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Didier K. Expérience
20 février 2019

Némésis - E.20/35

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Je passe la journée du dimanche à dormir, je récupère doucement de ma soirée. Jean-Jacques hante mes rêves les plus chauds, je me sens bien. Je garde les volets clos, je suis bien dans le noir, de toute façon, je n’ai rien d’autre à faire.

Le lundi est un jour maudit entre tous, il arrive toujours plus vite que les autres. Surtout qu’il me faut retrouver mes « camarades » de souffrance, les Sacrifiés du MEDEF. Heureusement que mon week-end fut bon, sinon, je déprimerais bien plus. Mes collègues vont devoir s’habituer à ma nouvelle couleur de cheveux, une de plus, me direz-vous.

Ce matin, en arrivant au bureau, je trouve un tract de l’intersyndicale sur mon PC, nous enjoignant de ne pas répondre à la demande de rupture conventionnelle de la direction. Ça tombe bien, je ne réponds à rien depuis que je suis dans cette boite, ce n’est pas maintenant que je vais le faire. Cependant, s’il n’y a personne pour monter volontairement dans la charrette, elle sera remplie de force. Toute la matinée, mes collègues me sondent discrètement pour connaitre mes intentions, voire pour m’influencer. Je suis redevenue la pestiférée, celle qui pourrait faire un effort pour sauver ses camarades. On est quelques-uns à ne soi-disant pas avoir de vie, c’est-à-dire, pas de vie de famille, bien sûr. La fin du mois est la date butoir, ensuite il y aura une réunion extraordinaire qui statuera sur notre sort. J’ai hâte qu’on en finisse.

J’ouvre ma messagerie pour connaitre les derniers développements du travail à faire, et ô miracle, j’ai le mail de confirmation de mes congés. D’habitude, je lève le pouce pour avertir Martine que c’est OK, mais là, je me ravise. Tout geste peut être mal interprété maintenant. J’irai la remercier en partant ce soir. Je suis hyper contente, ça veut dire que dans cinq jours, je serai libre pour une semaine. Ça signifie également que j’avais raison sur le solde des congés, je vais faire partie de la charrette.

Ma voisine de bureau, Laurence, avec qui j’avais eu une altercation la semaine dernière, m’invite à boire un café à la machine. Je suis dubitative mais j’accepte : ça ne peut pas me faire de mal.

Laurence a une quarantaine d’années, mais elle en parait cinquante largement, petite blonde rondouillarde, trois enfants, des crédits sur le dos en pagaille. Je sais que pour rester, elle est prête à tout accepter, même un reclassement en province. On est toutes deux devant la machine à café à attendre que le gobelet tombe, comme si c’était un couperet. J’ai aussi l’impression de prier la sainte machine… On n’est pas très loin du bureau de Martine, qui est un peu notre mère supérieure.

-          Je sais qu’on n’a pas vraiment eu l’occasion de se parler, mais aujourd’hui, il faut se serrer les coudes. Je me suis un peu énervée la semaine dernière, je suis désolée. J’étais à cran. Les gosses, le boulot, le stress, tout ça en même temps : c’est dur parfois.

Pour le moment, je me contente d’acquiescer par un sourire. Je sens que l’invitation n’est qu’un prétexte pour me parler de quelque chose de plus précis. Elle s’est à peine excusée.

-          Alors qu’est-ce que tu penses de tout ça ? attaque-t-elle. D’après toi, on va fermer ou pas ?

-          Je pense, mais je peux me tromper, qu’on va effectivement fermer. Et que le reclassement, c’est du bidon… J’ai bien lu le tract de l’intersyndicale, je fais exactement ce qu’ils disent, mais de toute façon, j’ai peu d’espoir que ça change.

-          Moi, je me méfie des syndicats et je me fous de ce qu’ils disent. Mon beau-frère s’est renseigné dans sa boite, et il m’a dit que la direction devait nous reclasser, c’est une obligation légale. Donc, tout ce qu’ils nous disent, c’est du bobard pour les gogos.

Je crois qu’elle veut m’embringuer dans son déni, je ne lui dis rien de la validation de mes congés, qui signifie des choses claires sur notre situation. Je fais une moue de circonstance, mais je ne réponds pas.

-          Tu peux me croire, mon beau-frère, il en sait des choses, il est chef dans sa boite… Sinon, pour le moment, on ne sait pas s’il y a des volontaires ?

Voilà, on y est !

-          Ah non ! Moi, je ne sais rien. Tu sais bien que ce n’est pas à moi qu’on viendra se confier.

Laurence ne répond pas. Elle a compris qu’elle a choisi le mauvais cheval pour avoir des renseignements. On se dépêche de boire notre café, Martine nous observe avec des yeux qui pourraient nous descendre en flamme. D’ailleurs, le téléphone sonne sur nos postes, il est temps qu’on y aille, ça m’arrange, cette pseudo réconciliation commençait à tourner en rond. Toutefois, je remercie Laurence chaleureusement, je lui montre que j’apprécie vraiment son geste : il faut bien que ça se termine sur une note positive, sinon la journée va partir en sucette.

Je mets mon casque pour répondre à mon premier client quand je reçois un mail de Martine. Pendant que j’écoute mon plaignant d’une oreille distraite, je lis rapidement le message.

« Pourras-tu venir me voir ce soir avant de partir ? Merci. Martine. »

Eh bien ! J’espère que ce n’est pas à cause de la pause-café, elle ne va quand même pas me prendre la tête pour cinq minutes. Du coup, je suis déstabilisée, je ne sais plus ce que je fais, mon client s’impatiente, il attend une réponse mais je n’ai pas écouté. Et puis, je m’en fous :

-          Monsieur ? Vous voulez un avoir ?

-          Euh ! Oui ! Ça serait bien, mais j’y ai droit ?

-          Si je vous le dis. On vous reprend tout et je vous fais un avoir, ça vous va comme ça ?

-          Ah oui ! Merci beaucoup mademoiselle.

Voilà, l’affaire est réglée. Puisqu’on va fermer, autant faire les choses comme il faut maintenant ; finis les tractations et les règlements bidons. Je rembourse tout et rubis sur ongle. Mon taux de réussite a toujours été très bas, mais là, il ne risque plus de décoller.

J’enchaine tous les autres clients de la même façon, je me sens ivre de cette nouvelle liberté. Je me rends compte que j’aurais dû faire comme ça depuis longtemps, au lieu de continuellement baisser la tête pour me faire oublier. Cependant, mon attitude n’est pas celle des autres dans l’open-space, ils ont clairement levé le pied. Le téléphone sonne sur tous les postes, c’est la débandade.

Pendant la pause-déjeuner, j’essaie de sonder Laurence pour savoir si elle a reçu le même mail que moi. Je n’en ai pas l’impression, c’est curieux.

Tout l’après-midi va être hanté par ce rendez-vous mystérieux avec Martine, ce soir. J’avais envie de penser à Morituri, à mon dandy gothique, et non à cette folle perverse narcissique. Ben, c’est raté, elle occupe tout l’espace libre de mon cerveau.

Enfin, il est 17h. je pose mon casque, j’éteins mon écran. Je n’ai pas le temps de me lever de ma chaise, que je vois les autres décamper. Je ne les comprends pas, ils veulent tous rester, mais ils font comme s’ils étaient déjà tous virés. En fait, ils montent qu’ils sont contre le système, mais pendant des années, ils l’ont bien soutenu ce système, et je suis certaine que s’ils restent, ils retrouveront illico facto leur ancienne posture. C’est leur mentalité qu’il faudrait changer en urgence ; malheureusement, c’est trop tard. Ce n’est pas l’hypocrisie qui les étouffera.

Je ne m’inquiète quand même pas pour eux. Je range mes affaires consciencieusement pour une fois, le temps que tout le monde soit parti, je ne veux aucun témoin.

J’entre, un peu anxieuse, dans le bureau dont la porte est ouverte, Martine tape sur son clavier. Elle me fait signe qu’elle en a encore pour quelques secondes. D’un geste, elle me demande de fermer la porte et de prendre place en face d’elle. Donc, je vais avoir droit à un entretien, si je comprends bien. Elle continue de taper tout en me souriant. En voilà des mystères, me dis-je.

Enfin, elle relève la tête, elle bascule en arrière de façon décontractée, me signifiant qu’elle va parler.

-          Hélène ! Excuse-moi de te retenir après le boulot, mais il fallait que je te dise un truc. Il fallait que je te parle d’un sujet important.

Je retiens mon souffle, car à part m’annoncer mon licenciement, que je sais imminent, je ne vois rien d‘autre. Elle n’est pas amoureuse de moi, tout de même !

-          Voilà, tu t’en doutes, le service va fermer. Ce n’est pas encore décidé, mais il y a de grandes chances. Mais comme tu le sais, certains vont rester… La direction cherche une secrétaire bilingue, français/anglais, pour un nouveau service qui est en train de se créer… et j’ai pensé à toi.

Si mes yeux avaient pu sortir de leurs orbites, je crois qu’ils seraient loin à l’heure actuelle !

-          Tu as pensé à moi ? Tu ne te trompes pas ?

-          J’étais sûre que tu serais surprise, mais oui, il s’agit bien de toi. Tu es la seule qui maîtrise assez bien l’anglais, donc oui, pourquoi pas.

-          Eh bien ! Je ne sais pas quoi dire ! Quand faut-il te répondre ?

-          J’aimerais mieux maintenant, car la direction attend ma proposition.

Je suis masquée, je ne m’y attendais pas du tout. Je réfléchis à toute vitesse, j’ai envie de dire oui, mais j’ai aussi envie de me barrer de cette boite de fous. Cette proposition est une preuve supplémentaire qu’ils ne sont pas vraiment nets. N’importe qui d’autre mériterait cette place, mais pas moi. Pas une seule augmentation de salaire en dix ans, j’ai le taux de réussite le plus bas de tous mes collègues ! En fait, je suis tellement réfractaire que je me suis toujours demandé la raison pour laquelle ils me gardaient.

Martine attend ma réponse, elle a retrouvé ses airs de matrone du Troisième Reich. J’ouvre la bouche pour lui délivrer le fruit de ma réflexion :

-          Oui ! C’est d’accord !

Je ne l’ai jamais vu sourire avec autant de bonheur. J’ai l’impression d’avoir débloqué une situation inextricable… Elle pose ses mains sur son clavier, tape quelques mots rapidement :

-          C’est super ! J’envoie !

Le mail était prêt, il n’y avait plus qu’à y mettre mon nom, je présume. En tout cas, je me sens bien, j’ai accepté une requête de Martine, ça doit être la première depuis que je bosse ici. Je me sens soulagée et je ne sais pas pourquoi, c’est bizarre. Elle me libère, je quitte la place plus vite que je n’y étais venue, j’en oublie de la remercier pour la validation de mes congés, mais maintenant, ce n’est plus très grave.

Didier Kalionian – Le Blog Imaginaire © 2019

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