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Didier K. Expérience
15 novembre 2020

Pleshka - E.3/23

Pleshka 0

Si l’Arménie était officiellement une démocratie, vue de France, elle n’en avait que l’air et pas vraiment la chanson. En réalité, c’était une sorte de république bananière qui avait gardé les mauvaises manières de l’état policier de l’époque soviétique. La police arménienne était d’ailleurs réputée pour son efficacité et sa brutalité, que je n’avais pas du tout envie de découvrir... L’Arménie soviétique n’existait plus depuis 1991, mais la nouvelle République d’Arménie peinait à sortir de terre. Le pays vivait une grave crise économique, due en partie à l’implosion de l’URSS, à la guerre contre l’Azerbaïdjan, à la fermeture de la frontière arméno-turque par la Turquie. Ajouter à cela, la pression sans fin de la Russie qui faisait tout pour l’isoler et se rendre indispensable ; et de fait, elle l’était ; le pays était soutenu à bout de bras économiquement et militairement.

Justement, un bruit sourd de moteur d’avion venait tonner régulièrement dans nos oreilles. Je levai les yeux au ciel pour voir ce que c’était, mais je ne parvins pas à l’identifier. Devant mon étonnement, Lisa me montra du doigt d’où ça venait.

-          Regarde ! C’est là !

-          Qu’est-ce que c’est ?

-          Deux avions de chasse russes qui tournent nuit et jour autour d’Erevan. L’armée russe nous protège de nos ennemis, dit-elle en riant.

-          … mais qui nous protègera des Russes ? ajouta Yuri.

Les avions tournoyaient sans relâche laissant une trace de forme ovale dans le ciel. Seuls l’arrière des appareils étaient visibles.  

Lisa parla de tout et de rien le reste du chemin, elle employait un anglais-américain qui me surprenait ; je me contentais de dodeliner en guise de réponse, alors que Yuri n’était pas très loquace. Lui, observait les gens qu’on croisait, son regard était toujours en alerte, il vit que je l’avais remarqué : il me sourit pour me rassurer. J’avais très envie de parler avec lui, il m’intriguait, je n’avais pas de raisons de me méfier.

Cela ne faisait pas une heure que je les connaissais et pourtant, on discutait comme si on était amis depuis toujours : drôle d’impression. Cependant, j’avais le sentiment d’être dans un mauvais film d’espionnage. Quelque chose me gênait. Le fait que Lisa ait utilisé le mot « meurtre » me mettait mal à l’aise, je n’avais pas du tout envie d’être mêlé à une sale histoire à des milliers de kilomètres de la France…

Nous arrivâmes dans ce parc assez rapidement. Le poumon vert de la capitale n’usurpait pas son rôle, la fraicheur nous envahit d’un seul coup, car même s’il faisait beau, il faisait encore chaud et lourd en cette fin d’après-midi. Depuis mon arrivée dans le pays, l’odeur d’essence mal raffinée qui provenait des gaz d’échappement, me prenait à la gorge, la ville semblait fortement polluée à cause d’une circulation anarchique digne de New Dehli… Erevan ressemblait plus à une grosse ville de province qu’à une capitale, avec parfois un côté village inattendu : nous aperçûmes un troupeau de vaches qui passait près du parc. Dans quelle capitale occidentale pourrais-je voir ça ?

« Freedom Park » me rappela Central Park, les vaches en plus.

Lisa qui menait notre petite troupe, nous installa à une table sous les pins. Une dizaine de biergartens s’étendaient au gré des allées, comme à Munich. Des gens étaient attablés, jouant aux échecs, lisant le journal, savourant un café arménien ou une bière. L’endroit était paisible et surprenant, il me plut tout de suite.

Si Lisa était plus détendue, ce n’était pas le cas de Yuri, sa nervosité était palpable… Lisa fit signe à un serveur. Un long gars mince vint prendre notre commande, pantalon à pince froissé, les fameuses chaussures aux bouts pointus au cuir très fatigué, chemise blanche tirant sur le gris ; il avait l’air d’avoir fait la sieste toute la journée, il se trainait d’une table à l’autre. Lisa m’expliqua qu’il travaillait plus de dix heures par jour, six jours sur sept et qu’à force, la fatigue ne le quittait plus. J’appris que c’était le lot commun de nombre d’employés en Arménie. Ici, les gens s’usaient littéralement au travail depuis la libéralisation de l’économie.

J’avais laissé Lisa, mais là, j’avais envie de reprendre la main, ses digressions me confortaient dans l’idée qu’il se passait quelque chose de grave, mais qu’elle minimisait pour le moment. Avoir un ami en garde-à-vue n’est pas une partie de plaisir en Arménie… Cependant, je jouais le jeu :

-          Vous êtes arméniens ?

Comme je m’y attendais, ce fut Lisa qui attrapa l’appât :

-          Je suis arménienne, mais de nationalité américaine. Je suis née à Los Angeles. Je viens chaque année en Arménie pour les vacances, j’y reste deux mois minimum ou trois mois maximum. De toute façon, légalement, je ne peux pas rester plus.

-          Et toi, Yuri ?

-          Je suis né aussi à L.A. mais j’ai la double nationalité, ce qui me permet de rester autant de temps que je veux.

-          Tu ne ressembles pas du tout au type arménien que j’ai l’habitude de voir.

-          Je sais, on me l’a déjà dit. Je ressemble plus à un russe ou à un suédois, mais mes deux parents sont bien arméniens… Et toi ?

-          Moi aussi, je suis arménien, mais ma mère est française. En revanche, je ne parle pas un mot d’hayeren*.

L’atmosphère se détendit quelque peu. Lisa avait commandé des pintes de bières Kilikia et des chips Lay’s. J’étais un peu surpris de passer du café à la pinte, mais après tout, pourquoi pas, j’étais aussi en vacances. On trinqua comme de vieux amis qu’on avait l’air d’être déjà devenus, semble-t-il…

Je continuai mon interrogatoire discret.

-          Que faites-vous dans la vie ?

-          Je suis étudiante en journalisme, je me spécialise dans le cinéma. Et je passe une partie de mon temps en Arménie à faire des photos.

-          Moi aussi, je suis étudiant en cinéma.

-          … mais de quoi vous vivez quand vous habitez ici ? Si ce n’est pas indiscret ?

Ma question semblait les surprendre. Une fois de plus, Lisa prit la parole en premier, je trouvai curieux que Yuri ne réponde qu’ensuite.

-          Je vis chez mes parents, qui ont un appartement dans le centre, près de la Place de la République. Mais quand ils restent aux Etats-Unis, ils m’envoient régulièrement de l’argent. Tout le monde fait ça, ici. C’est pratique.

-          Moi, je fais des petits boulots par-ci par-là. Tu sais la vie n’est pas très chère ici. On se débrouille très bien avec peu. J’habite un studio à Erebouni que je partage avec Sasha… Et toi ?

-          Je travaille dans la grande distribution, ce n’est pas très intéressant, mais je vis bien.

Ils ne cherchèrent pas à savoir plus sur ce que je faisais à Paris. Je voyais bien qu’on tournait autour du pot. Mais de quel pot s’agissait-il exactement ?

-          Je loge à Cascade chez l’habitant. J’ai trouvé que ça pouvait être une expérience intéressante à vivre en Arménie.

Ils ne répondirent pas. Ils avaient même l’air déçu que je ne sois pas descendu à l’hôtel. Puis Lisa se risqua.

-          Tu n’es pas libre de tes allées et venues, alors ?

-          Ma logeuse habite en face de ma chambre. C’est un peu difficile d’échapper à sa vigilance.

Lisa fit la moue. Yuri soupira. Elle embraya sur un ton plus grave.

-          Il faudra qu’on te parle dans un endroit sécurisé, mais là, il faut qu’on parte. On se retrouve demain soir, ici, à la même heure, ça te va ?

-          Euh oui ! dis-je interloqué.

Ils se levèrent et me quittèrent séance tenante, sans finir leur consommation. J’étais surpris, je ne savais pas ce que je devais en penser… En tous cas, ils ne deviendraient pas mes guides.

Je composai un texto destiné à Varoujean, pour savoir qui était vraiment Lisa, Yuri et Sasha, mais le message refusa de partir : pas de réseau pour mon opérateur français ici.

*Hayeren, langue arménienne en arménien.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2019 - 2020

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