais on communique par mail et par téléphone. Je l’aime bien.

J’étais un peu sur le cul. C’était moi qui devais le mettre au courant et c’est lui qui m’informait.

-          C’est tellement injuste ce qui lui est arrivé…

-          Oui, on s’aimait. On allait partir ensemble pour Los Angeles. C’est vraiment nul, toute cette histoire…

… Ce soir-là, j’avais reçu un texto de Joshua.

« Yuri, si tu veux me voir je suis dans le Parc de la Liberté, dans un des bars. Celui qui a un billard, je t’attends. »

Il hésita avant de l’envoyer, puis appuya sur la touche. C’est parti, ils allaient sceller leur sort. Une seconde plus tard, la réponse de Yuri tomba, telle un missile :

« J’arrive »

Yuri était parti en trombe de l’appartement des Kaloustian, laissant à Lisa, troublée, le soin de refermer la porte. Il courut à perdre à haleine dans la rue jusqu’au parc. Là, il savait se repérer, deux ans sur le terre-plein l’avaient familiarisé avec les silhouettes, les ombres et l’obscurité. Il vit la banderole de lumière qui éclairait le billard. Au loin, il aperçut Joshua assis à une table, qui scrutait tout autour de lui. Il l’appela en anglais.

-          Joshua ! Joshua ! J’arrive, je suis là. Joshua ! Je suis là !

Joshua se leva et l’accueillit dans ses bras.

-          Yuri, mon amour ! Je savais que tu viendrais, dit-il en souriant.

-          Alors, Joshua ! Qu’as-tu décidé ?

Ils étaient debout devant la table, enlacés, à la lumière, devant les rares clients. Les serveurs n’osèrent pas intervenir ni interrompre ce qui ressemblait à des retrouvailles entre touristes.

-          Yuri, j’ai bien réfléchi. Ce n’est pas une décision facile à prendre, mais je l’ai prise. Comme tu le sais maintenant, je prends au sérieux tout ce que je fais. Je t’ai toujours pris au sérieux et je pense que notre amour est sérieux. Ma mission à l’université a toujours été une priorité pour moi …

-          … Donc, qu’est-ce que ça veut dire ?

-          Ne me coupe pas, ou je ne vais jamais y arriver. Ce que je veux dire, c’est que je vais quitter mon ONG définitivement, c’est ok.

Dès qu’il entendit la réponse, Yuri l’embrassa, un long baiser ventouse et sonore. Les serveurs intervinrent alors pour leur demander de respecter la clientèle…Yuri sourit et envoya un discret baiser au ciel en guise de remerciement.

-          Merci Joshua, c’est incroyable, je n’en reviens pas. Je t’aime et tu m’aimes, c’est formidable. Il reste à trouver une solution pour Sasha. Tu me promets qu’on ne l’abandonnera pas une fois installé à L.A. ?

-          Je te le promets. On fera tout pour le faire venir…

Yuri se tut et baissa les yeux.

D’après ce que je comprenais de son récit : quand ils prirent enfin leur décision, lui et Joshua, Sasha ne venait pas avec eux. Mais ce n’était encore qu’une éventualité… En tout cas, le fait de revivre ce moment, avait plongé Yuri dans un état de tristesse incroyable… Il fit signe à un serveur.

-          Une vodka-tonic pour moi, et pour toi ?

-          Je reste à la bière. Merci.

-          J’ai besoin d’un remontant. Pourtant, j’ai bu plus que de raison cette nuit, mais ce souvenir me rend mélancolique… Et puis, je ne travaille pas ce soir.

Il avait les yeux cernés par la fatigue, c’était la première fois que je le voyais dans cet état. S’il était toujours aussi beau, il était largement moins attirant. Ses grands yeux de chien battu lui donnaient un petit côté James Dean, mais sa dégaine fatiguée le rapprochait plus des racailles de cités des banlieues françaises, que du playboy hollywoodien. Ou alors, son charme avait cessé de me captiver au moment où je me rendais compte de la réalité du personnage : un drôle d’amoureux, sans doute intéressé.

Je ne savais plus quoi dire, j’espérais qu’il enchaine.

-          Tu sais, grâce à Varoujean et aux bons résultats qu’il a obtenu sur les réseaux sociaux, je pense qu’on ne devrait pas attendre longtemps pour avoir de bonnes nouvelles… Mon petit doigt me dit que ça sent bon tout ça.

Je ne voyais vraiment pas ce qui le rendait aussi optimiste. Un article et un entrefilet dans un magazine n’allaient tout de même pas régler une affaire de meurtre. Je l’avais cru intelligent, mais là, il avait des réactions puériles dignes d’un ado.

Mais peut-être avait-il raison ? Il en savait sûrement plus que moi de toute façon, et cette histoire était vraisemblablement sur le point de se dénouer.

On avait dû écourter.

Je rentrai chez Margaret plus tôt que prévu : Yuri ne tenant plus debout, il avait préféré rentrer se coucher. La soirée m’avait permis de découvrir un nouvel endroit dans Erevan, mais c’était tout. Yuri m’avait déçu, il ne m’avait même pas tenu compagnie alors qu’il avait demandé à me voir.

Mon Dieu que c’était difficile d’aider son prochain ! m’exclamai-je.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2019 - 2020

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