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Didier K. Expérience
22 février 2019

Némésis - E.22/35

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Le réveil sonne, je sors doucement d’un sommeil qui fut mauvais. J’ai mal dormi, j’ai mal au crâne et j’ai faim. Le joint m’avait coupé l’appétit, mais maintenant j’avalerais un bœuf ! Bien évidemment, la cafetière est vide. Je sais que je vais être mal lunée toute la journée. J’allume une clope. Je réfléchis à ce que je dois faire tout de suite. Allez ! Prendre une douche me semble raisonnable.

Je me regarde dans le miroir, ce n’est pas terrible ce matin. Mes cinquante ans me renvoient à la réalité, ma jeunesse me quitte en courant. Tant pis, aujourd’hui ça sera sans fard. Un coup de peigne sur ma tignasse noire, un coup de laque, et Lady Macbeth est ressuscitée. Pas le temps pour le maquillage, après tout, je vais au boulot, pas en boite. J’espère que mon public dans le métro sera plus indulgent que mon miroir, qui lui est impitoyable. Il voit tout et montre tout. Vous qui me regarderez, je vous plains ce matin.

Je ne suis pas encore en retard, mais ça ne va pas tarder. Je consulte mon portable : Oh ! J’ai eu un appel de Jean-Jacques, et je l’ai raté ! Il a appelé vers 2h du matin, mais n’a pas laissé de message. Je m’en veux de m’être échouée comme une vieille baleine sur mon lit à espérer que la Pythie vienne me parler à nouveau. Quelle conne ! … En plus, si elle a dégoisé sur Morituri, je ne me souviens de rien, c’est malin. Je passe mon temps à toujours tout rater. J’enrage !

Il y a un point positif, tout de même. S’il a appelé, ça me donne le droit de le rappeler. En attendant, allons retrouver les naufragés du boulot.

Depuis que j’ai eu cette proposition, je ne vois plus mon trajet de la même façon. Hier encore, je n’avais qu’une hantise, qu’ils me gardent ! Et aujourd’hui, je me dis : pourquoi pas. Les stations de métro défilent mais je m’attarde plus sur ce que je vois, maintenant. Je prends même le temps de regarder les gens, j’ai l’impression d’être au théâtre et d’assister depuis mon strapontin, à cette tranche de vie. Ces gens sont des acteurs, je trouve qu’ils jouent bien leur rôle d’employés, d’étudiants, ou de femmes de ménage, ou même de clochards, puisqu’il y en a plein dans le métro. Je suis presque émue de faire partie de la distribution. Heureusement que j’arrive à destination, sinon, je pourrais avoir une larmichette au coin de l’œil. Comme on est content d’aller au spectacle, on est aussi content d’en partir.

C’est une ambiance prérévolutionnaire que je découvre. Hier tout allait pas trop mal et là, ça ne va plus du tout.

-          Ah ! Tu tombes bien ma belle, me cueille Laurence. Figure-toi que ces enfoirés de la direction ont comme projet de nous obliger à former nos remplaçants. Si ce n’est pas du mépris, je ne sais pas ce que c’est. Ils n’ont pas le droit.

-          Et qu’est-ce qu’il en dit ton beau-frère ?

-          Il dit qu’ils n’ont pas le droit.

-          Et l’intersyndicale ?

Laurence ne me répond pas et s’en va rameuter le reste de l’open-space qui va se transformer en champ de bataille, je le sens. Elle n’a pas remarqué que je me moquais gentiment, j’avais envie de rire, c’est raté.

Effectivement, si c’est vrai, c’est une tuile. J’aperçois Martine qui me fait un large sourire. Je ne sais plus comment me comporter. La proposition revient trotter dans ma tête et me paralyse… Le téléphone sonne sur mon poste, je mets mon casque et je réponds. Voilà, ça s’est fait tout seul, je n’ai plus besoin de réfléchir, je travaille. Sans m’en apercevoir, j’ai lancé le mouvement de reprise de l’activité. A 8h, je suis la seule. A 8h30, la moitié des télévendeurs a repris, et à 9h, tout le monde est à sa place. Martine me fait un clin d’œil discret, mais je l’ai bien vu. Cette nouvelle complicité me gêne, je ne veux surtout pas être complice de quoi que ce soit avec cette maniaque paranoïaque. Pourtant, grâce à moi, cette mini-révolution a fait pschitt, elle est partie en cacahouète quoi.

Laurence qui m’observe depuis un certain temps, a vu, j’en suis sûre. Je ne sais pas encore si c’est un bon ou un mauvais présage. Décidément, j’aimais mieux quand je n’avais pas de stratégie, parce que là, j’ai tout à apprendre.

Il n’est pas encore 12h que ma voisine se met à rouspéter de plus belle. Qu’est-ce qu’elle a encore ?

Elle vient de recevoir un mail du logiciel de validation des congés. D’autres l’ont reçu également, j’entends les mêmes réprobations. Je suis en panique, moi qui rêvais de liberté et de beuveries gothiques tous les soirs. Je regarde ma boîte mail, je n’ai rien. Peut-être n’est-il pas encore arrivé ? Ça se coince parfois, ces truc-là ! Par acquis de conscience, je clique sur le logiciel et je découvre l’ampleur du désastre. Tous les congés posés jusqu’à la fin du mois prochain sont en rouge avec la mention « annulés », sauf… les miens : ma semaine est toujours en vert. Je suis masquée. Je respire mais je suis surprise.

Laurence me regarde avec une face hargneuse de bouledogue, ses congés sont annulés. Je crois que notre réconciliation va s’annuler aussi. Mais bon, je n’y suis pour rien moi, je ne sais pas ce que manigance la direction… C’est la pause déjeuner, Laurence se lève et me lance, narquoise :

-          Bon appétit ! Digère bien !

Je réponds, du bout des lèvres, un « merci » pas très convaincant. J’espère qu’elle ne va pas monter tous les autres contre moi, ce n’est pas le moment de me brouiller avec eux. Ma théorie d’épuisement des congés avant licenciement vient de tomber à l’eau, sauf s’il n’y a que moi dans la charrette. Mais alors, que devient la proposition de changement de service ? Je jette un œil furtif au bureau de Martine, elle nous surveille les bras croisés sur sa poitrine, l’air toujours aussi sévère, son visage reste impassible. Sa rectitude m’impressionne et me glace en même temps.

Je rejoins les autres à la cantine, prête à les affronter, mais je les trouve en grande discussion avec un des membres de l’intersyndicale, un mini meeting improvisé s’est constitué parmi ceux qui attendent qu’une place se libère pour déjeuner. Le syndicaliste explique les derniers développements ; manifestement, il n’est pas au courant de cette histoire de congés annulés.

J’essaie de me faire toute petite, mais Laurence est déjà en train de haranguer une partie du personnel, surtout ceux qui ne sont pas concernés. Elle ne se gène pas pour houspiller le délégué, c’est le problème avec elle : elle n’accorde de crédit qu’à ceux qui parlent comme elle et qui ne connaissent bien souvent que sa version des faits. Donc avec des tenants tronqués ou mal compris et des aboutissants à l’emporte-pièce. A peine ai-je mis un pied dans le réfectoire que tous les yeux se tournent vers moi. Déjà qu’avec mon look, je ne passe pas inaperçue. Si la touche « invisible » existait, j’aurais appuyé dessus à fond pour disparaitre.

Laurence engueule tout le monde maintenant, elle critique le manque de soutiens des autres collègues, dont le tour d’être viré approcherait immanquablement. Le délégué vient me voir et m’explique que légalement, la direction peut annuler des congés à deux mois de leur prise. De toute façon, ce qui compte c’est la réunion extraordinaire qui aura lieu à la fin du mois. Laurence s’approche :

-          Richard ! Ferme ton claque-merde ! Ne parle avec elle ! Elle n’en a rien à foutre de nous. A part ses conneries de punks dégénérés, elle ne comprend rien. Avec ses airs de ne pas y toucher, c’est une lèche-cul. Moi je te le dis !

Je suis estomaquée, là. Richard lui répond sèchement.

-          Non mais, ça ne va pas de parler comme ça aux gens. T’as pété un boulon ou quoi ? T’as intérêt à t’excuser ou ça va chier pour toi. Si tu crois que je vais me laisser insulter par toi, tu rêves.

-          Allez, ça va ! Les syndicats, vous êtes tous achetés par la direction, vous êtes leurs toutous, de vrais caniches aux ordres, et c’est nous qui payons les pots cassés, maintenant. Tout le monde s’en fout de ce qu’on va devenir. Pas vrai, vous autres ?

Je vois que Richard a envie de hurler mais il préfère s’en aller. Les autres collègues tentent, tant bien que mal, de calmer Laurence, dont l’adrénaline reflue lentement. Elle reprend sa place dans la queue tout en me jetant un œil noir. C’est une sanguine, mais je pense qu’elle est allée un peu loin. Son esclandre s’est fait aux yeux de tous, il y a autant de témoins que je veux, et surtout, le syndicaliste a pris ma défense. Et puis la proposition de Martine clignote dans mon esprit pour m’empêcher d’agir, c’est une bonne chose. Je ne veux pas détruire mes chances d’évoluer si elles existent.

Mon Dieu comme j’aimerais disparaitre ou me téléporter dans une autre dimension. Je repense à la phrase de la Pythie : peut-être qu’il ne restera que moi de l’équipe, peut-être que c’est la solution, finalement… Je n’ai jamais supporté mon environnement de travail, mais cette fois-ci, c’est confirmé, je le déteste.

J’ai hâte de rentrer et de parler avec Jean-Jacques, j’espère que tout va bien se passer entre nous. Mais avant ça, il va falloir affronter les quelques heures qui restent et il peut encore se passer des choses. J’étais mal lunée en arrivant, je crois que je partirai bien énervée ce soir.

Effectivement, en rentrant du réfectoire, nous assistons à une scène d’engueulade entre Laurence et Martine, qui alertée, a convoqué celle-ci dans son bureau. Ça hurle de partout, ça vocifère, ça s’agite. On suit le match avec anxiété et intérêt. Laurence le bouledogue contre Martine la gorgone. Malheureusement, ça tourne court rapidement : le chien ne fait pas le poids contre le dragon des ténèbres qui la terrasse par quelques arguments bien tournés, tantôt lui rappelant la loi, tantôt sa soumission contractuelle. Les diplômes de Martine, ses formations management et ses années d’expérience ont eu raison de la télévendeuse mal dégrossie qui n’avait que son énervement à opposer. Au final de cet entretien houleux mais sans surprise, la chef lui ordonne de sortir de son bureau. Celle-ci, hébétée, ne se le fait pas dire deux fois ; elle part en claquant la porte, prend ses affaires, puis quitte l’open-space dans un accès de rage qu’on ne lui avait jamais connu auparavant.

Quelle journée ! me dis-je.

Le départ de Laurence nous laisse dans un climat d’insurrection larvé, mais le calme revient petit à petit.

Laurence m’avait souhaité une bonne digestion, et à la place j’ai une crampe d’estomac, j’en ai mal au ventre.

J’attends fébrilement 17h. J’ai l’impression que tout le monde me regarde, je crois sans me tromper qu’ils imaginent que c’est moi qui ai cafté. Mais quand en aurais-je eu le temps ? Je n’ai pas envie de démentir pour le moment, je suis lassée de cette guerre de tranchées entre nous, qui fait le jeu de la direction et qui me rejette dans le camp de Martine, malgré moi.

Ce soir, je me prends un pack de Leffe, ça m’aidera à décompresser.

Didier Kalionian – Le Blog Imaginaire © 2019

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